Fasci(s)nant Arturo Ui
C’est la petite bête qui monte qui monte qui monte… Les doigts taquins se hissent irrésistiblement jusqu’au creux de notre cou où arrivent à leur paroxysme ces chatouilles tant attendues et redoutées… On se souvient de notre ambivalence d’enfant face aux chatouilles qui nous faisaient passer du plaisir au supplice. Cet Arturo est chatouilleur, horriblement détendant, redoutablement amusant, merveilleusement terrifiant.
Guili-guili-guili… Cette petite bête nous fait passer de l’humour au sarcasme, de l’adhésion au rejet, de la bêtise à l’intelligence, du grotesque à la poésie, de la joie au macabre… On est dans l’absurde et le rationnel, c’est une délicieuse imposture. On adhère, on s’englue, on se ment, on devient schizophrène, on adore – c’est le danger.
Brecht nous met en péril. On sombre sans l’avoir vu venir. La pièce dresse une analogie entre l’ascension d’Hitler et les gangs du Chicago des années 30 qui symbolisent le pouvoir du capitalisme naissant.
On oublie l’Histoire et notre brûlante actualité, pour se délecter comme un gamin devant Monsieur Loyal (Bakary Sangaré) le cousin du clown Krusty (irrésistible Serge Bagdassarian), l’acteur déchu et aviné (énorme Michel Vuillermoz), cette idiote de Dockdaisy (atomique Florence Viala) ces gangs de la pègre investis d’une mission de Blues Brothers (Eric Génovèse, Jérôme Pouly et Elliot Jenicot incarnent un terrifiant Joker tricéphale), un démoniaque Ernesto Roma (Thierry Hancisse), un hilarant duo « père & fils » (Bruno Raffaelli et Nicolas Lormeau) et ces hommes araignées dont la toile se referme sur nous. Le malaise s’installe… On ne voit plus la petite bête… mince… ne jamais perdre de vue le danger… on le savait pourtant…
@Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française
“Si les petits gagnent de moins en moins, qui nous achètera notre chou-fleur ?”
Elle est où la petite bête? Ah ! Elle est là, timide, hésitante, désorientée… Pas si terrible en fait… Le voici, ce ridicule pantin capricieux et piètre orateur qui veut juste pouvoir se tenir debout et droit, qui veut simplement apprendre à marcher, à parler… Touchant de fragilité, si petit cet Arturo qu’on lui donnerait presque la main, qu’on lui remettrait sa mèche en ordre, qu’on lui cèderait la place. Gigantesque Laurent Stocker ! Ne point trop en dire, afin qu’à votre tour vous vous laissiez surprendre par la petite bête… Juste saluer son immense performance : il passe d’un état à l’autre avec la rapidité sidérante d’un personnage cartoonesque.
Il est pervers, ce théâtre qui nous fait oublier le mal et l’urgence.
Katharina Thalbach, épaulée par Ezio Toffolutti pour la scénographie et les costumes, porte à la perfection le parti pris du théâtre populaire recommandé par Brecht, terrain d’expression de son père à elle (Benno Besson). C’est du pur Shakespeare (Brecht y fait référence) dont nous oublions qu’au Globe il devait avant tout divertir un public inculte. C’est un jeu vif, efficace, fulgurant. Les acteurs sont magnifiques dans cet exercice.
“Si n’importe qui peut faire ce qu’il veut, et ce que sa folie lui dicte, si un monstre abominable peut débouler dans n’importe quel lieu public, une arme à la main, alors c’est la guerre de tous contre tous, et donc, le règne du chaos.”
Enfin le décor, le son, les effets, la musique, la lumière… Tout, absolument tout sert ce théâtre populaire ! Les références à la culture du peuple sont innombrables : Chaplin, Keaton, la BD (on se surprend à parcourir des planches de comics), le cirque, le pantomime, Pacman, les arts de la rue, les automates, le robot dont la voix s’enraye parce qu’il n’a plus de pile – ou serait-ce une allusion à l’obsolescence programmée à laquelle nous conduit la société de consommation ? C’est si délectable et divertissant qu’on en oublie l’ascension des mauvais et le filet qui nous emprisonne. La petite bête qui monte a tissé sa toile – de la dictature, de l’argent roi, de la mondialisation, de l’internet.
Le rideau ne s’était-il pourtant pas ouvert sur une vision hyper-réaliste d’Hitler, de Goering et d’Hindenburg ? Leurs trois visages plus vrais que nature étaient éclairants – signalisation du danger -… oups… On les avait oubliés ! On salue ici le travail de la géniale plasticienne Valérie Lesort-Hecq.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment avons-nous oublié le fascisme et ses armes de séduction pernicieuse ? Comment avons-nous pu fermer les yeux sur les laissés pour compte du capitalisme ? On s’est fait manipuler. On a même adoré ces jeux du cirque et leur abjecte cruauté hilarante. On est terrifié. On devrait fuir mais on y est terriblement attaché… irrésistible Arturo Ui.
LA RESISTIBLE ASCENCION D’ARTURO UI
À l’affiche de la Comédie-Française jusqu’au 30 juin
Une pièce de Bertolt Brecht
Mise en scène : Katharina Thalbach
Avec : Thierry Hancisse, Eric Génovèse, Bruno Raffaelli, Florence Viala, Jérôme Pouly, Laurent Stocker, Michel Vuillermoz, Serge Bagdassarian, Bakary Sangaré, Nicolas Lormeau, Jérémy Lopez, Nâzim Boudjenah, Elliot Jenicot, Julien Frison
Et les comédiens de l’Académie de la Comédie-Française : Tristan Cottin, Pierre Ostoya Magnin, Marina Cappe, Amaranta Kun et Axel Mandron
La Comédie Française est toujours aussi excellente… une référence théâtrale ! Je les ai vu dans Le Misanthrope en rediffusion dans un cinéma Pathé Live… j’y retournerai !
Merci pour votre article. Pour ma part, j’ai adoré. Je n’étais encore jamais allée au théâtre mais je suis très intéressée par les années 20-30 et 40, surtout en Allemagne, si bien que j’ai été voir Baal puis Arturo Ui. Si le premier ne m’a pas particulièrement marquée, le second m’a laissée bouche bée et m’a vraiment donné envie de retourner au théâtre ! Ça fait des jours qu’il m’est resté dans la tête.
Pour la musique, les personnages ont entre autre chanté “Ein freund, ein gutter freund” (avoir un bon copain) et Das Gibt’s Nur Einmal (Serait-ce un rêve ?), deux chansons tirées de comédies musicales allemandes de début 1930s, pendant la République de Weimar, dans lesquelles joua Lilian Harvey. Lilian Harvey a eu un lien assez particulier avec le régime nazi. Elle a par exemple été aidée par Goebbels lorsqu’elle avait quelques problèmes fiscaux (il en parle dans son journal), mais elle été aussi en contradiction avec l’idéal “simple” de la femme nazie, avait parmi ses proches plusieurs juifs et finit par quitter l’Allemagne avant le début de la guerre (les nazis saisirent tous ses biens). Bien que son expatriation n’était peut-être pas motivé par des raisons politiques, les nazis demandèrent à la presse de ne pas parler de ce départ. Je ne sais pas si la metteuse en scène était au courant de tout cela mais la danse de Goebbels qui chante la chanson emblématique de Lilian Harvey parait alors pleine d’ironie lorsqu’on connait l’affaire. (Tarantino fait aussi brièvement référence à cet évènement dans Inglourious Basterds).