My body is a cage : le stimulant « cabaret de la fatigue » de Ludmilla Dabo

La voix d’un chanteur populaire désabusé scande sur des rythmiques terriblement « années 80 » « le jour se lève, et j’ai très mal dormi, des images se bousculent dans ma tête, mais je m’en fous ». Une boule à facette, une DJ/guitariste bottée de satin dorée qui sautille en cadence derrière ses platines, des rampes de projo : l’ambiance est à la « party ».
 

 
Majestueuses, emperruquées comme des drag-queens, perchées sur des talons de 12, quatre femmes rejoignent la DJ, investissent le vaste plateau, diverses, peaux noires, pâles, hâlées, corps vastes ou menus. Si on en a la curiosité, on apprendra d’elles qu’elles sont nées en France, au Congo, en Pologne, en Serbie. Qu’elles sont comédiennes mais aussi et entre autres : chanteuse/metteuse en scène (Ludmilla Dabo), céramiste (Anne Agbadou-Masson), chanteuse (Alvie Bitemo), musicienne /metteuse en scène (Malgorzata Kasprzycka), compositrice-musicienne (Aleksandra Plavsic)…
Histoire d’anéantir définitivement d’un grand coup de talon bien placé l’idée farfelue de « La Femme ». Sœurs de joies et de soucis, mais riches de leurs unicités.

C’est Ludmilla Dabo – vue et aimée par PianoPanier dans Sombre Rivière, remarquable plus récemment dans Une femme se déplace de David Lescot -, qui joue avec brio la meneuse de revue; mais toutes ont autant de talents, d’allant, de justesse et de puissance.
 

 
Ludmilla Dabo a choisi la malice et la bonne humeur comme portes d’entrée pour aborder ce thème peu glamour, la fatigue, celle qui nous fait « épuisées, vannées, kaput, H.S., sans nerfs ».
Elle a le bonheur d’avoir un métier et une vie qui la passionne mais le plaisir et la jouissance ne tiennent pas à distance éternellement l’épuisement. Et cette fatigue – sensation si commune et si personnelle -, pour l’interroger, la dépiauter, en faire le tour, avec ses compagnes de scène elle l’empoigne à bras le corps et la jette toute crue dans les flammes du cabaret pour en faire un feu de joie crépitant. Le plateau est envahi de rythme et de bagou, de chansons cocasso-réalistes et de chorégraphies burlesques, les spectateurs pétillent et frétillent.

« Et c’est le bal du travailleur
Celui qui dès le matin
Ouvrage son corps jusqu’au lendemain
Oui c’est le bal du travailleur
Tu bosses, tu donnes, parfois tu trimes
Même quand ton désir est minime
Mais ce n’est pas toi qui te coltines
Les pires tâches pour quelques centimes »
(extrait du spectacle)

Une belle interprétation, sobre, vibrante, de My body is a cage – un sombre vieux blues inventé par de mélancoliques rockeurs de notre siècle (Arcade Fire, 2007) tranchera net en deux le spectacle.
La rupture est sèche et poignante. Les femmes de la nuit se défont de leurs atours, perruques, talons, robes de fête s’amoncellent au pied de leurs chaises. Se défont aussi de leur vitesse, leur sueur, leur fougue. Sur la voix profonde d’Alvie Bitiemo, chantant a capella une ample mélopée dans sa langue natale, les femmes se laissent glisser dans le silence de longues robes blanches, troquent la pulsation contre la douceur, la litanie des épuisements contre le chant des besoins et des baumes. Dans ces chants, on suspend son souffle pour un moment de grâce.
 

 
Il (m’)aurait fallu peut-être plus de liant, moins d’accumulations, plus de narration, moins de démonstrations, pour que vraiment l’objet théâtral nous accorde sa plénitude, ne laisse pas comme une légère frustration, une sensation d’avoir « entendu parler » du sujet plutôt que d’y avoir plonger corps et âme en compagnie de ses pourtant talentueuses porte-paroles.
Mais ne boudons pas notre plaisir et ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Le sujet a de la profondeur, évoquer la fatigue, c’est bien sûr évoquer le travail, la pression sociale, l’estime de soi, la sociologie et l’anatomie, le quotidien et la métaphysique. Et si Ludmilla Dabo n’a invité que des femmes à partager le plateau, c’est aussi parce que le boulot (ou le pas-boulot)-métro-dodo a encore trop souvent un poids particulier pour la gent féminine. Comme depuis ses marges on déchiffre en creux un monde, depuis ses fatigues on peut lire une humanité.
 
Bateleuses gouailleuses, chanteuses aux voix solides et charnelles, danseuses fluides, comédiennes émouvantes, les cinq artistes font don de leur vitalité, en une ronde frénétique incessante, pour donner corps à cette fatigue, ses souffrances et ses consolations, dont elles sont les hérauts flamboyants et sensibles. Pour inviter aussi à l’accepter, l’apprivoiser, s’y découvrir des libertés et des apaisements, enfin délier ce corps-cage. Ce spectacle a de la générosité et de la finesse, des rires et des émotions : beaux cadeaux pour ses spectateurs.

Marie-Hélène Guérin

 

MY BODY IS A CAGE
Une odyssée musico-théâtrale écrite et mise en scène par Ludmilla Dabo
Au Théâtre de la Tempête jusqu’au 3 octobre
Avec Anne Agbadou-Masson, Alvie Bitemo, Ludmilla Dabo, Malgorzata Kasprzycka, Aleksandra Plavsic
Photos de scène Jérémie Lévy

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