Il suffira d’un signe

Rarement le terme “d’expérience” aura été aussi juste pour qualifier un spectacle.
Car il s’agit bien d’une expérience à laquelle l’Odéon-Théâtre de l’Europe nous convie, en ouverture de sa saison 2017-2018 aux Ateliers Berthier.
Timofeï Kouliabine, étoile montante de la mise en scène russe, directeur de la troupe du Théâtre de la “Torche rouge” de Novossibirsk, s’est lancé dans un projet aussi incroyable qu’innovant : monter « Les Trois Sœurs » en langue des signes.

Il a embarqué dans ce projet fou toute sa troupe de comédiens qui ont, pendant deux ans, appris à communiquer en langue des signes et à restituer la force du texte d’Anton Tchekhov. Le résultat est saisissant.
Devant nous va se jouer une pièce que l’on a sans doute déjà vue plusieurs fois auparavant, mais qui, aujourd’hui, dévoile, par la grâce du parti pris de Kouliabine, des nuances subtiles qui nous avaient peut-être échappé.

три сестры (Les trois soeurs) , Timofeï Kouliabine, Odéon-Théâtre de l'Europe, Ilia Mouzyko, Anton Voïnalovitch, Klavdia Katchoussova, Valeria Kroutchinina, Irina Krivonos, Daria Iemelianova, Linda Akhmetzianova, Denis Frank, Alexeï Mejov, Pavel Poliakov, Konstantin Télégine, Andreï Tchernykh, Sergeï Bogomolov, Sergeï Novikov, Ielena Drinevskaïa, Critique pianopanire@Victor Dmitriev 

On connait l’argument, simple, des « Trois Sœurs ».
Ces trois soeurs Prozorov, ce sont Olga, Macha et Irina. Elles partagent un appartement en pleine campagne, avec leur frère Andréï et son épouse Natalia. Elles rêvent toutes de repartir à Moscou. Olga, l’aînée, est célibataire et s’épuise en dispensant des cours au lycée voisin. Macha, la benjamine, est mariée à Kouguiline et voit l’arrivée du lieutenant-colonel Verchinine bouleverser sa vie. Irina, la cadette, n’a qu’une envie : rentrer à Moscou. Elle doit composer avec les nombreux prétendants qui la courtisent, dont le sarcastique capitaine Soliony.

On suit l’évolution de ce petit monde, dans la promiscuité du grand appartement que cette communauté partage, au gré des allers et venues des personnages, des peines et des émotions de chacun, des espoirs nourris et des exaltations de tous.
La petite musique tchekhovienne s’entend, paradoxalement, à merveille dans cette version en langue des signes. C’est là toute la magie de ce spectacle, qui nous permet “d’entendre” ce chef d’œuvre comme jamais auparavant.

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« Cela fait longtemps (…) que je caresse l’idée de monter un spectacle qui soit dépourvu de son, ou plutôt qui prive le public de la perception des mots » – Timofeï Kouliabine

Il faut, au début du premier acte, apprendre à entrer dans ce spectacle.
Le spectateur peut être déstabilisé, à devoir jongler entre les sous-titres et à identifier “celui qui parle”, car les repères habituels de la parole ont d’un coup disparu.
Mais si l’on réussit à concentrer son attention sur ce qui se joue devant nous, et à s’abandonner dans l’originalité de cette proposition, on percevra alors les variations nouvelles de cette œuvre magistrale, révélées par l’audace du parti pris de Kouliabine.
Soudain, le texte devient d’une limpidité frappante, l’émotion nous submerge.
Car si la parole est absente, les sons, eux sont omniprésents. C’est une assiette qu’on frappe sur la table. C’est une porte qu’on claque. C’est un lit qu’on soulève. Tout est ainsi au service d’un texte dont on (re)découvre la pureté.

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La scène de la déclaration d’amour de Soliony à Irina devient déchirante. La progression de l’histoire d’amour entre Macha et Verchinine, au milieu du “tumulte silencieux” de l’appartement collectif, saute aux yeux. Les scènes collectives, qui sont souvent des morceaux de bravoure de mise en scène dans les pièces de Tchekhov, sont absolument épatantes. On pense à la scène de danse, où chacun suit sa propre partition et son propre rythme, forcément désynchronisé de la musique. On pense à la scène du repas, où le cadeau offert à Irina – une toupie musicale – donne lieu à une image très forte dont on se souviendra, parmi celles qui sont le sel des très grands spectacles.

Il faut aussi parler de la belle scénographie de Kouliabine, qui a choisi astucieusement de représenter toutes les pièces de l’appartement des Prozorov sur le plateau, en « tombant les murs », comme autant de barrières supprimées entre les êtres, mais en les délimitant par des lignes au sols. Il y a du rythme, de la beauté et beaucoup d’énergie dans ce spectacle porté par 14 comédiens absolument formidables.

On regrettera peut-être le parti pris très radical du 3ème acte, qui se joue en grande partie dans la pénombre, à la lueur des lampes de poche, au gré des coupures de courant provoquées par l’incendie qui ravage la ville voisine. Il est demandé au spectateur un effort supplémentaire pour saisir les nuances d’un acte où tout va se jouer, et qui précipite les protagonistes de cette grande pièce dans le désespoir de la fin de leurs utopies et la rancœur du retour à un quotidien étriqué.

Mais au final, on sort de ces quelque 4 heures de spectacle avec le sentiment d’avoir assisté à un moment de théâtre unique, qu’il faut voir, ressentir et… entendre.

(три сестры) LES TROIS SOEURS
À l’affiche de l’Odéon-Théâtre de l’Europe du 5 au 15 octobre 2017 (19h30)
Une pièce d’Anton Tchekhov
Mise en scène : Timofeï Kouliabine
Avec : Ilia Mouzyko, Anton Voïnalovitch, Klavdia Katchoussova, Valeria Kroutchinina, Irina Krivonos, Daria Iemelianova, Linda Akhmetzianova, Denis Frank, Alexeï Mejov, Pavel Poliakov, Konstantin Télégine, Andreï Tchernykh, Sergeï Bogomolov, Sergeï Novikov, Ielena Drinevskaïa
En langue des signes russe, surtitré en français et anglais

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