Frères de lait, de Nosfell : voyage musical poétique et joyeux

Un homme en noir, svelte silhouette, pieds nus et tête dans les nuages, fait naître des cordes sous ses doigts un lancinant bourdon. De la sonorité hypnotique de son instrument – un rebec peut-être ? –, il ouvre le chemin qui va emmener son auditoire loin dans le temps, dans l’espace, dans l’imaginaire.

« Il y a quelque temps », commence le narrateur, tel un conteur d’hier et de toujours. Il y a quelque temps, il était une fois, dans un ailleurs, dans un autrefois, deux enfants naquirent, l’un d’un côté d’une frontière, l’autre, de l’autre côté. La vie les fit frères de lait, ils grandirent ensemble puis aimèrent tous deux la même femme, qui eut un fils, qui fut le père du conteur ; le père du conteur était-il le frère né de ce côté-ci de la frontière, ou de l’autre ? La grand-mère garda son secret, quelle importance, ce côté-ci ou l’autre ?

« – Grand-mère, parle-moi de mes racines
– Vous voulez que je vous raconte mon histoire pour savoir d’où vous venez ? mon histoire n’appartient qu’à moi seule. Vos racines sont là où vous les plantez. »

Né des souvenirs hérités de son père et d’un récent voyage au Maroc, où Nosfell a reconstitué l’histoire singulière de sa grand-mère, Frères de lait nous embarque dans un voyage musical doux et drôle dans un monde où les humain.e.s seraient tou.te.s frères et sœurs de lait.
S’inspirant de ses racines, mêlant à sa glossolalie personnelle la langue berbère du peuple amazigh de ses aïeux, Nosfell invente et déploie sur scène une communauté tendre et joueuse, en compagnie de Julien Ferranti, présence solaire, corps trapu, danseur fidèle de Philippe Découflé, Myriam Jarmache jeune femme vif-argent au timbre lyrique.

Une guitare, quelques boucles sonores, beaucoup d’inventivité, et surtout leurs corps, leurs voix : Nosfell – voix très claire, très haute, puis soudainement, râpeuse, dans des graves ténébreux à la Vladimir Vissotsky –, Julien et Myriam font de leur peau des instruments de percussions, font de leurs danses des rituels prophylactiques, de leurs gorges des caisses de résonances, jouent de leurs tessitures, s’amusent comme des gamins à se faire ours mal léché, cantatrice épileptique, loup-garou.
Ils chantent en klokobetz, la langue que Nosfell, , artiste singulier et polymorphe, ancien étudiant en langues orientales et fils de père polyglotte, a développé pour exprimer sa mythologie propre. Sans point de repère sémantique, on s’y perd, on s’y berce, on se laisse envahir par les sensations, et le sens se structure par la rêverie, la vibration…
Des harmonies Renaissance dérivent vers des polyphonies d’Europe de l’Est, des mélopées chamanes se distordent en post pop Björkienne : semble s’élaborer là une sorte de folklore pour un monde encore à venir.

Il faut entrer dans ce spectacle à la douce dinguerie l’âme enfantine prête au jeu, accueillir leur poésie tout à la fois mystique et ludique. Il s’en dégage beaucoup de joie, de tendresse et une étrange beauté.

Le spectacle ne jouait que 2 fois dans le cadre du festival des Singulier.es, il n’est plus à l’affiche, il faut le guetter ailleurs, ici ou là.
Mais le festival, lui, n’est pas clos : on ne peut que vous encourager à aller à la découverte des propositions de ce festival foisonnant et passionnant, dont la 9e édition accueille comme chaque année des formes hybrides, multiples et inventives, pour s’interroger sur le monde d’aujourd’hui. En savoir plus : ici

Marie-Hélène Guérin

 

FRÈRES DE LAIT
Vu dans le cadre du festival des SINGULIER.ES au 104
Conception, composition musicale, chorégraphie : Nosfell
Pièce pour trois interprètes : Julien Ferranti, Myriam Jarmache et Nosfell
Collaboration artistique : Tatiana Julien | co-composition musicale : Julien Perraudeau | dramaturgie : Tünde Deak | scénographie, lumière : Yannick Fouassier | création, confection des costumes : Marion Egner | création son : Nicolas Delbart | assistanat, regard extérieur : Clémence Galliard | graphisme, typographie et mise en livre : Jérémy Barrault | illustrations : Ludovic Debeurme
Production sensible · Rebecca Dutkiewicz, Lucie Mollier

