Brefs entretiens avec des femmes exceptionnelles : Délirer-Devenir
Les procédés de la société du spectacle sont en jeu dans cette pièce où chaque femme exceptionnelle vient dire ce qu’elle est et ce en quoi elle croit. Un interviewer (Jean-Baptiste Tur), d’abord invisible puis lui aussi sur scène avec son micro, présente des femmes de caractère qui viennent nous parler de leur combat comme on l’imaginerait dans un speed-dating ou un émission en prime-time.
Derrière les cinq personnages que crée Joan Yago, traduit par Laurent Gallardo, un grand écran nous les présente avant qu’elles nous parlent. Côté jardin, la musique est sur scène et nous accompagne dans des rythmes électro-planants, qui se mêlent aux irisations des lumières et aux déplacements des corps dans l’espace scénique presque vide. Côté cour, des coulisses sur scène font se succéder les héroïnes qui viennent nous dire leur vérité. Ce décor est à lui seul une symbolisation de la mise à nue de ces cinq femmes qui se succéderont sur le plateau.
Joan Yago a su donner la parole à cinq personnages entiers, dans une langue sans détours, qui fait résonner leur vérité. Il y a la Barbie russe, Natalia Yoroslavna (Laurine Le Bris-Cep), mannequin, écrivaine, voyageuse astrale, quasi nue sous nos yeux, mais incapable de sourire. Puis vient la politicienne, Susan Rankin (Anna Bouguereau), qui ressemblerait presque dans son énergie à Marine Le Pen et le discours, si dans un premier temps nous paraît sans excès, glisse doucement vers le délire paranoïaque avec le port d’arme comme fer de lance. D’ailleurs, cette belle énergique porte le ceinturon avec, dans les reins, son flingue arboré comme un bijou sur sa robe rouge. S’ensuit le docteur en transhumanisme, Roberta Flax (Juliette Prier), qui nous prédit un avenir virtuel, sans chair, où nous iront en vacances dans le monde réel tandis que nous mènerons nos vies dans des ordinateurs. Elle ne répondra pas à la poignée de main que lui tend l’interviewer, sans doute trop pédante pour s’abaisser à un geste tactile. Mais ma préférence ira à cet homme d’une cinquantaine d’années, Rose Mary Powel (Etienne Jaumet), devenu une écolière de 6 ans, qui vit son délire et sa transformation dans la famille de sa psy et a comme meilleure amie la fille de celle-ci, qui a 8 ans. Déni de la réalité physique, déni de la réalité de l’âge, déni du genre, si ce n’était, encore une fois, si excessif pour nous faire rire, on pourrait presque dire qu’on navigue en plein dans notre société contemporaine. Et puis, pour finir, poursuivons le délire en nous recouvrant de bleu, c’est le cas de cette villageoise, Glena Pfender (Juliette Prier), qui vient rencontrer le présentateur avec sa concubine. Depuis qu’elle a perdu sa mère, sa peau exprime sa souffrance et ce n’est qu’en s’enduisant d’oxyde d’argent qu’elle se soulage. Le problème, c’est qu’elle est devenue bleue. Au-delà de l’anecdote, ce personnage nous montre son automédication jusqu’à s’empoisonner, sa réclusion, sa folie encore une fois. Et si elle est recouverte de bleu, elle est tout de même nue comme tous les autres personnages de Joan Yago.
Que nous dit-il de ces femmes en devenir qui s’exhibent ? Il nous renvoie à nous-mêmes, à notre désir de nous montrer, de refuser les déterminations, de mener sa vie comme on l’entend, d’en être la maîtresse. Le discours de tous ces personnages, plein d’assurance, tout à fait impressionnants, glissent à un moment ou à un autre dans le délire, dans un système de croyance. Que nous dit encore une fois Yago ? Que nous aurions besoin de croire quoi qu’il arrive, contre toute rationalité ? De nous enfuir dans des mondes qui n’existent que pour nous-mêmes en étant sûr de détenir la vérité ?
En tout cas, même si on rit beaucoup de tous ces excès, l’écriture de Yago et la manière dont il construit le discours de ces personnages exceptionnels nous renvoient à nous-mêmes et indéniablement à notre société en mutation.
Un spectacle d’1h15 très bien ficelé, sur un mode narratif fragmentaire, à voir sans restriction.
Isabelle Buisson
Brefs entretiens avec des femmes exceptionnelles
Au Théâtre ouvert jusqu’au 19 février 2022
De Joan Yago
Traduit par Laurent Gallardo
Avec Jean-Baptiste Tur, Laurine Le Bris-Cep, Anna Bouguereau, Juliette Prier, Etienne Jaumet
Direction artistique et co-création musicale : Gabriel Tur
Co-création musicale : Etienne Jaumet
Photos : Christophe Raynaud de Lage
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