Clitoris, speculum et Distilbène

« Speculum », comme un gros gâteau, un spéculos dans le vagin ou plutôt comme un instrument rappelant les tortures d’autres époques, spéculons donc sur ce « Speculum », à l’angle négatif d’une histoire de la gynécologie, spéculons sur son impact sur son auditoire, spéculons sur sa capacité à nous transmettre les images crues de ses pratiques, spéculons sur les tabous que cette pièce lève. Et spéculons surtout, sur la manière dont le corps médical s’est emparé du corps des femmes aujourd’hui et les en a dépossédées, ce qui est fort bien montré en filigrane de toute la pièce.

C’est à partir d’un travail d’enquêtes et d’une écriture à quatre mains qu’est née cette pièce. Les autrices auraient pu nous parler de tout ce qui a changé en bien dans la vie des femmes avec l’émergence de cette science. Elles préfèrent évoquer tout ce qui n’a pas été et tout ce qui ne va toujours pas et nous en dresser un catalogue mortifère. Le sujet est original, inattendu, périlleux. Et pourtant, tout passe par le langage, les actes que l’on peut voir sont soit symboliques soit burlesques, aucune violence visuelle ne nous est imposée, or la violence des mots frappe à notre oreille à travers le récit de cette histoire de la gynécologie, initiée par des hommes, dirigée et gérée par des hommes, pour toujours mieux contrôler le corps des femmes.
 

Dès l’ouverture, une série de petites phrases assassines que toute femme fréquentant les médecins ou même que tout individu fréquentant les médecins et leur monde pressé, a dû entendre un jour. Phrase qui réduit la patiente à un contenant, phrase culpabilisatrice, phrase odieuse feignant l’empathie, phrase dogmatique et méprisante, phrase pressée, parce qu’en effet, la gynécologie comme toutes les autres disciplines médicales n’a plus le temps de rien, si ce n’est d’abattre du chiffre.

Ensuite, s’enchaînent des scènes de la vie des cabinets de gynécologie, des scènes de la vie intime entre femmes des femmes, un colloque qui se finit en viol, des interviews de gynécologues pour la plupart d’une phallocratie insupportable, des drames cachés de la vie des femmes : l’enfant mort dans le ventre de la mère, les avortements clandestins, les césariennes à la file et leur violence au corps des femmes, parce qu’on n’a plus le temps d’attendre qu’un bébé pointe sa fontanelle par voie basse, la table d’opération faite pour mieux ausculter la femme gestante, mais en aucun cas pour aider celle-ci à accoucher. Comment voulez-vous donner toute votre énergie à pousser quand vos fesses et vos reins sont coincés et que votre dos est rompu ? Le mec qui a inventé la table d’accouchement encore usuelle aujourd’hui n’a sans doute jamais consulté les femmes. Toutes ces scènes si bien rendues dans leur crudité et leur vérité sont mêlées à une galerie de portraits tant féminins que masculins et à l’histoire officielle de la gynécologie qui naquit aux Etats-Unis en temps de ségrégation, où les pontes de l’époque opéraient les Noires à vif, jusqu’à 30 fois par cobaye, avant de mettre au point leurs techniques et d’ouvrir des cliniques, ce coup-ci avec anesthésie, pour les Blanches.
 

De scène en scène, on aboutit à l’affaire horriblement horrible du Distilbène qui rendit tant de femmes stériles et en fit mourir beaucoup, alors que les laboratoires pharmaceutiques savaient, que le médicament avait été arrêté aux Etats-Unis eu égard aux séquelles et qu’il fut cependant, contre toute raison et contre toute humanité, introduit en Europe pour augmenter son lot de victimes jusqu’à trois générations suite à la prise de ce médicament.
Et cerise sur le gâteau, Benoîte Groult, qui ouvre et ferme ce spectacle, explique sur un plateau de télévision, à heure de grande écoute, ses quatre avortements, comme si cela était du dernier naturel, nous révélant que la France entière, dans les années d’avant la pilule, avortait à tour de bras et à coup d’aiguille à tricoter ou de fil de pêche hameçonné. Benoîte Groult, féministe avant la lettre, nous laisse pourtant pantelants avec une drôle de sensation cruelle au fond du ventre.

L’obscurantisme ne semble pas terminé. Si, en France, des problèmes demeurent, la science gynécologique a sans doute permis à de nombreuses femmes de vivre libérées du fardeau de l’engendrement forcené et a également permis de ne presque plus mourir en couche mais le corps des femmes devra leur être rendu. Et ailleurs, dans des pays plus pauvres, tout semble encore à faire.
On appréciera les interprétations cocasses et pétulantes de Caroline Sahuquet. Une virago comme on les aime.

  Isabelle Buisson

 

SPECULUM
De et avec Delphine Biard, Flore Grimaud, Caroline Sahuquet
Manufacture des Abbesses, jusqu’au 16 février 2019, du mercredi au samedi, à 19h

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