Photos © Camille Graule

Une maison de poupée marionnettique, sombre, somptueuse et libératoire

Avant de nous emmener dans « sa » Maison de poupée, Yngvild Aspeli, directrice artistique de la compagnie Plexus Polaire, artiste associée au CDN Dijon-Bourgogneet directrice artistique du Figurteatret i Nordland (Nordland Visual Theatre) de Stansund, en Norvège, nous prend par la main et par l’oreille en nous glissant en confidence, seule à l’avant-scène, devant un tulle noir, ce qui l’a conduit jusqu’à la « Nora » de la Maison de poupée de Henrick Ibsen. Le petit bruit d’un oiseau qui se cogne contre une fenêtre, un jour pluvieux et tranquille. Minuscule et triste fracas qui a creusé un chemin dans son esprit jusqu’à la « petite alouette » Nora, comme l’appelle son époux, petite alouette fracassée contre les conventions sociales de son époque.

Le rideau de tulle s’effondre en ondulations aquatiques. Derrière apparaît un intérieur bourgeois, Yngvild Aspeli y entre, n’est plus Yngvild Aspeli l’adaptatrice, la metteuse en scène, mais Yngvild Aspeli la comédienne, bientôt Nora. Sur le plateau chaleureusement éclairé, un salon, une famille de carte postale, un Norman Rockwell scandinave. Presque une maison de poupée. Papier peint aux couleurs fraîches, parquet et canapé. Père de famille en costume, digne ami de la famille et ribambelle de bambins blonds, trois petits horribles adorables enfants tyranniques. Impeccables. Immobiles. Semblant scruter les spectateurs de leurs regards peints.

Yngvild Aspeli met les marionnettes au cœur de son travail, particulièrement les marionnettes à taille réelle. Le réalisme et l’étrangeté de ces grandes figures troublent et inquiètent, tiraillant le spectateur entre la tentation de l’illusion et l’impossibilité de la confusion (d’ailleurs, quand elles ne « jouent » pas, les marionnettes sont manipulées sans ménagement par Yngvild Aspeli, qui les déplace parfois cocassement comme de vulgaires porte-manteaux). Dans cette pièce où l’apparence compte tant et où le mensonge sert de colonne vertébrale, les marionnettes, poupées de théâtre, sont un idéal support d’humanité.
 

 

Nora – Tout commence avec l’argent.
Ou plutôt le manque d’argent

C’était un temps où les femmes n’avaient pas le droit d’emprunter de l’argent en leur nom propre. C’était un temps où un homme ne pouvait souffrir de recevoir de l’aide d’une femme. Alors Nora pour aider à son insu Torvald, son mari, malade, n’a eu d’autre recours que de falsifier la signature de son père pour faire un emprunt et leur permettre de faire le voyage qui a permis à son mari de recouvrer la santé. Voilà 8 ans qu’elle économise pour rembourser la dette et cela est léger comme l’air puisque Torvald est sauvé, leurs enfants grandissent, elle est heureuse, et Noël approche. Mais un grain de sable se glisse dans l’engrenage : Krogstad qui avait prêté l’argent à Nora dévoile le mensonge de Nora à son mari et menace de le rendre public – qui loin de s’attendrir des risques pris par sa femme pour le sauver s’en offusque, se trouve heurté par l’idée que sa femme ait pu prendre une telle initiative sans s’en référer à lui et surtout s’inquiète du qu’en-dira-t-on, de la tache que jetterait la révélation d’un tel scandale sur sa réputation.
 

 

Torvald – Aucun homme ne sacrifierait son honneur pour la femme qu’il aime.
Nora – C’est ce que font des milliers de femmes.

Dans des notes sur la rédaction de la Maison de poupée, Ibsen relevait que « une femme ne peut pas être elle-même dans la société contemporaine, c’est une société d’hommes avec des lois écrites par les hommes, dont les conseillers et les juges évaluent le comportement féminin à partir d’un point de vue masculin » : sa Maison de poupée se fait la mise en chair et en mouvement de cette idée.

Nora est traitée comme une enfant par son époux, comme elle l’était par son père, comme les femmes l’étaient souvent, le sont moins, parfois encore, par les hommes. Son geste de femme adulte resté secret était sa fierté, mis au jour il la met au ban de la société, elle devient littéralement une criminelle, et sa perception d’elle-même et de sa place dans son foyer s’effrite, les araignées de l’angoisse et de la peur envahissent son esprit et le décor.

