En clôture de Séquence Danse au 104, une électrisante Tragédie

Le festival Séquence Danse 2023 au 104 s’est clôt par une magnifique ovation debout saluant la re-écriture, 10 ans après sa création, de l’emblématique Tragédie, qui avait concouru à faire d’Olivier Dubois un chorégraphe majeur.

Tragédie avait à l’époque saisi, retourné, uppercuté, soulevé le public. Lors du Festival 2012, dans la nuit avignonnaise, la place des Carmes résonnait aussi fort du gong tellurique qui ouvrait la pièce que des applaudissements qui explosaient en tonnerre, après un bref et intense silence, dont, même de l’extérieur du Cloître des Carmes qui accueillait le spectacle, on percevait la densité.
Dix ans plus tard, Olivier Dubois, dont on a récemment aimé Itmahrag, ré-écrit son magistral « poème chorégraphique », toujours pour 18 interprètes, dont une partie dansait déjà Tragédie à la création. Dans la salle se mêlent jeunes gens, qui étaient enfants ou adolescents quand naissait Tragédie, et spectateurs de plus longue date.

Une silhouette se détache de la pénombre, une autre, puis une autre, s’avançant du fond du plateau. Tou.te.s sont nu.e.s, d’une nudité si absolue qu’elle semble les revêtir.
Les voilà ces dix-huit humains, vêtus de leur seule nudité, fragiles et puissants, face à nous. Peaux mates ou claires rendues pâles sous la lumière blanche, muscles secs, parfois androgynes, bustes très droits, épaules dégagées, têtes hautes. Marchant, arpentant, découpant le sol de leur circulation géométrique.
Les jambes cisaillent l’espace, les corps cisaillent l’obscurité.
Comme des navettes sur un métier à tisser les danseur.euse.s se croisent et se recroisent, traçant un motif invisible, complexe et tenace.
Chorégraphie d’une radicalité frontale, dont la rigueur extrême est loin de l’apparente simplicité qu’on pourrait y voir. Exercice zen autant pour les interprètes que pour les spectateurs.

Les percussions abruptes compressent l’air, sur un rythme implacable, et ce rythme n’est pas celui de la marche, provoquant une altération étrange de la perception, une double pulsation à l’intérieur de soi. On en perd ses repères, hypnotisés par le mouvement faussement perpétuel et ses minuscules mais saisissantes ruptures, où les interprètes, isolément ou tout d’un bloc, marquent un infime suspens.
La lumière se dissout ou se resserre, le rideau de fils au lointain brouille la vue, transformant les silhouettes en ombres, les ombres en mirages, achevant d’égarer les sens.

La nappe sonore se densifie, l’entropie gagne, le désordre pointe, par frissons, hochements de tête, désarticulation ; qu’est-ce qui se passe quand on ne marche pas ? on jaillit, on tombe, on bondit, on court, on heurte. On interpelle, on trébuche, on sexualise, on tombe encore, on se relève. On s’amuse. On danse. Une danse physique, chaotique, comme déchaînée, animée de flux et de reflux, de dispersions et de regroupements, de souffles et d’apnées. Surgissent un ludique et vivifiant pas de bourrée, des rondes difformes de Hyeronimus Bosch, des sculptures grecques, des ballerines, des rugissements de fauves, des frénésies de dancefloor. Les hiératiques et quasi beckettien.ne.s arpenteur.euse.s prennent chair et folie – disons, une autre folie, non plus ce dépouillement fou, mais une sauvagerie folle.

De l’abstraction première, d’une pureté apollinienne, on bascule dans une bacchanale punk, sous un déluge de sons saturés, guitares électriques distordues, sang dans les veines grondant comme un éboulement de rochers. C’est comme une reprise de possession de soi. Le débordement d’une énergie furieuse. Une exultation. – Et je découvre ici que le mot « exulter » vient du latin exsultare, signifiant « bondir, sauter », ce qui est littéralement mis en jeu sur le plateau.
Quand la marche reprend, les peaux ont perdu de leur lunaire pâleur, les êtres ont gagnés de la souplesse – et du sourire.
On assiste, ou plutôt on l’éprouve, à un gigantesque mouvement de systole et diastole, contraction, relâchement – qui anime chaque séquence, mais qui structure aussi l’ensemble. Systole, diastole, contraction, relâchement : ce qui est nécessaire pour qu’un cœur batte, pour qu’un humain vive.
On se souvient qu’autrefois la danse et le théâtre faisaient partie des « mystères », des cérémonies secrètes en l’honneur des dieux anciens, on se souvient que l’art agit, que spectateur on ne fait pas que regarder mais qu’on vit aussi le spectacle.
Dix ans après, celui-ci a gardé toute sa vitalité, toute sa puissance, toute sa violente beauté. Et l’unanime et irrépressible ovation qui le salue en témoigne. Elle explose, et se prolonge, comme une façon de faire durer le spectacle, rendre aux artistes l’intensité reçue, garder encore pour soi le choc esthétique et émotionnel avant de le voir se diluer dans le retour à l’extérieur, maintenir encore un peu cette accélération du rythme cardiaque, ce surplus de vie que provoque une vraie rencontre.

