Tiens, prends ça dans la gueule

On sait pourquoi Harold Pinter a obtenu le prix Nobel de Littérature en 2005. Célébration est une pièce très particulière, elle donne à penser, même si l’on ne le veut pas, vient nous titiller les profondeurs et nous place dans un no man’s land et un hors temps qui pourrait être ici et maintenant et nous renvoie à quelque chose qui est « Entre les actes » pour citer Virginia Woolf, à un aspect fragmentaire, discontinu, chaotique, brisé.
Le texte de Célébration nous montre l’incommunicabilité d’une jeunesse immémoriale, de sa violence et de ses frustrations.

L’histoire est simple et pourrait se dérouler en Angleterre comme ailleurs, là où translate, d’un soir à l’autre, la jeunesse dorée à travers l’Europe. Dans un restaurant des plus hype se retrouvent, d’un côté deux couples pour fêter l’anniversaire de mariage de l’un d’entre eux et de l’autre, un couple d’amoureux qui fête une promotion. À travers le fil discontinu du texte, on se rend vite compte que les amis sont de vraies hyènes. Le couple qui fête son anniversaire est composé d’une femme frustrée que son mari n’aime pas et qui lui impose sa violence physique. Les attitudes corporelles de la comédienne (Orane Pelletier) nous montrent toute la violence rentrée de cette femme, la manière dont son corps s’est peu à peu fermé à toute communication, la manière dont elle fait barrière –toutes les postures, chez tous les comédiens, sont calculées au millimètre, jusqu’à former des archétypes. Quant au mari, c’est un butor, conseil en stratégie, comme son frère présent, qui ne rêve que de baise, que de prendre, mais surtout pas avec sa femme qu’on imagine trompée allègrement, il est quelque part entre la violence du désir et le mal incarné. C’est un animal qui cherche d’autres animaux femelles pour assouvir ses pulsions. A l’autre table, un couple se retrouve pour fêter une promotion avec des conversations là aussi tout aussi décalées. On découvre vite que l’homme a des pulsions étranges et incontrôlables, tandis que la femme, vit, elle aussi, avec la partie la plus archaïque de son cerveau et s’aime en animal irrésistible mais victime de la violence et du pouvoir des hommes.

La mise en scène est formidable, rien n’est laissé au hasard, tout est tableau, image, cadre recomposé, à-plats puis déchirures, temps suspendu et tension extrême, le tout avec des morceaux de musique destroy ou des chansons populaires italiennes qui voudraient nous faire croire à la dolce vita. Un tableau est particulièrement impressionnant et bien que situé presque à la fin de la pièce, il fait définitivement adhérer, dans son entièreté, à cette comédie grinçante, si on avait eu des doutes : les personnages figés immobiles sur et autour d’un canapé. Les deux animaux sexuels côte-à-côte, se sont rassemblés au cours de la soirée, lui s’échoue sur elle avec ses dernières forces et elle, le maintient près de son ventre ou de son sexe, posture maternelle ou délirium sexuel, on ne sait plus trop, ils dorment ou somnolent, tête et corps abandonnés, presque disloqués. Les autres assistent à ce rapprochement, cette aimantation, sans agir, comme des statues ou des témoins à tout jamais silencieux ; des confettis projetés et embarqués dans une soufflerie s’échouent eux aussi sur le couple comme une neige ou plutôt une cendre mortuaire, celle du grand-père du serveur du restaurant qui va, depuis le début de l’histoire, de table en table, pour raconter l’élucubration d’une généalogie inventée à son grand-père qui aurait connu tout le gratin littéraire, hollywoodien et politique des années 20 aux années 40. Ce tableau est renforcé par une musique électrique de fin du monde hypnotisante et des lumières dans les rouges qui ajoutent au caractère de fin de parcours et de décadence de ces individus et de leur soirée.

On notera le soin apporté aux costumes qui donnent envie d’être élégants et aux masques de poudre comme des visages rongés –mais n’en dévoilons pas davantage, pour réserver la surprise- ainsi qu’au jeu millimétré et impeccable des comédiens.
On ne sort pas indemne d’une pièce d’Harold Pinter. Il faut savoir là où l’on en est du bien et du mal en nous. On pourrait penser à La Noce chez les petits bourgeois de Bertold Brecht en assistant à cette représentation, mais les monstrations de perdition nous emmènent au-delà d’une considération sur la bourgeoisie et affirment une modernité dans la forme, tant du texte que de la mise en scène, qui nous surprend et nous emporte.
A voir, si l’on aime avoir de bonnes surprises au théâtre et se sentir réveillé.

  Isabelle Buisson

Célébration
A l’affiche du Théâtre de Belleville du 5 au 28 avril
Texte : Harold Pinter
Mise en scène : Jules Audry
Avec : Quentin Dassy, Francesca Diprima, Léa Fratta, Faustine Koziel, Orane Pelletier, Garion Raygade, Ulysse Reynaud, Marco Santos et Florence Vidal

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