J’ai pris mon père sur mes épaules : une épopée d’aujourd’hui

Fabrice Melquiot (de lui, on en avait aimé M’man, mis en scène par Charles Templon ou récemment Maelström, mis en scène par Pascale Daniel-Lacombe), avec J’ai pris mon père sur mes épaules, répond à une commande d’Arnaud Meunier, nouvelle étape dans leur collaboration déjà riche. Avec L’Enéide en affluent, il “ré-invente une odyssée”, une fable-fleuve qui charrie le monde d’aujourd’hui et les coeurs fragiles et puissants des humains.

Une haute façade, immense, grise, aveugle, opaque. En fond de scène, on voit les murs nus du théâtre, structures de métal, béton cru et réaliste. Anissa – Rachida Brakni, silhouette fine, jeu sans fioritures -, s’adresse aux spectateurs. Le théâtre s’affirme, dans les mots, dans les murs, dans ce sol noir, brillant, miroitant, irréel, dans l’artifice manifeste. La scène est convoquée, comme on convoque un mystère, pour dévoiler la vie.

 

Anissa :
La scène représente mon cœur
Et les processus sombres
Et les processus magnifiques
Qui le font battre

 


 

Un séisme fait trembler les murs de la cité, les attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015 viennent de faire trembler une société, l’annonce du cancer du père fait trembler la vie du fils.

Dans ce monde qui semble s’effriter de toutes parts, Enée le fils va se faire “le cœur et les épaules” en portant la fin de son père. Car “c’est dans l’ordre. C’est écrit, tu es un fils, les fils voient mourir les pères. Et puis c’est pas triste, on a profité de tout, du beau et du cradingue. Je suis vivant et rien de ce qui est vivant ne peut être sauvé.

Fabrice Melquiot aime et sait donner la parole aux gens simples, à ceux aux destins sans emphase. Il met dans leurs bouches une langue vivante, magnifiquement vivante, mâtinée d’argots, parcourue de lyrismes.

Philippe Torreton – le père, Roch, malade tendre et bravache, Vincent Garanger – Grinch, l’ami de longue date, au cœur d’artichaut tatoué d’une fée Clochette, Maurin Ollès – Enée, le fils, un charme et un naturel à la Reda Kateb, sont remarquablement fins et sensibles dans leur interprétation; ils sont entourés d’une distribution pertinente et juste (Rachida Brakni – Anissa, celle qui aime le père et le fils; Frederico Semedo, Bénédicte Mbemba, Riad Gahmi – Bakou, Céleste, Mourad, la génération d’Enée, les amis qui rêvent d’ailleurs où la vue serait plus jolie et la vie plus solaire; Nathalie Matter – Betty, rencontre de hasard, main tendue). Dans leur jeu, direct, la poésie se niche avec évidence, sans afféterie. La mise en scène d’Arnaud Meunier, mobile et douce, fait circuler les êtres et les sentiments avec fluidité.

La façade close et majestueuse pivote sur elle-même pour découvrir les appartements en découpe. Simples, plus ou moins coquets, coquilles pleines de leurs habitants, leurs goûts, leurs rêves et leurs souvenirs. Au rez-de-chaussée, un kebab où l’on se retrouve en terrain neutre pour refaire le monde ou mater un match. Farce et tragique se mêlent, comme dans la vie… la crise de désespoir de Grinch, révolté de se voir arraché son ami par la maladie, crise incongrue et bouffonne, se termine dans un étrange et beau moment d’intimité, de don absolu.

 

Roch :
J’vais pas rien laisser,
j’ai pas grand-chose,
mais j’ai pas rien.

 

“Qui trop embrasse mal étreint” disaient nos grands-mères. Fabrice Melquiot dans sa générosité brasse large, et à vouloir tout englober de ces vies – le quotidien et les rêves, l’incompréhension d’un homme pour le ‘non’ une femme, la mobilité/l’immobilité sociale, la culpabilité, la puissance des amitiés, la perte, l’abandon et le deuil, le langage… – sans doute se disperse, la pièce y perd parfois en intensité.

Pourtant cette générosité humaniste infuse profondément l’âme de cette pièce, lui donne un élan vital. Beaucoup d’amour circule entre tous ces êtres, un amour qui prend des formes parfois étranges, monstrueuses, à force de ne pas savoir être dit, beaucoup d’amour qui fait d’un voisinage une communauté, une fratrie. Le monde est sans pitié pour des âmes trop friables ou des corps trop usés, mais l’affection, la solidarité, gonflent les cœurs, grandissent les êtres, et l’amour portera ses fruits.

Marie-Hélène Guérin

 

J’AI PRIS MON PERE SUR MES EPAULES
Au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 9 mars
Texte : Fabrice Melquiot
Mise en scène : Arnaud Meunier
Avec (par ordre d’apparition) : Rachida Brakni, Philippe Torreton, Maurin Ollès, Vincent Garanger, Frederico Semedo, Bénédicte Mbemba, Riad Gahmi, Nathalie Matter

Photos : Sonia Barcet
 

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