Marie-Hélène Guérin

 

TRAGÉDIE, NEW EDIT
Vu en mai 2023 au 104
Un spectacle créé par Olivier Dubois
Collaborateur artistique Cyril Accorsi \ musique François Caffenne \ lumières Emmanuel Gary \ régie générale François Michaudel
Avec Youness Aboulakoul, Esther Bachs Viñuela, Nichola Baffoni, Taos B. Bertrand, Camerone Bida, Eve Bouchelot, Steven Bruneau, Marie-Laure Caradec, Coline Fayolle, Karine Girard, Steven Hervouet, Aimée Lagrange, Sophie Lèbre, Sebastien Ledig, Matteo Lochu, Sarah Lutz, Nicola Manzoni, Jean-Yves Phuong, Elsa Tagawa, Thierry Micouin, Mateusz Piekarski, Emiko Tamura, Mooni Van Tichel
Photos © François Stemmer
Une production Compagnie Olivier Dubois

Tragédie, ainsi que les autres créations de la compagnie Olivier Dubois, à voir en tournée, dates à suivre ici : https://www.olivierdubois.org/tournee/

Charlotte Piazza

Charlotte, d’après une histoire vraie

À l’âge de 20 ans, Charlotte Piazza, jeune femme embringuée dans un mauvais plan par de mauvaises fréquentations, est condamnée à une peine de 3 ans de prison ferme.
Elle y découvrira que là on n’est pas privé seulement de sa liberté. Intimité, santé, dignité, individualité, respect, droit du travail, ad libitum : plusieurs droits fondamentaux restent à l’extérieur des murs des prisons… La violence de la situation, les injustices et mauvais traitements, perturbent l’équilibre de la jeune femme, qui décompense une schizophrénie. Un an après sa remise en liberté, une crise l’amène à être internée sur ordre de la préfecture dans une unité fermée de soins psychiatriques, où on conditionnera sa sortie à l’administration d’un traitement aux effets secondaires très durs, le Xéplion, sans l’accompagner ni par des explications ni par des analgésiques. Pour échapper à la douleur, l’ultime évasion de Charlotte sera le suicide.

Sur la large scène nue et vide qui se peuplera des rêves, souvenirs, peurs et fantasmagories de la jeune femme, un petit recoin est pleinement habité de réel – lit, lettres en vrac, menus objets, poupée venue de l’enfance – encore proche, fringues en tas, cabas, poste radio. C’est dans cette bulle de désordre, dans cette « boîte noire » comme elle appelait sa cellule, que vivra devant nous Charlotte, jusqu’à ce que la frontière entre l’espace mental et l’espace concret ne s’efface et que Charlotte ne quitte sa bulle pour se mêler aux personnages qui hantent son esprit.
Julia Beauquesne, qui porte le personnage de Charlotte, et surtout sa folie, avec beaucoup de pudeur et de sensibilité, se tient fort justement en équilibre entre la fraîcheur de la jeunesse et l’opacité d’une gravité venue trop vite, avec les épreuves. Elle est entourée par Lilou Lefranc et Laetitia Lemaire, incarnant joliment – entre naïveté et instants de grâce –, la mère et l’enfant-Charlotte invoquées en esprit par la jeune femme. Rémi Picard a l’ingrate charge de représenter tout ce qui enferme et brise Charlotte, démons intérieurs comme figures extérieures de l’ « ordre » (moral, médical…). Chloé Delest, concrète, émotive, incarne avec une belle densité Gina, l’amie, la « sœur de cellule ».

La mise en scène exploite parfaitement l’espace du théâtre du Nord-Ouest, jouant des niveaux et des profondeurs de champs, des dégagements et des escaliers, sous des lumières qui découpent et structurent élégamment l’espace.
Malgré quelques maladresses, c’est un spectacle digne et poignant, traversé d’étincelles de poésie, qui rend un bel hommage à Charlotte, jeune femme qui avait des talents et des envies, à son combat pour la vie, ainsi qu’à toutes les victimes des institutions carcérales et psychiatriques.
Un hommage d’autant plus touchant que c’est sa mère, Patricia Piazza, actrice et autrice, qui le porte à nos regards et à nos cœurs. On imagine les forces qu’elle a dû rassembler pour transformer cette épreuve en œuvre, ce déchirement si intime en représentation publique.
S’appuyant sur les lettres, les notes, les croquis, ses propres souvenirs de moments partagés ou de conversations avec sa fille, elle compose un texte vibrant, qui sait tenir à distance le pathos pour laisser place à la vie, avec ses douceurs et ses ombres, ses joies et ses cruautés.
C’est l’histoire de Charlotte, mais, en arrière-plan, c’est aussi l’histoire d’une mère qui a perdu sa fille de trop de façons ; et qui lui redonne l’espace et la lumière où elle n’aurait pas dû cesser de vivre.

Marie-Hélène Guérin

Charlotte Piazza-affiche

CHARLOTTE
Un spectacle de la troupe Les Filles de Gaïa
Au Théâtre du Nord-Ouest
Une pièce de Patricia Piazza, d’après l’histoire vraie de Charlotte Piazza
Avec Julia Beauquesne, Chloé Delest, Laetitia Lemaire, Rémi Picard, Lilou Lefranc
Costumes Anne Poitral | Lumières Elvire Flocken-Vitez | Musique Dinah Ekchajzer, Magali Goblet, Nicolas Rayappa

À retrouver à partir d’octobre 2023 dans ce même théâtre,
plus d’infos ici

Herculine Barbin © Pierre Planchenault

Herculine Barbin, Archéologie d’une révolution : la grâce des demi-teintes

l y a 150 ans ou presque, un médecin parisien, appelé pour constater un suicide, découvre dans une triste chambre du Quartier Latin le corps sans vie d’Abel Barbin. Le corps sans vie, une lettre adressée à sa mère, et un manuscrit.
Quelques années plus tard, il confie ces Souvenirs à un confrère, Ambroise Tardieu, qui en publie en 1874 de larges extraits dans Question médico-légale de l’identité dans ses rapports avec les vices de conformation des organes sexuels. Un siècle plus tard, Michel Foucault redécouvre ces mémoires, les ré-anime et les ramène à la surface de cette fin de XXe.
Dominique Valadié, en 1985, les portera à la scène, sous la houlette de Françon. Au début des années 90, j’en ai vu une adaptation par Brigitte Foray, dans le beau théâtre à l’italienne de Chambéry. C’est Laura Benson qui incarnait Herculine/Abel. J’ai le souvenir d’un spectacle saisissant, sombre, sec et tendu.

