Jester Show : danser les deux pieds au bord du gouffre

Bientôt, ou maintenant.
La société, hébétée par la télévision, les loisirs et la consommation à outrance, ne songe plus qu’à se distraire. A Ennet House, centre de désintoxication, se croisent et s’entremêlent des personnages à la dérive…
Laurent Laffargue, dans le foisonnement du roman fleuve de David Foster Wallace, L’Infinie Comédie, dont Jester Show est la première adaptation théâtrale, s’est attaché au sujet de l’addiction.
 

“Le bruit d’un cerveau qui part en vrille”

 

C’est le grand cirque des toxicos, la valse des dopés, le barnum des excuses bidon, des manœuvres souterraines.
Les illusions perdues n’attendrissent personne, qui peut se permettre ce luxe ? La bande de blessés de la vie, la tribu d’éclopés est présentée comme à la foire. Une foire d’aujourd’hui : le plateau de télé, le show de télé-réalité, le grand déballage d’une humanité bradée. Sous les paillettes et les flonflons pop, un défilé des freaks à l’ancienne. Romantisme noir ? ahah, mais pourquoi donc ? Ratatata, roulements de tambours, voyez le bel Alfred, ou Bob, ou Stan, voyez notre cocaïnomane sans fournisseurs, admirez notre athlète de la fumette, notre avocat alcoolo au bout du rouleau, ne manquez pas notre sportif compétiteur dans l’âme, sur le podium dans l’invention de petits cocktails soporifico-stimulo-ludico-disloco-je te mets la tête à l’envers et le rythme cardiaque à 10000.
La galerie de personnages est sans pitié. Ça déboule au pas de charge, sous la houlette magistrale de la pétillante Pat. Deborah Joslin campe cette meneuse de revue avec une vivacité réjouissante. Baby doll sur-fauxcillisée, Doc’ roses au pied, fausses larmes de rimmel, la comédienne offre à sa MC-thérapeute un jeu très physique tout autant que rigoureux : comme une humanoïde sous acide dont les circuits grillés commenceraient à laisser transparaître quelque humanité.
 

Jester Show
 

C’est Antoine Basler qui joue la ronde des tox’ en désintox’. Les portraits sont acides, d’une crudité quasi documentaire; l’incarnation de Basler, puissante, maîtrisée, fait que ces pantins désarticulés prennent vie. Sa grande et solide carcasse se métamorphose, voix, regards : il donne corps à tous avec précision et justesse.
Et puis un miracle de théâtre survient. Un monologue que Laurent Laffargue rapproche de celui de Molly Bloom, à la fin de l’Ulysse de James Joyce. Un soliloque sombre, éperdu. Poor Tony l’héroïnomane sans héroïne est loin, loin dans les lointains de la drogue, loin aussi de la communauté des hommes, replié dans ses creux et ses failles. Qu’est-ce qu’il reste de l’humanité dans un homme quand il est si loin, où se niche-t-elle ? Antoine Basler, acteur en transe, chamanique, habité, livre une performance rare, de celles qui laissent hagards acteur et spectateurs dans un même serrement de cœur.

– Marie-Hélène Guérin –

 

Jester Show

JESTER SHOW
D’après L’Infinie comédie de David Foster Wallace
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Francis Kerline, traduction des notes Charles Recoursé,
publié aux Editions de l’Olivier pour l’édition en langue française
Adaptation, mise en scène, scénographie et costumes Laurent Laffargue
Avec Antoine Basler, Déborah Joslin

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