Téléphone-moi, et dis-moi que tu m’aimes…
Des f.o.u.i.c., on suit et on aime le travail, toujours exigeant, toujours captivant. Il y a quelques années Mangez-le si vous voulez, plus récemment Timeline , ou le remarquable Je vole… et le reste je le dirai aux ombres …
Encore une fois, Jean-Christophe Dollé, auteur, compositeur, et co-metteur en scène avec Clotilde Morgiève, nous offre une proposition théâtrale dense, à l’intelligence toujours sensible, où la recherche formelle est une parfaite chambre d’écho à la richesse des affects déployés.
Trois cabines téléphoniques. Au temps du portable, on a oublié ce que recelaient de possibilités, de nécessités, d’intimités, ces minuscules lieux, enclos au milieu du flot de la vie, sur la place du bourg, au coin du trottoir du boulevard.
L’une est occupée, une petite nana parle à sa mère. Une autre va s’éclairer, puis une autre. Cabine à carte et à touche, cabine à cadran et à pièce, cabine avec un combiné de bakélite. Voyage immobile dans le temps. 1998, 1981, 1945.
1998 – la petite nana, Léo, jean, blouson trop grand, cheveux en pétard, la langue bien pendue, le verbe musclé et imaginatif, écouteurs sur les oreilles. Elle clope, se drogue, écoute Nirvana, elle passe de longs coups de fil mouvementés à sa mère, ou plutôt, on l’apprend très rapidement, au répondeur de sa mère, pour entendre encore et encore la voix de la disparue, elle fait des blagues au téléphone, vitupère, se confie, pleure, rit, chante…De Solenn Denis autrice on avait aimé Sandre. Elle apporte à Léo fougue et faille, une énergie à la fois brute et contenue, de la rage et un appétit féroce de vivre.
1981 – Louis a une svelte et juvénile quarantaine, téléphone souvent à son vieux père, placé en institut, l’esprit battant la campagne, parle parfois à son ex-femme, pas à sa fille, qui n’y tient pas. Il écoute Nicole Croisille sur un poste radio, fête l’élection de Mitterrand avec une demoiselle qui patientait pour avoir la cabine à son tour… Il a dans la voix et dans les gestes de la tendresse, de la douceur, et quelque chose qui l’a brisé. C’est Jean-Christophe Dollé, comédien subtile et mobile, qui l’interprète avec beaucoup de délicatesse.
1945 – Madeleine Bonnassieux, femme puissante, solide et libre, ne se sert que rarement de la cabine pour y téléphoner, mais plutôt pour y dissimuler quelques messages récupérés ensuite par d’autres résistants, ou y abriter quelque amour fragile et dangereux. Clotilde Morgiève est une magnifique comédienne, qui donne, dans une grande simplicité d’interprétation, une incroyable densité à ses personnages, dans la légèreté ou la joie comme dans l’absence ou la dureté. Son œil change de lumière, elle module d’un rien son timbre, et on bascule avec elle du pétillant à l’obscur, du donné au secret.
D’autres personnages – interprétés avec autant de justesse par ces mêmes comédiens ainsi que par un quatrième acolyte, Stéphane Aubry, dont la pertinence et la sensibilité ne déparent pas – viendront se télescoper à eux, rencontre fugace ou compagnon de vie, grain de sable ou révélateur.
Pas à pas le puzzle se recompose, on saisit les liens entre les protagonistes, se dessine une généalogie, se tracent des échos.
La mise en scène de Jean-Christophe Dollé et Clotilde Morgiève est limpide, élégante, d’une belle rigueur. Le duo a le sens de l’espace et du rythme. Plaisir immédiat, sensoriel, de spectateur : l’image si théâtrale de ces trois cabines, alignées, découpées sur le fond noir du vaste plateau, le contraste saisissant entre leur réalisme et l’abstraction de l’espace qu’elles occupent et déterminent, page blanche pour y déployer les méandres des vies qui vont de dévoiler.
Le texte est fin, vif. Toujours dans la vie, il apporte beaucoup de matière sans jamais être didactique, glisse de l’humour et de la fantaisie dans ses personnages, dissimule une déclaration d’amour poignante dans le récit échevelé d’une demi-finale légendaire (un France-Allemagne 82…), circule avec fluidité et clarté d’une époque à l’autre. Le spectateur ne s’égare jamais sans cet entrelacs touffu.
De dialogues en silences, vont s’écrire les rencontres et les amours, les drames, les valeurs qu’on défend, les enfants qui naissent, les parents qui vieillissent.
Les joies, les héritages, les traces. Les cicatrices.
On va y lire comment un être peut être érodé par un invisible ruisseau de mensonge et de silence qui prend sa source bien loin. Comment à arranger la réalité on finit par la tordre. Comment un non-dit peut se fossiliser en une gangue dure, qui broie l’âme et asservit l’avenir. Et comment on peut s’en libérer, comment la parole, comment l’autre – on appelle ça un tuteur de résilience, comment l’écoute, comment remonter le ruisseau, comment découvrir le tu, comment on peut renaître à soi, se regarder enfin, pouvoir regarder derrière soi pour enfin pouvoir regarder devant soi.
Dans cette ample fresque familiale, porteuse en filigrane des remous de l’Histoire et des transformations de la société française du XXe siècle, nourrie par le regard sans complaisance mais plein de tendresse du duo Dollé/Morgiève sur nous, frères et soeurs humain.e.s, il y a de la poésie et de l’intelligence. On rit, on sourit, on s’émeut, on en repart avec à l’âme quelques bleus, une lumière d’espoir et un surplus de beauté.
C’est un de ces spectacles qui restent longtemps en tête, et au cœur.
Marie-Hélène Guérin
TÉLÉPHONE-MOI
Vu au 11, Avignon
Un spectacle de la compagnie f.o.u.i.c
Texte Jean-Christophe Dollé
Mise en scène Jean-Christophe Dollé et Clotilde Morgiève
Avec Stéphane Aubry, Solenn Denis, Jean-Christophe Dollé, Clotilde Morgiève et la voix de Nina Cauchard
Scénographie et costumes Marie Hervé | Lumières Nicolas Priouzeau | Son Soizic Tietto | Musique Jean-Christophe Dollé
Texte édité aux Éditions Les Cygnes
Photos de scène © Stéphane Audran
À retrouver en tournée, dates ici : calendrier
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