En ouverture du texte des Souvenirs, Ambroise Tardieu note : « Les combats et les agitations auxquels a été en proie cet être infortuné, il les a dépeintes lui-même dans des pages qu’aucune fiction romanesque ne surpasse en intérêt. Il est difficile de lire une histoire plus navrante, racontée avec un accent plus vrai, et alors même que son récit ne porterait pas en lui une vérité saisissante, nous avons, dans des pièces authentiques et officielles que j’y joindrai, la preuve qu’il est de la plus parfaite exactitude. »

Herculine Barbin © Pierre Planchenault

C’est le corps sans vie d’Abel Barbin qu’on a trouvé et autopsié. Mais c’est Herculine qu’elle était née, grandie avec le surnom affectueux d’Alexina, et c’est Camille qui, âgé•e de 25 ans, rédige ses souvenirs.
C’est jeune, 25 ans, pour écrire ses mémoires. C’est jeune mais iel a déjà traversé le miroir et vécu plusieurs vies. C’est jeune, iel le sait, mais se sait aussi dans l’urgence. Je note « iel », le pronom n’existait pas il y a 180 ans, est-ce qu’il-elle l’aurait utilisé, on ne peut que supposer. Iel accorde les adjectifs tantôt au féminin, tantôt au masculin – « je suis née », « j’ai souffert, seul ! », « on me voyait comme son amie, alors que j’étais son amant » ; et s’est choisi un prénom de narration épicène, comme une réconciliation.

Catherine Marnas nous fait entrer avec une grande douceur, et beaucoup de délicatesse dans cette vie tourmentée.

En fond de scène, un écran alanguit des ombres de dunes, comme une échographie, une macrographie, un paysage indéchiffrable, lent et vaguement familier.
Un homme vêtu de noir, une bribe de plancher, des fantômes de lits, une bassine d’émail, des bruissements d’eau.
Bientôt l’étrange paysage ondulant va laisser place à des images patinées, nous projetant dans un autre rythme, un autre temps, d’autres lieux. Architectures, cour d’un pensionnat, enfants jouant, cornettes de religieuses et robes de demoiselles, arbres et voûtes, noir et blanc, sépia ; frissonnent dans l’air quelques notes presque liturgiques. Il y a quelque chose de rêveur, une mélancolie tranquille.

Herculine Barbin © Pierre Planchenault

Née en 1838, Herculine Barbin a été assigné.e femme, par négligence, ignorance, inconscience. Un médecin consulté en raison de douleurs à l’aine, causées par un testicule non descendu, stupéfait, l’enfer est pavé de bonnes intentions, a voulu réparer l’erreur par une autre erreur, faisant basculer d’Herculine en Abel, de jeune fille institutrice de 20 ans, aux traits un peu durs, aux joues couvertes d’un léger duvet, amoureuse et amante de la belle Sara, institutrice comme elle au pensionnat d’Archiac, confrontée, comme il se doit, aux abus de pouvoir des inspecteurs de l’Académie, en un jeune homme doté d’une voix menue, « armé de [sa] seule faiblesse et de [sa] faible expérience des choses ».

L’homme en noir va rompre sa solitude et faire place à Herculine. Elle était étendue, silencieuse et immobile dans un lit de blanc vêtu. Dans ce dévoilement, il y a beaucoup de douceur et de tendresse. La levée d’une absence, les retrouvailles avec l’enfance solitaire et calme.

L’homme en noir, c’est Nicolas Martel, masculinité flexible, gestuelle précise et précieuse, peut-être une rémanence de Michel Foucault, exhumant à nos yeux Herculine/Abel et ses souvenirs comme le philosophe a exhumé le texte des archives où il dormait. Il fera du drap qui couvrait Herculine un drapé antique, une robe élégante, la vêtira, dévêtira, lui passera son costume d’homme, accompagnant toutes ses métamorphoses de la chorégraphie légère de ses mains attentionnées. Il apporte de la malice et de la complicité. On l’entendra parfois dans quelques chansons aux sonorités décalées, Le 3e Sexe d’Indochine ou Les Pensionnaires de Verlaine devenant lieder aux sourdes orchestrations, d’un charme envoûtant.

C’est Yuming Hey, artiste singulier et charismatique qu’on avait aimé dans Un garçon d’Italie, qui prête son androgyne beauté, sa grâce touchante et rare à Herculine. Homme, femme, les deux et ni l’un ni l’autre, de genre fluide et de talent subtil, il ne force jamais la note, toujours juste et sensible. Il s’impose comme une évidence pour interpréter Herculine/Abel, première personne à avoir changer de genre à l’État civil en France, jeune être en perpétuel devenir.

Leurs deux voix parfois se mêleront, se superposeront, comme une voix à deux tons, hybride et se faisant écho à elle-même.

Herculine Barbin © Pierre Planchenault

Déclarée femme mais non-femme, déclaré homme mais non-homme, Camille a subi les assignations que la société et la médecine lui ont imposées. L’amour partagé avec sa consœur Sara lui a accordé un temps où la question de son genre ou de son sexe était abolie, noyée dans l’affection, effacée par la tendresse. Le corps médical s’en est mêlé, et puisqu’il faut être défini, si testicule il y a, homme il y a. Mais être un homme ne réparait pas l’erreur première d’assignation. Intersexe, entre l’une et l’autre, pas l’une puis l’autre. Intersexe, que son époque et son monde a poussé à se penser comme échouant à vivre les rôles de femme puis d’homme qu’on lui destinait.

Comme la vie d’Herculine/Abel, le spectacle est déchiré en deux par un cri de douleur et de rage qui brise le cœur. Et c’est la gorge nouée qu’on entend le rapport d’autopsie, la litanie poignante des anomalies physiologiques, de toutes ces petites distorsions du corps qui ont fait qu’Herculine Barbin aura eu besoin de tant de prénoms, de tant de pronoms, sans réussir à se rassembler – multiple et changeant•e, à être un•e, à être soi suffisamment pour continuer à vivre.

