Istiqlal : donner corps et sens à son héritage

La jeune metteuse en scène Tamara Al Saadi a présenté sa deuxième création, Istiqlal, au TQI (Théâtre des Quartiers d’Ivry, Ivry-sur-Seine) la semaine dernière. Elle nous avait laissé un souvenir mémorable de son premier spectacle Place, lauréat du prix du jury du festival Impatience en 2018, dont la tournée a malheureusement été interrompue par la crise sanitaire mais qui reprend désormais, à notre plus grand bonheur.

Istiqlal poursuit son exploration de ses thèmes de prédilection que sont la mémoire, la transmission et la quête d’identité de la jeune génération issue de l’immigration coloniale ou post-coloniale. Au cœur de la cellule familiale, elle plonge dans les ruptures, les silences, les non-dits et les traumatismes en puisant dans son parcours personnel. Issue d’une famille irakienne arrivée en France il y a près de vingt-cinq ans, Tamara Al Saadi est née à Bagdad mais a grandi à Paris. Française au sein de sa famille, Irakienne aux yeux de la société, étrangère toujours. Reprenant les mêmes codes et le même format de narration que dans son premier spectacle, elle s’attaque cette fois à un sujet plus précis, celui de la décolonisation du corps des femmes. Comment la violence et les chocs se transmettent dans les corps malgré les silences ?
On suit le parcours de Leïla qui essaye de comprendre pourquoi on ne lui a jamais rien raconté, rien transmis de cette Irak qui est devenue un objet de fascination autant qu’un rempart entre elle, sa famille et le reste de la société. C’est en remontant sa filiation et en explorant le parcours des femmes qui l’ont précédé qu’elle trouvera les réponses. Tamara Al Saadi, au croisement du théâtre et des sciences humaines, parvient à retranscrire un questionnement profondément intime avec une grande pertinence, sans jugement ni parti pris et une belle justesse. On ne peut que le constater en observant la vive émotion provoquée chez un certain nombre de spectateurs à la sortie.

Autrice et metteuse en scène, elle fonde sa narration et sa mise en scène sur une mécanique complexe mais extrêmement fluide et bien huilée à partir d’une série de ruptures mêlant les tons et les registres et explosant les fameuses unités de temps et d’espace grâce à la superposition des couches de récits. Chaque génération est convoquée, de la grand-mère illettrée, mariée de force cherchant à fuir à tout prix jusqu’à la jeune femme désormais française, parisienne et instruite, obsédée par cette identité arabe qu’on lui refuse, dans un enchevêtrement de voix et de présences, tels des fantômes qui viennent combler les vides. Le spectacle se dévoile à la manière d’un puzzle dont les pièces se reconstituent au fur et à mesure du récit, poussant chaque spectateur à s’impliquer personnellement et renforçant par ce biais l’intensité dramatique de ce voyage initiatique. Ce procédé permet de plonger au fond de l’esprit de Leïla, d’être la petite souris de sa conscience, mais aussi de traverser les années et les générations, de l’Irak du mandat anglais jusqu’à la France des années 2000. Ce va-et-vient constant confère à l’action un rythme très particulier, tout en élasticité. Il permet au spectateur de créer des liens et de révéler, par lui-même, en miroir du personnage principal, le sens du message porté par Tamara Al Saadi. La narration elliptique et discontinue, comme prise dans un brouillard qui se dissipe petit à petit, fonctionne grâce au formidable talent de conteuse de Tamara Al Saadi et à une solide direction d’acteurs. On se laisse porter naturellement, sans effort, par le théâtre, car il s’agit ici véritablement d’un texte de théâtre écrit pour la scène et pour être projeté, frontalement, à la tribune et à haute voix. L’écriture très précise et particulièrement directe de Tamara Al Saadi, assez didactique par moment, réussit à mêler subtilement le drame au comique de manière très fluide et dans une langue particulièrement riche. Et lorsque l’humour ou la poésie perce au détour d’une réplique ou d’une chanson, le spectateur est d’autant plus frappé et touché par la sensibilité du texte et le jeu des comédiens, pleinement présents et ancrés sur le plateau. Toujours en cheminement, Tamara Al Saadi avance et pousse un cran plus loin sa recherche et sa démarche artistique.

Dans Istiqlal, la jeune artiste confirme sa signature et son style en tant que dramaturge et metteuse en scène. On retrouve de nombreux éléments de son premier spectacle Place, comme des clés de compréhension de son travail permettant d’explorer davantage et de s’enfoncer avec facilité dans la complexité des thèmes abordés. Quel plaisir enfin de reconnaître les comédiens et leurs personnages, comme si nous les connaissions déjà, mais plus âgés, plus matures, confrontés à d’autres questionnements. Istiqlal a des allures de retrouvailles après un long moment d’absence. La troupe de Tamara Al Saadi est singulière et attachante. Enfin, on saluera l’audace de ces jeunes metteurs en scène qui n’hésitent pas, dès leurs premières créations, à réunir près de dix comédiens sur scène déployant une énergie et une complicité que seule une troupe de théâtre sait faire éclore entre des individus.

Alban Wal de Tarlé

 

ISTIQLAL
Au Théâtre Quartier d’Ivry – CDN du Val de Marne (Ivry-sur-Seine)
du 10 au 21 novembre 2021
Un spectacle de la Compagnie La Base
Texte et mise en scène Tamara Al Saadi
Avec Hicham Boutahar, David Houri, Lula Hugot, Yasmine Nadifi , Mayya Sanbar, Tatiana Spivakova, Françoise Thuriès, Ismaël Tifouche Nieto, Marie tirmont, Mouss Zouheyri.
Chorégraphie Sonia Al Khadir
Collaboration artistique Justine Bachelet et Kristina Chaumont
Photos Christophe Raynaud de Lage

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