Le Personnage désincarné à La Huchette : l’auteur, le personnage et le destin

 

« D’où parlez-vous ? Vous êtes en dehors ? »

Dans la petite et charmante salle de La Huchette, Arnaud Denis signe, pour sa première pièce en tant qu’auteur, un troublant thriller théâtral.
En pleine représentation, un personnage se révolte contre son auteur. Il refuse le destin qui lui a été tracé. S’engage alors un rapport de force entre l’écrivain et sa créature.
 
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Sur scène, un dispositif astucieux, emboîtement de portes s’ouvrant les unes sur les autres pour mener sur un au-delà du plateau ; manifestation simple et efficace du jeu du théâtre dans le théâtre qui va s’engager là sous les yeux des spectateurs – y jouant de bonne grâce le rôle… des spectateurs.

Le sujet et le procédé ne sont pas neufs – hier, en illustre prédécesseur, Pirandello et ses insatisfaits Personnages en quête d’auteur, aujourd’hui, en voisins quasiment, au « paradis » du Théâtre du Lucernaire, Monsieur Kairos*, où Yann Collette, voix douce, et Fabio Alessandrini (l’auteur, et aussi l’interprète pertinent de… l’auteur) tessiture plus basse, accent italien légèrement chantant – mêmes têtes nues, mêmes petites lunettes rondes, ombres de barbe, silhouettes presque jumelles, jumeaux aussi dans le doute comme l’entêtement -, donnent vie avec beaucoup de malice et de sensibilité à la confrontation entre un auteur de roman et son personnage – rétif, comme il se doit, à son destin.

Mais qu’importe l’innovation, Le Personnage désincarné parle de théâtre, de destin et donc de liberté, de création, de transmission, de pouvoir, d’amour, de mort, de peur de la mort : interrogations de toujours. Arnaud Denis, acteur séduisant, metteur en scène reconnu, nourrit son texte avec honnêteté de sa culture, de son intelligence, et des ses propres interrogations d’artiste – sans doute ; sans concession, il ne cherche pas d’échappatoires dramatiques, pas de fioritures, on reste concentré sur les questions centrales.
 
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Auteur et personnage : deux miroirs face à face

Dos aux spectateurs, deux silhouettes immobiles, une femme debout, côté jardin, un homme assis, côté cour. Du fond de la scène s’engouffre par l’enfilade des portes un nuage de fumée. Le jeune homme qui le traverse, déboulant essoufflé, en panique, voit son élan coupé net. Personnage de théâtre, il se fait tancer par son auteur, installé aux côtés du public. Le personnage est sorti de son rôle, de sa vie, du « cours des choses » – semble-t-il.

Semble-t-il, car ici tout est écrit, l’auteur le répétera à plusieurs reprises. Incrédulité du personnage face à sa conception, refus obstiné face à l’irréductibilité de son destin ; le personnage revendique même une autre identité, une personnalité plus fougueuse : « Vos mots m’ennuient, vous m’ôtez toute spontanéité »
Mais le doute du personnage, son rejet, tout est dans le « cours des choses », tout est écrit, texte imprimé en main l’auteur persiste à proclamer cette « réalité » au personnage.
Pourtant jusqu’où l’auteur est-il maître de la rébellion de sa créature, jusqu’où contrôle-t-il failles et fissures ?

Egoïsme contre égoïsme, celui de l’auteur qui soumet son personnage à la nécessité dramaturgique de son propos, contre celui du personnage qui refuse sa destinée. Pouvoir contre pouvoir : qui crée l’autre, qui façonne la vie de l’autre ?… Arnaud Denis fêle le miroir. Les reflets se difractent, rebondissent l’un sur l’autre – qui de l’auteur ou du personnage révèle l’autre ou l’expose, qui emprisonne et qui libère ?
 

Le Personnage désincarné 01 © Lot © Lot

Pour donner chair à l’affrontement : trois générations, trois talents

Marcel Philippot incarne l’auteur, et ce verbe ici n’est pas usurpé : acteur rompu à la comédie, il met ici sa maturité de comédien et d’homme au service d’un rôle presque austère. Evident, juste, investi, il apporte sa sensibilité au cérébral et cruel auteur, aux peines anciennes pétrifiées sous un rigide masque d’exigence et de dureté.
« J’ai vingt ans », dit le personnage, et Audran Cattin a l’âge du personnage, sa fraîcheur, sa spontanéité, sa fougue, son envie de vivre. Il lui offre son jeune talent, plus que prometteur, déjà d’une précision et d’une intensité qui donne des ailes à son rôle.
Grégoire Bourbier, tendre, pertinent, pugnace, interprète avec vivacité le régisseur, qui interviendra à plusieurs reprises, dans ou contre le « cours des choses », rappel du monde concret, du monde « humain », celui où ce n’est pas la question de la création et du créé qui prend le dessus mais celle de ce qui est ressenti, de ce qui est partagé, celle de l’empathie et du désir d’insoumission.
 

« Le théâtre répond à des règles très précises
que tout le monde ignore. »

On effleure, sans s’y égarer, la piste psychanalytique, le temps pour le personnage de s’inventer un fils, le temps pour l’auteur de souffrir de l’absence du sien, le temps pour un homme au cœur de chair de regarder, les yeux flottant au ras du public, par une fausse fenêtre, le souvenir d’un fils passer.

Qui gagne la bataille de ces combats de mots, de ses affrontements ? Monsieur Kairos au Lucernaire comme Le Personnage désincarné d’Arnaud Denis font la part belle au personnage, à l’œuvre, qui restera libre et vivante, même lorsque l’auteur, lui qui s’arroge droits de vie et de mort, lui qui est vivant, ne sera plus. Façon paradoxale et humble de saluer tout de même le pouvoir du créateur.
 

Le Personnage désincarné – spectacle vu le 28 octobre 2016
À l’affiche du Théâtre de La Huchette
Ecriture et mise en scène Arnaud Denis
Avec Marcel Philippot, Audran Cattin, Grégoire Bourbier

 

*Kairos – A l’affiche du théâtre Le Lucernaire jusqu’au 3 décembre – Écriture et mise en scène Fabio Alessandrini – Avec Yann Collette et Fabio Alessandrini
 

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