Par l’incarnation retenue et intense de Yuming Hey, par la partition de Nicolas Martel en contrepoint délicat, par l’élégance et la bienveillance de sa mise en scène, par la poésie de la scénographie et de la création sonore, Catherine Marnas offre à Herculine comme une consolation, comme une nouvelle peau après la plaie, fine et sensible mais reconstruite.
Cela pourrait être un manifeste, pour le Neutre (Roland Barthes le dit « fuite élégante et discrète devant le dogmatisme, bref le principe de délicatesse », et cela va bien à ce spectacle), pour la transidentité, l’entre-deux, l’acceptation de la complexité, de l’indéfini, du souple et du mouvant.
Ce n’est pas un manifeste, c’est du théâtre, là où le théâtre ouvre plus grand l’horizon, là où le théâtre dit le monde et les âmes.
Un spectacle utile, profond, pudique et violent, beau comme une perle baroque, dont c’est l’étrangeté qui fait la richesse, et la douceur la puissance.

Marie-Hélène Guérin

 

Herculine Barbin : Archéologie d’une révolution
Au Théâtre 14 jusqu’au 3 décembre
D’après Herculine Barbin dite Alexina B. publié et préfacé par Michel Foucault
Adaptation Catherine Marnas et Procuste Oblomov
Mise en scène Catherine Marnas
Avec Yuming Hey et Nicolas Martel
Avec la complicité de Vanasay Khamphommala et Arnaud Alessandrin
Conseil artistique Procuste Oblomov | Assistanat à la mise en scène Lucas Chemel |Scénographie Carlos Calvo | Son Madame Miniature | Lumière Michel Theuil | Costumes Kam Derbali
Photos © Pierre Planchenault

on n'est pas là pour disparaître © Christophe Raynaud de Lage

On n’est pas là pour disparaître

Au Théâtre des Halles, en ce moment, brille une pépite, précieuse, aux froids et doux reflets de nacre : On n’est pas là pour disparaître. Un spectacle puissant qui s’insinue dans l’esprit et y creuse un chemin profond, porté par l’insaisissable et saisissant Yuming Hey.

On démarre sur une fausse piste, comme un polar. En fond de scène, sur un vaste tulle blanc, se projettent en phrases incisives le déroulé de ce qui semble un fait divers, une date, des coups de couteau, une tentative de meurtre, une victime, un coupable ? L’interrogatoire policier dérive et nous entraîne ailleurs, vers d’autres interrogations.

On n'est pas là pour disparaître © Christophe Raynaud de Lage

« À l’asile où il est placé, monsieur T. attend, ou plutôt il ne sait pas qu’il attend. »

Monsieur T. est atteint de la maladie d’Alzheimer. Monsieur T. est dépossédé de lui-même, de son intériorité, de son futur, de son passé par la maladie de A.
De son présent même. De ses mots, de ses liens.
Aux phrases nettes, lettres blanches sur fond noir, qui nous apportait faits et informations sur le crime, sur la maladie, succède un étrange et beau paysage vidéo (création Justine Emard), évoquant de l’imagerie médicale aussi bien que des territoires mouvants et rhizomiques, où l’on sent qu’il est facile et risqué de s’égarer. Nous entrons dans l’espace mental de monsieur T., dans les méandres du cerveau altéré et de la vie brouillée de monsieur T.

Noir. Lumière. Apparaît Yuming Hey qui se fait narrateur, enquêteur, monsieur T., la femme de monsieur T, le corps médical.
Débit de mitraillette, murmure fébrile, cheveux ras, la silhouette comme son jeu : fine et souple.
Comme il faisait vivre à l’intérieur de sa chair et de sa voix les multiples strates d’être d’Herculine Barbin (m.e.s. C. Marnas), il se fait porte-parole, porte-sens, porte-sensation des un•e•s et des autres protagonistes avec la même justesse, la même acuité. De Monsieur T. il se laisse traverser par la logorrhée entre folle lucidité et déroute éperdue ; à madame T., broyée et solide, il donne une concentration toute en retenue ; aux autres personnages il prête la bonne distance.

Pieds ancrés au sol, il a le corps statique mais mobile – voix, expressions, tension du corps, rythmes, regard, tout se meut et s’ajuste au gré des personnages. La métamorphose est minimale mais saisissante.
Yuming Hey a une maîtrise remarquable de son art, sa virtuosité de chaque instant jamais ne passant devant la finesse et la sensibilité de son incarnation.
Il se fait ombres et lumières, poursuivant de son jeu délicat la belle qualité d’absence de jugement qu’on trouve dans le texte.

On n'est pas là pour disparaître © Christophe Raynaud de Lage

« Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est,
de ne pas pouvoir nommer les choses »

Dans la mise en scène limpide et tendue de Mathieu Touzé, tout concourt à densifier la représentation. La création lumière rigoureuse de Renaud Lagier et Loris Lallouette, atmosphère blanche, crue, d’hôpital, est troublée de projections vidéos très évocatrices, alternant séquences de chiffres, lettres, mots, pendant les voix off, ou ombres fluctuantes, comme des lumières sous des branchages, pendant les monologues ou les soliloques des personnages. Quelques notes de guitare, sèches, sourdes, comme trois coups de théâtre, comme des battements de cœur, happaient le spectateur dès l’ouverture du spectacle. Rebecca Meyer accompagnera en direct ce voyage d’une guitare électrique hypnotique, rôdant en sourdine ou égrenant des mélopées discrètement répétitives.
Rien ne surligne, ne paraphrase, tout est écho, caisse de résonance, amplificateur.

Il y a de la violence dans ce texte, dans les profondeurs de l’égarement de monsieur T, dans le désordre qu’il crée autour de lui. Pourtant, échappant salutairement à tout pathos, l’adaptation du texte de la passionnante autrice Olivia Rosenthal par Mathieu Rouzé laisse place à un contrepoint piquant, porté par la voix (off) ample et presque rieuse de Marina Hands, qui s’amuse de la liste des maladies portant le nom d’un médecin, ou propose d’un ton badin de petits exercices cruels… « Imaginez que vous ne puissiez pas ne pas oublier une personne de votre entourage. Qui oublieriez-vous ? »

« Il m’oublie.
Je me demande s’il peut se servir de la maladie pour avoir une vie neuve,
avec des moyens limités, certes, mais une vie légère », dit madame T.

