Ô toi que j’aime, ou le récit d’une apocalypse

Marie et Ulysse travaillent avec des détenus radicalisés à la création d’un spectacle autour de la figure mystique de Rumi, grand penseur et poète soufi du XIIIe siècle.

Mais ce en sont pas eux que nous entendront en premier. On commence d’abord par un voayge dans le temps, une “chronique historique”. Le 21 février 1258, c’est la capitulation de Bagdad devant Oulagu Khan, qui dévaste la ville. Le récit se déroule avec sa litanie de chiffres effarants, les centaines de milliers de victimes massacrées, violés, les palais, les mosquées, la grande bibliothèque anéantis. Quelques notes lancinantes résonnent, comme un son de oud.

Seulement maintenant on va faire connaissance Marie et Ulysse.
Il n’est pas encore évident qu’ils vont monter ensemble ce projet théâtral en milieu carcéral, pas évident du tout.
Ulysse, c’est le laïc, le pourfendeur des obscurantismes, le défenseur des valeurs occidentales des Lumières, Marie c’est la mystique, avec douceur, la curieuse, celle qui veut passer les ponts – ou en créer, s’il le faut, pour atteindre l’autre, une autre façon d’être idéaliste. Elle le convaincra, ils le monteront ce spectacle, elle le tournera son documentaire.

Ils rencontreront là Nour Assile, jeune syrien au parcours singulier qui ne désire qu’une chose : mourir en martyr. Trop de tension entre son passé, ses principes, sa foi, le poids de son clan et le monde dans lequel in vit, étudiant à Paris-VIII, dont les amis ont la liberté sans façons de la jeunesse occidentale. Trop de tension, et un refuge, la douceur, la compréhension d’un imam salafiste charmeur, qui présente le djihad et le martyr comme des consolations face à l’inéductable de la mort. Au retour d’un voyage de formation militaire à Damas auprès des forces de Daesh, Nour Assile est arrêté. Emprisonné, il souhaitera prendre part à l’atelier de création théâtrale de Marie et Ulysse.

A partir de ce point de jonction, se dérouleront plusieurs fils rouges : les chroniques historiques d’un monde musulman tourmenté; la présentation par Ulysse du spectacle que vont interpréter les hommes de son atelier de théâtre en prison à partir d’un roman d’Elif Shafak “Soufi mon amour” ; le récit de Nour-Assile, de son chemin tortueux vers Dieu – ou vers lui-même…

“Je n’ai pas de certitude à opposer à ceux qui ont les livres et les sermons.
Ils ont des milliers d’années d’Histoire, et moi je n’ai qu’un regard.”

 

Ô toi que j’aime est sous-titré “ou Le Récit d’une apocalypse”. L’apocalypse, c’est la fin du monde, entend-on. Mais l’apocalypse, c’est aussi la révélation. Pour les protagonistes, il est question de fin du monde, d’après qui ne sera plus jamais comme avant, de bouleversements intimes, d’une vie brutalement interrompue (et c’est la fin d’un monde), d’une société qui change; mais il est aussi question de révélation, de ce qui brutalement surgi au jour ou progressivement trouve son chemin, remontant des profondeurs vers la surface.

Le spectacle est touffu, foisonnant, presque proliférant. Sur le plateau de plus en plus nu, aux fils de trame du récit viendront se greffer de longs poèmes en langue arabe, des chants, le prêche d’un imam, les minutes du procès de Nour-Assile, les unes de journaux au lendemain des attentats de novembre 2015, la mer, la musique… pour tracer un motif complexe aux teintes sombres, où c’est, face au poids des dogmes, la rencontre individuelle, un regard humain, la tendresse, qui sauront apporter de la lumière.
Sur le plateau un violoncelliste, un guitariste électrique étoffent l’atmosphère de leur présence. Des chants très beaux s’élèvent parfois, amples, poétiques. Des danses aussi, des esquisses de danse, quelques tournoiements de derviche, les bras levés, la joie débordante. Dans un texte sans cruauté mais sans faux-semblant, dans un univers qui peut s’avérer anxiogène, ces voix, ces quelques pas sont autant de fenêtres ouvertes vers des cieux plus clairs. Tous les interprètes ont un jeu précis, souple et sans fioritures, d’une sensibilité sans pathos. Saluons particulièrement Lahcen Razzougui qui apporte à la partition âpre du jeune radicalisé sa bienveillance, sa profondeur et sa douceur, son émotion juste.
Un spectacle intransigeant et généreux, intelligent, courageux, et gorgé d’espoirs, malgré tout.

Marie-Hélène Guérin

 

ô toi que j'aime, de Fida Mohissen, au 11 Gilgamesh

Ô TOI QUE J’AIME, ou LE RECIT D’UNE APOCALYPSE
Auteur et metteur en scène Fida Mohissen
Avec Stéphane Godefroy, Raymond Hosni, Lahcen Razzougui, Benoit Lahoz, Clea Petrolesi, Amandine du Rivau, David Couturier (guitare électrique Live) et Michel Thouseau (contrebasse Live)
Avignon Off 2018 : au 11 Gilgamesh jusqu’au 27 juillet à 22h

0 réponses

Répondre

Se joindre à la discussion ?
Vous êtes libre de contribuer !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *