Six personnages en quête d’auteur : retour au théâtre

Retour au théâtre…. D’où l’on regarde…

Ça a commencé bien avant d’y être, ça a commencé avec l’excitation d’y aller puis de voir que des affiches en couleur de spectacle réapparaissaient dans le métro, égayaient le carré réservé aux spectacles à l’affiche, carré qui n’était soudain plus de ce blanc vide.

Ça s’est vraiment confirmé dans les couloirs du métro en arrivant à Concorde, non pas parce que j’allais passer devant le Crillon, même si ce fut une belle surprise, mais surtout et pleinement parce que je renouais enfin avec le théâtre, je retournais au théâtre après plus d’un an d’impossibilité ; mon visage souriait sous le masque, mon ventre à la fois souriait et se crispait, mon corps recouvrait la liberté, mon esprit recouvrait la liberté, la joie s’emparait de moi. Une reconquête !

Au reste, j’allais voir une pièce dont j’avais lu le texte quelques 20 ans auparavant et je savais que je ne serai pas déçue.
Dans la salle, la jauge était limitée à 35% uniquement sur les fauteuils rouges, les noirs étant condamnés. Les têtes étaient variées ; des jeunes, des vieux, des couples, des solitaires, des très vieux, du beau monde.

Au début du spectacle, quand j’ai entendu les acteurs jouer si faux, je me suis dit, j’ai dû me tromper, ce n’est pas ce texte dont je me souviens, à moins que mon entendement et ma sensibilité n’aient été laminés par cette année d’abstinence. Et puis j’ai compris que ce n’était qu’une feinte, qu’un leurre pour mieux mettre en lumière les prouesses du jeu à venir de l’équipe des personnages. Parce qu’il faut vous dire que cette pièce de Pirandello, écrite il y a tout juste 100 ans, raconte l’histoire de personnages qui veulent vivre et se présentent en quête d’auteur à un directeur de théâtre qui est en pleine répétition avec des comédiens d’une pièce écrite par un certain… Pirandello. Et ces personnages ont une histoire à raconter qui vous semblera décousue dans un premier temps puis pour gagner la compréhension du metteur en scène impatient et des comédiens dubitatifs, vont peu à peu jouer les scènes de l’histoire qu’ils racontent, des scènes-clefs, un drame, une démonstration de crudité de sentiments négatifs tout en délicatesse, excellence et crescendo.
 

 
Tout va alors être question de vérité intérieure, d’authenticité que clament les personnages dans leur quête, opposées à la fatuité et à la grossièreté des vivants sûrs de leurs compétences et de ce qui doit se faire au théâtre.

Hugues Quester, le père, dans l’équipe des personnages, est tout à fait époustouflant et m’a redonné le frisson du théâtre et des grands rôles. C’est lui qui mène la danse au sens propre comme au figuré et il porte la langue de Pirandello si précise, si juste et si moderne, encore plus ajustée et plus aiguisée par les quelques coupes savantes opérées par François Regnault, le traducteur, que c’est un hommage qu’il rend au grand auteur. Et même aux tous petits, qui leur rappelle à quel point ce sont les personnages qui écrivent les textes et ont peu à peu une vie intrinsèque que l’auteur retranscrit obligé par la logique des personnages qu’il a créée. La magie de la création de personnages…

Les autres comédiens ne sont pas en reste non plus. Tous vêtus de noir en phase avec le drame qu’ils racontent mais également en phase avec l’époque que nous venons de traverser où seule la couleur noire avait voix au chapitre. Les décors vont chercher aux prémices de l’histoire du théâtre, avec du bois, des planches, des tréteaux, des lattes, également uni dans ses teintes. Les lumières ne jouent pas des gélatines, ici, c’est le blanc blafard pour mieux signifier le retour d’entre les morts des personnages qui tantôt prennent vie tantôt sont trop transformés par l’interprétation qu’en font le metteur en scène et les comédiens et en deviennent des zombies ; ou alors le jaune qui pourrait rappeler les flammes de l’enfer. Pas une note colorée, pour, encore une fois, rappeler l’époque depuis laquelle cette pièce a émergé de l’esprit de Pirandello, c’est-à-dire la Première Guerre mondiale en d’autre temps de pandémie.
 

 
Le message de Pirandello est simple : c’est d’abord le texte qui fait le théâtre !

Pourtant, quelque chose de la pantomime est à l’œuvre dans la mise en scène, avec ces visages blafards, ses costumes et ses voiles noirs et ses gestes qui disent parfois plus que les mots.

Et malgré l’affirmation du père qui se sait fixer à jamais puisqu’il est « personnage », qu’il ne pourra changer, il s’interroge et interroge l’équipe des comédiens sur la multiplicité de la personnalité, comme un refus porté par tant d’auteurs, d’avoir un seul moi dirigiste et tyrannique. Les personnages veulent être « plusieurs » mais ne le peuvent puisqu’ils sont fixés dans un jour sans fin, une scène qui détermine tout leur destin.

« Le drame, pour moi, est tout entier là. Dans la conscience que j’ai que chacun d’entre nous – vous voyez – se croit « un », mais ce n’est pas vrai : il est « plusieurs », monsieur, il est « beaucoup », selon toutes les possibilités d’être qui sont en nous : « un » avec celui-ci, « un » avec celui-là – et tous très différents ! Avec l’illusion, en même temps, d’être « le même » dans chacun de nos actes. »

Et malgré leur quête, tout finira mal ! Et l’on pourra se demander où est passé l’auteur de ces personnages ? Comment ces personnages ont-ils réussi à échapper à la page, par quelle magie ? Et où vont-ils à la fin ? Ce sont des questions vite éludées, comme un parti pris, comme si le metteur en scène n’attendait que ça qu’on lui raconte une histoire qui l’impressionne.
L’émotion était très forte à la fin du spectacle. D’une part en raison de la prouesse que je venais de voir et d’entendre et d’autre part parce que j’aurais voulu crier « Bravo » et que dans ma bouche, je sentais ma langue liée, dans l’impossibilité de crier, peut-être à cause du masque qui me tenait trop chaud depuis un moment, peut-être à cause de mon émotion qui était vraiment vive ou peut-être parce que je me taisais depuis trop longtemps et que soudain, être-là, dans cette salle de théâtre, à l’Espace Cardin, quelque chose voulait s’exprimer et n’osait pas, ne pouvait pas, n’avait plus l’habitude ou l’audace, de la même manière que j’aurais voulu me lever et applaudir à tout rompre, je ne réussis qu’à décoller mon dos du fauteuil et à applaudir à me faire mal, comme tous ceux qui, autour de moi applaudissaient, comme si quelque chose m’empêchait de me dresser.
 

Isabelle Buisson

 


 

SIX PERSONNAGES EN QUÊTE D’AUTEUR
Auteur : Luigi Pirandello
Metteur en scène : Emmanuel Demarcy-Mota
Assistant mise en scène : Christophe Lemaire
Scénographie et lumière : Yves Collet
Musique : Jefferson Lembeye
Costume : Corinne Baudelot
Au Théâtre de la Ville – Espace Cardin
Du 19 mai au 13 juin 2021, 18h30 et 20h30

Photos @ JL Fernandez

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