On n’est pas là pour disparaître nous plonge dans les interstices entre ce qui reste ancré et ce qui s’enfuit. La maladie n’est pas une fin, la maladie est un mouvement. Monsieur T. a des peurs et des envies. Monsieur T. a en lui de la mort, et de la vie.
« On n’est pas là pour disparaître », rugit monsieur T. Non, vraiment, on n’est pas là pour disparaître. Et c’est dans un mouvement de vie que ce spectacle poignant et lumineux nous entraîne.

Marie-Hélène Guérin

On n'est pas là pour disparaître © Christophe Raynaud de Lage

ON N’EST PAS LÀ POUR DISPARAÎTRE
Au Théâtre des Halles, du 7 au 26 juillet
Un spectacle du Collectif Rêve concret
D’après le roman d’Olivia Rosenthal
Mise en scène et adaptation Mathieu Touzé
Avec Yuming Hey
Musique live Rebecca Meyer
Et avec la voix de Marina Hands, de la Comédie-Française
Assistanat à la mise en scène Hélène Thil, Thibaut Madani | création lumière Renaud Lagier et Loris Lallouette | création vidéo Justine Emard
Texte publié aux éditions Gallimard
Photos © Christophe Raynaud de Lage

Le Premier Sexe à Avignon-Reine Blanche : un joyeux manifeste du masculin pluriel

Maman lui promet : « Toi aussi plus tard tu tromperas ta femme et tu la feras souffrir ». Papa le rassure : « J’aurais dû être PD comme toi. Mais les nichons m’auraient trop manqué ». Élevé par une « armée d’amazones », grandi entre des hommes pas souvent admirables et des femmes jamais admirées, pas facile de trouver sa place au masculin quand on « ressemble à Charlotte Gainsbourg dans L’Effrontée (si elle était vilaine et grosse) ».
« Le Premier Sexe », en écho au « Deuxième Sexe » de Beauvoir, dont il reprend les étapes pour structurer son seul-en-scène, en une allègre tentative de déjouer la grosse arnaque de la virilité.
 

© Marie Charbonnier

Mickaël Délis questionne masculinité, misogynie et homophobie, étaye son propos des réflexions de Bourdieu, Beauvoir, Héritier… d’une écriture vive, savante et pleine d’humour, dans une mise en scène modeste et élégante – un acteur, un tabouret, un texte, une lumière précise, un tableau noir pour en ap/prendre plein les zygomatiques, un trapèze pour s’envoler.
Se prenant comme sujet d’observation, il remonte le chemin de sa construction. Bambin-fillette, ado complexé, jeune homme tiraillé entre l’homophobie subie et son propre rejet des effeminés, jusqu’à l’adulte devant nous, corps, esprit et jeu déliés.
Autour de lui, des personnages pittoresques, joliment incarnés, chéri.e.s, famille… et – non des moindres – son psy, présent à intervalles aussi réguliers dans le spectacle que dans son agenda… Autant de soutiens ou de baffes qui l’ont fait avancer dans son acceptation de soi, sa compréhension de sa singularité comme de son appartenance à des grands schémas psychosociologiques.

Un spectacle d’une grande honnêteté dans son introspection sans fards, et d’une joyeuse intelligence. On se réjouit de sa fraîcheur et son acuité, de sa vitalité généreuse.
Dernière à Avignon ce soir, à guetter en tournée. On attend avec impatience et curiosité la suite en 2024 !

Marie-Hélène Guérin

 
 

LE PREMIER SEXE
De et avec Mickaël Délis
Mise en scène Mickaël Délis, Vladimir Perrin, collaboration artistique E. Erka, C. Le Disquay, E. Roth, collaboration à l’écriture C. Larouchi, lumière J. Axworthy

« Pupo di zucchero » : la flamboyante et poignante danse macabre d’Emma Dante

Un vieillard scrute une pâte à pain, grommelle tout seul – cette satanée pâte ne lève pas, dodeline du chef et en lâche son chapelet. Trois jeunes Parques perchées au-dessus de son épaule guettent son dernier souffle, le sourire serein de qui a bien accompli sa tâche quand la tête vénérable s’effondre (raté pour cette fois ! Le vieillard pique du nez pour un roupillon et les trois demoiselles en sont toutes dépitées).

Telles les déesses latines présidant aux destinées humaines, les trois brunes entourant notre brave papi sont sœurs, ses sœurs, Rosa, Primula et Viola, l’une priait l’autre dansait la troisième chantait. Elles faisaient tout ensemble. Le typhus les a emportées d’un même mouvement.

La pâte à pain, c’est pour préparer le « Pupo di zuccaro », la poupée de sucre en napolitain. On est le 2 novembre, c’est la fête des morts. Dans le sud de l’Italie, la veille on dresse une table, on y dispose quelques victuailles appétissantes autour d’un Pupo di zucchero, statuette de sucre colorée. À la nuit tombée, les défunts viendront s’en régaler et en contrepartie déposeront quelques cadeaux pour les enfants.
Emma Dante, palermitaine, enfant de ces traditions païennes autant que des deuils qui ont jalonné sa construction, aime cette tradition. On y lit un double mouvement, des vivants vers les morts, des morts vers les vivants, chacun nourrissant l’autre, tressant les nœuds des souvenirs pour que ce qui fait une famille traverse les strates du temps.

« Le 2 novembre est le seul jour de l’année
où il y a un peu de vie dans cette maison »

En une joyeuse et violente ronde, vont débouler ceux qui composaient la famille du vieil homme.
La maison se meuble, chacun amène son fauteuil, son lit, sa table, et sa propre langue.
Le père, qui plus tard prendra la mer et le large, lit le journal, les sœurettes jouent, le brutal oncle Antonio alterne coups et douceurs sur son épouse Rita, qui se croit aimée, tantôt fuyant la main méchante tantôt se jetant dans les bras cajolants, le fiancé espagnol de la fille aînée plastronne et roucoule…, la mère – française, « la seule du quartier », juronne à tout va, et pourchasse le vorace cadet qui pique des biscuits dans le placard à provision – un marmot ivoirien « qu’un navire chargé de doux amour a déposé dans ses bras », consolant la mamma du départ de son bien-aimé époux.
Toute une vie domestique, familière : car tout morts qu’ils soient, c’est bien de la vie que ces fantômes trimballent avec eux. Les souvenirs des êtres aimés défunts sont toujours des souvenirs de vie, alors ces retrouvailles d’outre-tombe sont aussi animées que la vie l’était.

