Jeunesse : Ça barde à la sainte-Barbe

Jeunesse est un spectacle formidable, métaphorique, transcendant, porté par la nouvelle ciselée sans aucune psychologie, si ce n’est l’idéalisme, du grand Joseph Conrad, par la narration tout en nuances du comédien conteur, Frédéric Gustaedt, et par les entrechats des jeunes chats barbus, qui dansent et sautent sur les mâts du bateau, sur lequel le spectateur est charrié.

Ce spectacle magnifique vous fera gîter et rouler, tant l’atmosphère vous place d’abord à l’arrière puis au cœur de la scène, devenue le pont de La Judée, le premier bateau sur lequel Marlow sera Second lors d’une traversée plusieurs fois avortée, vingt ans avant de nous la raconter, jusqu’aux effluves fleuris et sucrés de l’Orient. Le ton est sans appel dès que Marlow (comme Marlowe et Shakespeare ?) franchit le ponton, un recueil de Shakespeare en main, croisant les lettres de La Judée peintes sur la coque, la devise « Do or die ». Et c’est bien ce qui va se passer pendant toute cette traversée. Agir ou mourir…

La traduction et l’adaptation de « Jeunesse », par Guillaume Clayssen, mêle une superposition de vocabulaire actuel, contemporain, bienvenu, comme le mot « fringue » qui donne un coup de jeunesse à ce récit, à une conjugaison un peu surannée au passé simple et à l’imparfait.
Ce qui est formidable avec Joseph Conrad, c’est que le récit avance au rythme de l’action, de l’écope, du pompage, du gite, du roulage, du tangage, des mers lisses ou blanches d’écumes, de l’invasion des rats à bord, sans complaisances, sans considérations psychologiques, sans commentaires, on est littéralement embarqué pour cette traversée infernale qui sera la première de Marlow et la dernière de La Judée.
Le jeu et la narration de Frédéric Gustaedt sont tout bonnement époustouflants de nuances, de vérité intérieure, de variations, d’amusements, de susurrations et d’esclandres. On entend l’esprit cocasse de Joseph Conrad, qui s’arrêtent sur des moments épiques, burlesques, inattendus, comme le dernier gueuleton des marins à bord de La Judée, tandis que celle-ci brûle anéantie par l’incendie de sa cargaison. Pendant ce temps, Marlow, avec ses deux aides, attend, dans la chaloupe brinquebalée, que le capitaine inconsolable daigne quitter son navire et que les marins en aient fini avec leur gueuleton sous les flammes.

Le dispositif scénique est à la fois simple et compliqué, enfin que l’on juge simple par sa sobriété, son épure. Il est fait des mâts de La Judée, sur lesquels les acteurs circassiens, Raphaël Milland et Johan Caussin, parfois accompagnés de Samuel Mazzotti (son), également sur scène avec son matériel, évoluent acrobates comme des félins graciles, souples et agiles, dans une chorégraphie soutenue par une musique planante, chamanique ou électrisante, à l’évocation du meilleur du rock’n’roll des années soixante-dix. La création musicale participe aussi de l’ambiance et nous plonge à la fois dans la beauté, la dureté et la folie de la mer.
La création lumière, sortie tout droit d’un récit nuiteux d’un port insalubre, joue en rase-motte sans gélatines et tire du sol les ombres et les presque morts de La Judée.

Un spectacle où le face-à-face entre la parole et le corps nous saisit et nous donne envie de lire ou relire Joseph Conrad. Qu’auront voulu nous dire Joseph Conrad et Guillaume Clayssen, qui, c’est sûr, se sont compris ? Qu’on ne voit bien la vie qu’à travers les yeux de la jeunesse ? Qu’être marin est un métier de solidarité comme le sont les métiers du spectacle ?
Le Théâtre L’Echangeur, à Bagnolet, est très facile d’accès, tout prêt du métro Galliéni ou du bus 102, arrêt Charles de Gaulle. Sur place, vous pourrez dîner et boire un verre.
On espère que L’Echangeur prolongera la programmation de ce spectacle sans pareil.

 

JEUNESSE – adaptation de la nouvelle de Joseph Conrad
Au Théâtre de L’Echangeur, Bagnolet
Traduction et mise en scène Guillaume Clayssen
Avec Frédéric Gustaedt (Marlow alias Conrad), Julien Crepin (le capitaine, créateur lumière), Raphaël Milland (premier chat acrobate, équipage sur scène), Johan Caussin (second chat acrobate, équipage sur scène), Samuel Mazzotti (créateur son, équipage sur scène)
Jusqu’au 6 octobre 2018

Photo Victor Clayssen
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