La Cartomancie du territoire : lire l’avenir dans les plaies du passé

Dans le cadre du focus “Récits de vie” qui a nourri la programmation des Métallos cet automne, le Québécois Philippe Ducros pose ses bagages quelques soirs parmi nous. Occidental désorienté, Philippe Ducros colle aux basques du réel, et arpente le monde pour mieux l’interroger. Au retour d’errances lointaines, un jour il n’a plus trouvé le réconfort et la quiétude d’un chez-soi; en regardant “le grandiose de nos horizons”, il n’y a vu plus que la menace. Alors, comme il l’avait fait pour ses projets en Palestine, en Israël, en République démocratique du Congo, en Ethiopie et ailleurs, il a sillonné le Québec, à la rencontre de ses populations originelles, pour y chercher l’envers du décor, “ce qui se passe derrière les paysages”.
 


 

“La route 138
avec le silence comme miroir”

 
Le plateau des Métallos est large et nu, une modeste chaise, un petit poste radio vieillot attendent d’être utiles.
Une lente et douce ballade en langue innu résonne. C’est Kathia Rock, a capella. La voix haute et claire.
Des photos de plain pied, défilent, immenses sur l’écran occupant toute la largeur de la scène pour mieux nous immerger. Des maisons toutes simples, façades de bois peint devant lesquelles on s’attarde, puis plus tard le “grandiose des horizons”, les vastes paysages enneigés où le vent souffle et balaie les routes, les forêts infinies, les lacs gelés, les terres lacérées par l’exploitation minière, les autoroutes où les jeunes femmes autochtones rêvant d’ailleurs se font enlevées entre Nastasquan et Montréal.

Philippe Ducros a ramené de son périple des carnets de voyage, et fait de ses carnets du théâtre. Tenaillé par la nécessité de “tenter de sortir lui-même du legs générationnel”, il se tient là pour “conter les réserves, osselets rongés laissés par les colonisateurs”. Il y a là du théâtre documentaire, documentaire, oui, documenté, nourri de données, de connaissances et d’expériences; mais théâtre, tout de même. Force des interprétations, puissance de l’espace laissé ou non entre les êtres sur scène, netteté des déplacements, pertinence et beauté de la scénographie, magie d’une pénombre. Tout semble simple, et tout fait sens.
 

 

“L’écho de leurs mots”

 

Philippe Ducros est un conteur au corps et au regard posés mais au débit rapide comme un fleuve charriant trop d’eaux sales. Chiffres secs et durs taux de chômage, taux de suicide, taux d’incarcération.
Alternance des solo, duo, trio. Trame de la quête de l’auteur, chaîne des témoignages.
Deux fauteuils, confortables sans doute mais un peu usés, un homme est assis, une femme est debout. Marco Collin, Kathia Rock. Grands, corps solides, peaux mates. Natifs des Premières Nations, ils portent la voix de ceux qui ont témoigné, se sont confié, ont confié leurs histoires à l’écoute bienveillante de Philippe Ducros. Récits enchevêtrés des enfances blessées, disloquées, rendues muettes. Sait-on le déracinement, l’acculturation, oui, mais imagine-t-on la brutalité, la cruauté, peut-on seulement entendre, admettre ? On serre les dents, là-bas ou ailleurs, la colonisation c’est la domination, la domination, c’est le pouvoir de. Et quand on a le pouvoir de, on.

Les temps ont changé, mais le mal est fait, et les adultes d’aujourd’hui ont été des enfants arrachés à leur famille, jeter dans “l’horreur des pensionnats”, les viols routiniers, les coups “Quand on parlait mal le français. Quand on parlait notre langue. Quand on ne comprenait pas. Alors on se taisait”.
Et les vieux d’aujourd’hui ont été des adultes humiliés, qui ont appris la haine de soi, séparés de leur mode de vie, de leurs croyances et leurs mystères, sédentarisés, traités en mineurs, en sous-citoyens. Ils se souviennent qu’on opérait des stérilisations forcées sur les femmes, savent qu’ils n’ont eu le droit de voter aux élections fédérales sans perdre leur statut d’Indien qu’en 1960. Et même si on joue le jeu, si on se fait un semblant de place dans la société dominante, on reste le sauvage, on reste le confiné dans son lieu, dans son état. On gagne peu pour le beaucoup qu’on perd.

Pourtant, ce sont des “survivants”, pourtant les Premières Nations se relèvent; Philippe Ducros veut apprendre d’eux, les exsangues, comment “tenter de sortir du legs générationnel de ces aliénations”.
 

 

“Que les chamanes se lèvent,
que reviennent les caribous”

 

Ce spectacle, ce pourrait être la peau après la plaie. La blessure est toujours là, on peut y lire dans son épaisseur qui a frappé, y déchiffrer dans sa forme avec quels instruments elle a été infligée. Pourtant par endroit, les béances se referment, la chair se reforme. Ce n’est plus la peau d’avant, la peau sacrifiée, l’âme humiliée, c’est quelque chose de fragile encore, mais de régénéré, quelque chose qui témoigne de la blessure, et de la cicatrisation, de l’anéantissement, et de la reconstruction. Quelque chose qui témoigne du passé et du possible. Car devant nous, Philippe Ducros, Marco Collin, Kathia Rock, le fils des colonisateurs, les enfants des colonisés, se tiennent ensemble; et c’est cet “ensemble”, et leur courage et leur douceur qui hanteront la scène désertée et les esprits des spectateurs.

Marie-Hélène Guérin

 

LA CARTOMANCIE DU TERRITOIRE
à voir à la Maison des Métallos jusqu’au 16
texte et mise en scène Philippe Ducros
texte publié aux éditions Atelier 10
Avec Marco Collin, Philippe Ducros et Kathia Rock
traduction vers l’innu-aimun Bertha Basilish, Evelyne St-Onge
Images Éli Laliberté

photos de scène : Maxime Côté

Bande annonce – La cartomancie du territoire from Espace Libre on Vimeo.

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