Emma Dante et ses interprètes, tous formidables d’intensité et de justesse, en font une fête parsemée de musiques, de bavardages, de cris et de rires.
Les belles voix aigrelettes, un peu nasales, des chants traditionnels (on reconnaît La Carpinese, tarentelle de la région des Pouilles) donnent ce frisson venu de loin, d’il y a longtemps, ainsi chantaient les grands-mères de nos grands-mères et quelque chose de nous s’en souvient et s’en émeut. Il y aura aussi du piano et des cordes en tempêtes sombre de tango, en mélodies nostalgiques ; il y aura des danses, modern jazz à paillettes, sarabande déchaînée ; il y aura de la joie et du chagrin, car tous ont vécu et tous sont morts.

Toute la famille est derrière le vieillard pendant qu’il met en forme son pupo, sa poupée de sucre. Le petit bonhomme de pain sucré bariolé comme un sapin de noël, dérisoire, kitsch et sacré, naît de leurs mains à tous, celles du vivant et celles des trépassés.
Quand il sera l’heure que chacun retourne de son côté, les défunts apporteront chacun leurs corps de mort, poupées magnifiques et décrépites, momies splendides et macabres, merveilleux travail du sculpteur Cesare Inzerilloqui. À l’image du spectacle, si poétique et vivace, d’une gaité désespérée mais tenace. C’est poignant et flamboyant.

Marie-Hélène Guérin

PUPO DI ZUCCHERO
Au Théâtre de la Colline jusqu’au 18 juin, en diptyque avec La Scortecata, du 17 au 28 juin
texte et mise en scène Emma Dante
librement inspiré du Conte des contes de Giambattista Basile
avec Tiebeu Marc-Henry Brissy Ghadout, Sandro Maria Campagna, Martina Caracappa, Federica Greco, Giuseppe Lino, Carmine Maringola, Valter Sarzi Sartori, Maria Sgro, Stéphanie Taillandier et Nancy Trabona
collaboration artistique Daniela Gusmano | costumes Emma Dante | assistanat aux costumes Italia Carroccio
sculptures Cesare Inzerillo
lumières Cristian Zucaro
traduction du texte en français Juliane Régler | surtitrage Franco Vena
coordination et diffusion Aldo Miguel Grompone

La séduisante « Suzanne » d’Emanuel Gat

Au 104, le toujours passionnant festival Séquence Danse, s’est ouvert cette année par une représentation d’un gracieux spectacle chorégraphié par Emanuel Gat pour huit jeunes interprètes du Inbal Dance Theater de Tel Aviv.
Sur les puissantes chansons mais aussi les mots, les silences et les brouhahas du public extraits d’un concert de Nina Simone au Philharmonic Hall de New York en 1969, Suzanne offre une danse toute en fluidité, tel un ruisseau courant et bondissant.
Sur un plateau nu lacéré d’un rai de lumière, vêtements souples et clairs, robes et pantalons ondulant indifféremment sur les corps des femmes ou des hommes, les danseurs s’animent au seul rythme de leurs souffles, du bruit de leur pas, des claquements de mains sur leurs corps, en une danse vive, rapide, en mouvements de groupe crépitant comme un chaos d’électrons – puis la pénombre se fait, des individus se détachent, l’apparent désordre se structure, des ensembles se dessinent, la concentration des spectateurs se densifie.
Les corps ploient, ondulent, les groupes se font, se défont, les passages au sol ne sont qu’une étape vers la remontée, les fermetures qu’un passage vers l’ouverture, même l’immobilité qui parfois arrête l’un ou l’autre ou rassemble un petit groupe n’a rien de figé et semble n’être qu’un moment du mouvement. Les interprètes se coulent dans la musique, n’essaient pas de la dominer, laissent la juste place à l’émotion qu’elle dégage, s’en nourrissent et lui apportent leur pulsation, leur élégance, leur vitalité, leur souplesse.
Un spectacle séduisant, enjoué, plein de charme et de délicatesse, de légèreté et de douceur.

Marie-Hélène Guérin

 

SUZANNE
Vu au 104 dans le cadre du festival Séquence Danse
avec le soutien du service culturel de l’Ambassade d’Israël
Chorégraphie et lumière : Emanuel Gat
Avec Noam Deutsch, Eshed Weissman, Yehonatan Sa’al, Itai Meir, Roni Faigler, Romi Cohen, Celia Mari’, Yaniv Oirech
Musique : extraits du concert de Nina Simone au Philharmonic Hall de New York en 1969

Répétitions : Tamar Barlev \ costumes : Omri Albo \ régie technique : Ilan Shalom \ technicien lumière : Rotem Elroy \ directeur général et artistique : Eldad Grupy
 

La Disparition : un jeu de piste labyrinthique et réjouissant du Groupe Fantôme

Le 1er février 2017, un enfant venu avec sa mère assister à la création théâtrale Le Lac, disparaît avant la fin de la représentation.

A PianoPanier on aime Clément Aubert, Romain Cottard et Paul Jeanson, les auteurs et interprètes de cette Disparition. On les suit depuis des années, ensemble ou séparément. On les a vu séparément dans Le Maître et Marguerite, Intramuros, J’ai couru comme dans un rêve, ensemble dans Idem ou encore Notre crâne comme accessoire. Ils ont l’esprit alerte, un jeu vif et très naturel, et une science aigüe de l’échange avec le public.
Ils nous invitent ici à un jeu de piste labyrinthique et réjouissant, une enquête autant dans les faits que dans l’intime, où l’on ne sait plus qui d’eux ou de nous aident les autres à retrouver ce petit garçon.

