Anéantis : à ventre affamé, monde cruel
Le rideau s’ouvre, et cela n’est plus si fréquent. Un ample et soyeux mouvement, qui dévoile une vaste chambre d’hôtel, « si luxueuse qu’elle pourrait être partout dans le monde », moquette profonde, fresque pompéienne, antiquement nue.
Iann et Cate, look chic gentiment débraillé, prennent possession des lieux. Couple bizarrement assorti, Christian Gonon est Ian, un peu usé, voix abîmée du cancer niché dans son corps de fumeur et dans sa vie de baroudeur, silhouette comme floue, incertaine; Elise Lhomeau est Cate, bien plus jeune, trop jeune, pimpante, une fraîcheur où l’on devine pourtant déjà une inquiétude, des duretés construites par les épreuves.
Des amoureux, des ennemis. Il s’enquille du gin au goulot, elle essaye de s’enivrer de l’odeur opulente du bouquet de lys blancs. Luxe, calme, et nausée.
La pièce à sa création en 1995 au Royal Court Theatre de Londres avait fait scandale, son autrice accusée d’incitation à la violence.
Un couple se retrouve dans une chambre d’hôtel trop grande, trop élégante, on y entend toutefois les bruits de la ville, une détonation isolée, du brouhaha de circulation. S’y passe la guerre qui peut se passer entre un homme et une femme; bientôt effacée par la guerre, la vraie : un soldat en armes surgit (Loïc Corbery, impeccable), une explosion détruit la fallacieuse volupté de la chambre, la peur change de camp.
Pourquoi télescoper de telle façon ces désastres, celui qui se vit dans l’intimité et celui qui secouent des peuples ? « le premier est la graine et l’autre est l’arbre », soulignait Sarah Kane lors d’un entretien avec Dan Rebellato en 1998.
C’était la première pièce de Sarah Kane, et Sarah Kane avait à peine plus de 20 ans, elle était sombrement, fougueusement romantique comme on peut l’être à 20 ans, elle avait la rage au cœur et appelait un chat un chat, et la merde la merde.
Ça ne fait pas dans la dentelle, en effet, plutôt dans le rugueux, dans la toile rêche des uniformes des soldats, dans les peaux griffées, dans les croûtes séchées, dans la crade nicotine collée aux fonds des poumons, dans la tripe malmenée, dans le verbe brusqué. Il y a des mots sales, des sons sales, pour dire la saleté. Il y a de la saleté, et de la dureté, parce que la guerre, entre les humains ou entre les peuples, c’est sale, et dur.
Et pourtant il y en a de la dentelle, de la finesse dans cet Anéantis. Simon Delétang, actuel directeur du Théâtre du peuple à Bussang, dans ses premiers spectacles « cherchait un état de sidération en proposant un rapport frontal à la violence et la sexualité ». Aujourd’hui, pour l’entrée de Sarah Kane dans le répertoire de la Comédie-Française, c’est par la rétention qu’il les aborde.
Sarah Kane indiquait en préambule que « les didascalies fonctionnent comme des répliques ». Par là elle voulait indiquer qu’elles étaient aussi impératives que des répliques, mais Simon Delétang a choisi de l’entendre au sens strict, et a mué les didascalies en répliques. Chaque moment d’intense violence physique ou sexuelle passe au creuset de cette alchimie, rien de ce qui est dit ne sera montré, tout est retenu mais rien ne sera édulcoré : ce n’est pas devant les yeux mais dans l’imaginaire de chacun que se déploieront ces abîmes. Et l’imaginaire n’a pas de paupière à fermer.
Ian, Cate, le soldat, eux, gorgent ces haines et douleurs de gestes lents, souvent plein de douceur et d’attention, de caresses esquissées. Distorsion hypnotisante entre ces moments comme suspendus et les images âpres explosant dans nos têtes de spectateurs sous la diction posée, presque tendre, de Sylvia Bergé, lectrice des didascalies et papesse du carnage.
C’est une pièce sur la voracité, la faim qui ronge, et l’urgence à rassasier les ventres et les âmes affamés.
« La violence n’est pas un accident de nos systèmes, elle en est la fondation » notait Slavoj Zizeck, cité par Sarah Kane lors d’un entretien avec Nils Tabert en 1998.
Les acteurs, Christian Gonon, Elise Lhomeau, Loïc Corbery, on peut bien sûr aussi citer Sylvia Bergé, présente par par la voix, ont la juste distance, l’incarnation sensible mais non sensationnaliste, l’impudeur contenue. Ils ne se laissent pas déborder par la puissance de leurs rôles mais les densifient de leur maturité de comédiens.
Ian, Cate, le soldat, ne sont pas aimables, pourraient être monstrueux, mais metteur en scène et comédiens, par cette écriture scénique sans complaisance, par cette direction d’acteur pleine d’acuité, ont su en faire des êtres humains. Cruels, fragiles, brisés, mais humains.
Une image beckettienne, comme un ironique reflet de la motte de terre d’Oh les beaux jours, jette au final une étonnante lueur d’espoir. Puisque la guerre pousse dans le cœur des hommes, mais que sur les cadavres poussent les fleurs.
Marie-Hélène Guérin
ANEANTIS
À la Comédie-Française jusqu’au 5 décembre 2021
De Sarah Kane
Mise en scène : Simon Delétang
Traduction : Lucien Marcha
Mise en scène et scénographie : Simon Delétang
Costumes et assistanat à la scénographie : Aliénor Durand
Lumières : Mathilde Chamoux
Musiques originales et son : Nicolas Lespagnol-Rizzi
L’Arche est éditeur et agent théâtral du texte représenté.
Photos @ Christophe Raynaud de Lage
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