ÆON, La Nuit des temps : vol planant dans l’infini
« Les lois de la nature devraient être identiques dans tous les cas.
Sauf que non ».
ÆON : petit mot compact pour dire l’immense.
Aeon, ce sont les temps infinis, l’éternité. Pas le kronos, le temps mesuré, domestiqué, utile : non, celui des mystères, le temps niché au creux de nos organes et de nos connexions neuronales, le temps du jadis et de la nuit, des à-venir aux imprévisibles ramifications, le temps du rêve.
La compagnie 14:20 travaille depuis toujours cette matière, et « de ces expérimentations magiques et de ces interrogations est venue l’envie de (se) confronter à l’appréhension scientifique du phénomène », confie le metteur en scène Clément Debailleul. Ainsi, prenant place au 104 dans le cadre de la Biennale Némo – qui se propose de « tester la capacité des arts et des technologies à révéler ce qui nous est invisible, imperceptible ou indicible », elle a invité « physiciens, neuroscientifiques et biologistes à travailler autour de cette thématique du temps, intrinsèquement transdisciplinaire. »
Ce travail se noue autour de la personne de Michel Siffre, spéléologue et scientifique qui, depuis les années soixante, « en quête du temps humain, du rythme physiologique » expérimenta des réclusions volontaires de longue durée, passant de 2 à 6 mois seul, dans des gouffres obscurs, scrutant données physiologiques comme psychologiques. On entendra ici sa voix, et ses mots, restitués par d’autres voix, et mêlés à ceux de Virginie Van Wassenhove, docteur en neurosciences et sciences cognitives et Christophe Galfard, physicien et auteur.
Sur le vaste plateau presque nu, un homme, plutôt jeune, et robuste; une femme, plutôt âgée, et frêle. Immobiles (probablement). Il est sans doute Michel Siffre, en juillet 1962, seul sous ses 130 mètres de roches. Elle est peut-être sa mère, ou sa compagne, ou la compagne mythique du Temps, la déesse-mère, en tout cas une observatrice, une recueilleuse, une écouteuse. Elle a une présence discrète, légère et attentive.
Ils se mettent en mouvement avec des lenteurs de butô.
Une chorégraphie soyeuse et délicate un temps les réunira, l’homme et la femme, l’en-terré, l’en-roché et la témoigneresse, la protectrice, deux bulles jumelles portées par d’amples accords de violoncelle.
« Hors du temps
c’est le cerveau qui crée le temps »
Comme la compagnie 14:20 sait si bellement le faire, ombres et lumières sculptent l’espace et le temps.
L’univers sonore de grondements sourds de lointains tremblements de terre, sons aquatiques, roulements de cailloux au fond d’une rivière, battements de cœur se fait bousculer, ici par un électrophone qui l’instant d’une danse terrienne et libératoire diffusera un tube sixties, là par des percussions sourdes aux rythmes de rituels sans lieu ni âge.
Le mur de fond, large comme une falaise, au gré des métamorphoses de la lumière, se fait organique patte d’un éléphant centenaire, nappe épaisse de noir goudron fondu et plissé par la chaleur d’une canicule, ou froide glace d’acier griffé.
« J’avais l’impression d’être immobile,
et pourtant je me savais entraîné par le flux ininterrompu du temps.
Le temps était la seule chose mouvante dans laquelle je me déplaçais,
j’essayais de le cerner, et, chaque soir, je savais que j’avais échoué ».
Le corps solide et souple d’AragoRn Boulanger, témoin de la psyché déphasée et lucide de Michel Siffre, se dérobe, se débat au ralenti dans l’épaisseur de la solitude et du silence, dans la densité du temps, en une bouleversante danse défiant les lois de la nature, abolissant la pesanteur et la vitesse. Le corps troue la nuit souterraine pour y creuser sa place, y conquérir sa liberté et son apesanteur, se mouvant sous terre comme un astronaute dans sa capsule. Michel Siffre interroge sa perte de repères, Aeon lui répond par la magie, art majeur de la perte de repères.
Les gestes se distordent, s’étirent, s’atrophient, se rebootent, s’en-bouclent.
Il faut accepter ces errements, ces déplacements diffus et comme sans but, cette sorte de vide, une présence-absence. Manifestations de la désorientation, de la désorganisation mentale de Michel Siffre. L’écriture gestuelle, la chorégraphie se fait heurtée, il y a des saccades, des brusques accélérations, des frénésies sans objet, parfois brisées d’un arrêt, du début d’une chute qui s’abolira avant d’avoir pu se réaliser.
Un cercle descend, bouclé comme un symbole d’éternité. Des lumières crépitent, vont et viennent le long de sa courbure, sur les envoûtantes spirales sonores de Just (texte tiré du Cantique des Cantiques).
Il n’y a pas de « truc », pas de « tour », juste un homme qui danse, de la lumière, et des gens qui regardent.
Pas de truc, pas de tour, pourtant de la magie.
Un homme seul, un cercle de lumières, et surgissent mille états, mille êtres, mille gestes, simultanés, antérieurs, successifs. Il bouge et ne bouge pas, tel Alice aux pays des merveilles, il grandit ou rapetisse, son visage vieillit ou rajeunit en un éclair. Fascinante mise à nu de tous les « soi » d’un être.
C’est ce que fait la magie, depuis toujours : défroisser nos réflexes, ou plutôt les leurrer pour créer un espace impossible où tout devient possible. Pirater nos rigidités mentales, hacker nos certitudes, en user pour mieux les libérer, pour leur dévoiler d’autres réalités, des infinis inépuisables. La compagnie 14:20 porte cet art au plus haut, au plus subtil, là où il n’y a plus de virtuosité mais du sens, et du sensible.
Aeon n’a peut-être pas la haute densité émotionnelle d’un Wade on the water, qui nous avait coupé le souffle il y a quelques années, le sujet s’y prête moins, plus mental, moins affectif – et sans doute la création musicale fragmentaire ne favorise pas cette sorte d’abandon.
Mais c’est un spectacle exigeant, sensoriel et cérébral, d’une beauté minérale et hypnotique, d’une exemplaire adéquation entre la forme et le propos. Une expérience rare et précieuse. Les lois de la nature devraient être identiques dans tous les cas. Sauf que non.
Marie-Hélène Guérin
ÆON, LA NUIT DES TEMPS
Un spectacle de la compagnie 14:20
Au 104 jusqu’au 22 décembre 2021
Conception et écriture : AragoRn Boulanger, Clément Debailleul, Elsa Revol
Mise en scène : Clément Debailleul
Chorégraphie : AragoRn Boulanger – Lumière : Elsa Revol – Scénographie : Benjamin Gabrié
Textes : Christophe Galfard, Michel Siffre, Virginie Van Wassenhove
Voix : Marco Bataille -Testu
Collaboration scientifique : Christophe Galfard, Alice Guyon, Virginie Van Wassenhove
Avec AragoRn Boulanger et Armelle Bérengier
Photos © Clément Debailleul
A retrouver le 17 mai 2022 au Centre des Arts d’Enghien-les-Bains
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