@ Constance Gay

Ils ont imaginé avec Heidi Folliet un univers dépouillé pour faire place à toutes les strates de leurs récits. À cour et jardin, deux longues tables, régie son, ordis portables, évoquent d’emblée la fabrication, l’artisanat du spectacle. Un cadre blanc structure le plateau, y crée de l’abstraction. Trois hommes jeunes, trois chaises, un verre, une gourde, une carafe. Trois hommes jeunes, trois hommes de théâtre nous parlent de leur rencontre, de leur travail. Puis de l’écho profond qu’aura sur eux la disparition, ou exactement l’annonce de la disparition de l’enfant, à l’occasion de cette représentation du « Lac » qui devait être le fruit de leur collaboration.
Le spectacle nous entraîne aux côtés des trois protagonistes dans leur traumatisme, à la lisière de la folie et de la violence, nous frottant à leurs peurs les plus profondes. Pourtant, c’est aussi un vrai parcours en leur compagnie vers la consolation, vers la quête de la joie et de la douceur.
Les trois hommes jeunes, les personnages, utilisent les prénoms des acteurs pour se nommer. Qu’est-ce qui est fiction, qu’est-ce qui est création ? « Faites semblant de nous croire, jusqu’à ce que ce soit le cas » nous suggère l’un d’eux, à l’instar de Blaise Pascal… Cette fausse conférence de presse se trouble encore d’incises qui embarquent les spectateurs dans d’étranges expériences collectives. On y goûtera la saveur d’une obscurité partagée, d’un chant à l’unisson, du récit d’un rêve qui se mêlera insidieusement à la construction du spectacle.

À Asnières a lieu la 11e édition du festival de la jeune création théâtrale, Mises en Demeure, rebaptisé cette année Mises en Lumière. La Disparition y partage l’affiche avec Vie sans moi et Les Enfants du soleil : courez y savourer ce spectacle-puzzle, protéiforme, inventif, déroutant, entre conférence de presse, expérience immersive et excursion quantique !
Il y aura, comme chez les vrais clowns, dont les trois lascars ont l’âme, de la poésie, de la profondeur, beaucoup de drôlerie, et autant d’humanité.

Marie-Hélène Guérin

 

@ Constance Gay

LA DISPARITION
Une création du Groupe Fantôme
dans le cadre de Mises en lumière, festival de la jeune création théâtrale
À voir au Studio|ESCA du 17 au 19 mars 2023
Conception et texte Clément Aubert, Romain Cottard et Paul Jeanson
Scénographie Heidi Folliet | Création lumière Stéphane Deschamps | Création sonore et musicale Colombine Jacquemont et Émilien Serrault | Construction décor Jean-Luc Malavasi
Photo en-tête d’article © Pauline Le Goff
Production Le Groupe Fantôme Coproduction Scène Nationale de Sceaux – Les Gémeaux Coréalisation Les Plateaux Sauvages Avec l’aide de la DRAC île de France et de la Mairie de Paris Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages Avec le soutien du Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis et d’ACME

Dicklove : « Corps poétique, corps politique »

Les Singulier.e.s, festival des « créations plurielles » invite chaque année à des voyages inattendus, à la découverte de formes atypiques et de personnalités rares. Les disciplines s’y croisent, s’y télescopent ou s’y métissent.

L’artiste de mât chinois Juglair, accompagnée avec une grande pertinence par le musicien Lucas Barbier, clôture en beauté cette édition avec Dicklove, spectacle transversal, transdisciplinaire, transgenre queer et réjouissant.

La scène-piste est lovée au milieu des spectateurs, c’est du premier rang qu’une voix légère et enjouée s’élève, pour quelques confidences d’enfance d’une écolière qui courait trop vite, et qui laissait toujours passer un ou deux garçons devant, parce que, quand même, « les pauvres ! ». Mais la jolie-voisine-toute-simple quitte les rangs des spectateurs, met les pieds sur scène et entame une folle succession de transformations, dont chaque étape contient toujours des traces des autres.

On rit beaucoup. Car Juglair, joueuse, taquine nos repères, bouscule les genres, glisse de l’une à l’un, de l’un.e à l’autre en un mouvement de bassin, un déplacement d’épaule, et c’est un rire d’étonnement qui crépite dans la salle. Mais on jubile aussi de franches scènes de comédie – l’évacuation du Président par hélico pour fuir une horde de féministes en mauve (et de Gilets jaunes en gilets jaunes) est irrésistible !

On y est surtout intensément ému par la grâce et la beauté de quelques fragments, un lent tournoiement au mât chinois, un maquillage dont les spectateurs sont le miroir; on y est saisi par une transe électro, un pole dance acrobatique, une chanson hypnotisante ; on y est peut-être aussi troublé ou impressionné par la fluidité des métamorphoses de l’artiste.
« Je suis femme qui se déguise en homme qui se déguise en femme, femme qui se ressemble à un homme quand elle s’habille en femme, homme qui se déguise en femme, drag, personnage, une fiction, un clown, un danger, un rêve, ou toi, ou toi, … » Juglair, brouillant les frontières, est tout cela, successivement ou en même temps. Elle interroge son genre, son expressivité, mais avant tout notre regard, nos regards, aux un.e.s et aux autres, sur le genre.

Performance circassienne, théâtrale, intime et politique, manifeste festif pour la multiplicité, expression singulière, chant libératoire et inclusif, Dicklove est une fête du multiple, de l’altérité – celle des autres, et celles de soi. Ce n’est sans doute pas militant : c’est tout simplement nécessaire, vivant et joyeux !

Marie-Hélène Guérin

 

 

DICKLOVE
Vu au 104 dans le cadre des Singulier.e.s
Création et interprétation : Juglair
Création et interprétation sonore : Lucas Barbier
Regards extérieurs et dramaturgiques : Claire Dosso et Aurélie Ruby
 | création et régie lumière : Julie Méreau
 | construction : Max Heraud, Etienne Charles et La Martofacture | 
costumes : Léa Gadbois-Lamer
 | administration, montage de production, diffusion : AY-ROOP | remerciements à Marlène Rostaing, Jean-Michel Guy et Johan Piémont alias Luna Ninja
Photos © Aurélie Ruby

À voir au festival SPRING les 24 et 25 mars à Cherbourg (50)

Rambert aux Bouffes du nord : Perdre son sac, Ranger, aux deux extrémités de la vie d’adulte

Perdre son sac : la force d’un coup de poing rageur contre un mur
À 19h, on peut voir, interprété avec fièvre par Lyna Khoudry (déjà interprète pour Rambert dans Actrice, remarquée notamment pour son beau premier rôle dans Papicha), Perdre son sac, un court monologue, une diatribe lancée à la face du monde, où se jouent la colère contre le père, contre la société des pères – monde ultracapitaliste qui réduit une jeunesse fougueuse à l’esclavage des « bullshit jobs », contre l’abêtissement à portée de télécommande, mais aussi le sentiment amoureux comme arme de la lutte des classes, et la puissance du langage. C’est compact, touffu, on aurait aimé trouver plus de reliefs, de clarté et de complexité dans le texte comme dans le jeu, mais on peut aussi voir dans cette opacité monolithique la force désespérée d’un coup de poing rageur contre un mur.


Ranger : leçon d’humanité et de théâtre

Dans l’univers lisse, anonyme et chic d’une chambre d’hôtel de luxe, Jacques Weber (qui fut patriarche dans Architecture pour Rambert) s’empare avec maestria de la magnifique partition qu’il lui a composée.
De la puissance du langage, et du sentiment amoureux, il sera aussi question dans Ranger. De la singularité des êtres, de la façon de se trouver une place dans la société, de l’amour des pères et des mères. Ces récurrences traversent l’œuvre de Rambert, la hantent, y reviennent en discrètes allusions ou grandes lignes de force. Rambert n’apporte pas de réponse, mais confronte inlassablement ses personnages à ses interrogations.
On est à Hong-Kong, de nos jours. Dans une chambre immaculée, le grand écrivain est venu recevoir un Prix couronnant son œuvre, il est seul. Il est très seul, ou plutôt pas du tout : l’ombre de sa femme, morte il y a juste un an, l’accompagne. C’est à elle qu’il s’adresse, ils ont eu 55 ans de compagnonnage, un si long dialogue, ça ne s’interrompt pas comme ça. Mais un an sans elle, maintenant c’est assez.
« Ranger », ce n’est pas ce qui l’occupait durant sa vie, mais désormais, sa bien-aimée partie, il s’y attelle. Mettre de l’ordre dans les papiers, dans les souvenirs.
 
 

 
Le grand écrivain est fatigué de voir ce monde qu’il a rêvé plus beau, qu’ils ont rêvé de transformer, lui échapper, et ne pas être plus beau, plus en paix. Il est fatigué de ces combats menés en vain, et de l’absence de l’aimée. Ils ont été très amoureux, très complices, très insouciants, ont partagé la littérature, la drogue, les voyages, la politique, l’alcool, « un goût féroce pour la liberté ». Ils ont partagé la jeunesse et la vieillesse. « Deux choses que nous n’aurons pas trompées : notre couple et la littérature ».
Le grand écrivain ce soir a envie, besoin, d’encore une fois, comme autrefois, raconter sa journée à sa femme. Sa journée, et leur vie.
Avec une grande douceur, et une immense drôlerie.
Cachets, whisky, rail de coke, beaucoup de whisky, encore de la drogue… le grand auteur a choisi sa destination et son mode de transports. Mais rien de sordide ou d’amer en cela, Rambert sait alléger le tragique de tendresse et d’humour, et sa mise en scène de velours tient le glauque à distance. La modernité clinique de la chambre se réchauffe de quelque objet chargé de couleur ou d’affection – baroque bouquet de rose, ours en peluche venue de l’enfance de sa femme, bouteille de whisky mordorée, des pénombres enveloppantes rompent la lumière crue, de délicates parenthèses musicales sont subtilement tressées au récit. On écoute avec le grand auteur fatigué, salle et scène plongées dans la même nuit et la même attention, une chanson d’Aznavour ; sur un Stranglers suave et sépulcral, il danse, à nouveau jeune, souple, léger, d’une élégance chaloupée. Instants de grâce dans un spectacle intense.
 
 

 
Une lettre d’amour sera lue, la première lettre de leur histoire. Était-elle belle ? sans doute. Mais, au fond, c’est des décennies qui ont suivi qu’elle est belle. Voilà un cadeau précieux que de voir cela sur une scène, ce que le temps apporte de beauté à la vie, sachons en gré à Pascal Rambert.
C’est un texte d’une grande maîtrise, aux moirures changeantes, aux ombres fluctuantes, entre folle légèreté et tendre gravité qu’il a inventé pour Jacques Weber. Et de son grand corps qui a vécu, de sa voix au grain de rivière charriant des cailloux, l’acteur déambule dans sa chambre d’hôtel comme dans les mots de Rambert, avec une puissance lente, des gestes denses, une incarnation d’une évidence palpable.
Ranger, c’est un chant d’amour et d’adieu pudique et poignant, une immersion dans une intimité large comme un monde. Jacques Weber a de la retenue et de la générosité, une présence magnétique, la malice qu’il faut pour que le grave reste léger. Une leçon d’humanité et de théâtre.

Marie-Hélène Guérin

 

PERDRE SON SAC
Aux Bouffes du Nord à 19h jusqu’au 18 février
2023
Texte, mise en scène et installation Pascal Rambert

Collaboration artistique Pauline Roussille
Régie générale Alessandra Calabi
Régie lumière Thierry Morin
Répétitrice Hélène Thil

Avec Lyna Khoudri

RANGER
Aux Bouffes du Nord à 21h jusqu’au 18 février
2023
Texte, mise en scène Pascal Rambert

Collaboration artistique Pauline Roussille
Création lumières Yves Godin
Costumes Anaïs Romand
Espace Pascal Rambert et Aliénor Durand
Répétiteur José-Antonio Pereira

Avec Jacques Weber

Photos Louise Quignon