Dans cette pièce où l’apparence compte tant et où le mensonge sert de colonne vertébrale, les marionnettes, poupées de théâtre, sont un idéal support d’humanité.
Tous les personnages, le couple, les ami.e.s de la famille, le prêteur, les enfants, sont incarnés par deux interprètes/marionnettistes : Yngvild Aspeli, qui est à l’origine de l’adaptation, et partage la mise en scène avec Paola Rizza, collaboratrice sur plusieurs spectacles de la compagnie Plexus Polaire, et Viktor Lukawski, passé comme Yngvild et Paola par l’École Jacques Lecoq. Sans marionnette (Yngvild Aspeli jouant Nora, puis plus tard Viktor Lukawski jouant Torvald) ou avec, ils sont des interprètes saisissants.
 

 
Une passionnante création sonore, impressionniste et prenante, soutient l’atmosphère, dans un décor de plus en plus abstrait au fil du délitement intérieur de Nora. Tandis que le drame domestique se noue, quand les rideaux aux fenêtres se lèvent, ce n’est pas sur l’extérieur : c’est sur les méandres de la psyché de Nora, un entrelacs de racines, de filaments synaptiques, une obscurité d’où surgissent des araignées de plus en plus grandes, de plus en plus voraces.
Mais Henrick Ibsen et Yngvidl Aspeli après avoir tenu serré le cou tendre de la petite alouette entre les pattes sans haine mais sans amour de l’époux, après avoir fait s’effondrer le petit monde bien ordonné de Nora, après avoir déchiqueté son système de valeur, après avoir fait avaler sa tête par une monstrueuse araignée, lui ouvrent la fenêtre et la laissent s’envoler. Elle a ouvert les yeux, elle a secoué les oripeaux de la convenance. Sur les décombres de l’ancien monde, elle peut danser.
Une fable sombre, somptueuse et libératoire.

Marie-Hélène Guérin

 


 
UNE MAISON DE POUPÉE
Spectacle en anglais avec surtitres
Un spectacle de la compagnie Plexus Polaire
D’après la pièce de Henrik Ibsen
Mise en scène Yngvild Aspeli, Paola Rizza
Actrice-marionnettiste Yngvild Aspeli
Acteur-marionnettiste Viktor Lukawski
Composition musique Guro Skumsnes Moe | Chorale Oslo 14 Ensemble
Fabrication marionnettes : Yngvild Aspeli, Sébastien Puech, Carole Allemand, Pascale Blaison, Delphine Cerf, Romain Duverne
Scénographie François Gauthier-Lafaye | Chorégraphie Cécile Laloy | Lumières Vincent Loubière | Costumes Benjamin Moreau | Son Simon Masson | Plateau et manipulation Alix Weugue | Dramaturgie Pauline Thimonnier

 

 

À RETROUVER EN TOURNÉE :
27 et 28 février 2025 Le Manège – Scène Nationale de Reims (51) 12 — 14 mars 2025 La Coursive – Scène Nationale de la Rochelle (17) 19 et 20 mars 2025 Théâtre les Colonnes / Miramas (13) 25 — 28 mars 2025 Les 2 scènes – CDN de Besançon (25) 2 — 4 avril 2025 MC2 / Grenoble (38) 8 avril 2025 Le Théâtre – Scène nationale de Mâcon (71) 10 avril 2025 L’Arc – Scène Nationale le Creusot (71) 16 avril 2025 Scènes du Jura / Dole (39) 19 avril 2025 Quai 9 Lanester – Théâtre à la Coque, CNMA / Lorient (56)

Mentions de production
Fabrication décor Eclektik Sceno | Directrice de production et diffusion Claire Costa | Administration Anne-Laure Doucet | Administration de tournée Gaedig Bonabesse et Iris Oriol | Chargée de production et diffusion Noémie Jorez
Production Plexus Polaire
Coproduction Théâtre Dijon Bourgogne – CDN, Les Gémeaux – Scène nationale de Sceaux, Le Bateau Feu – Scène nationale de Dunkerque, Le Trident – Scène nationale de Cherbourg, Le Manège – Scène nationale de Reims, Figurteatret i Nordland, Stamsund (Norvège), Bærum Kulturhus (Norvège), Nordland Teater, Mo i Rana (Norvège), Teater Innlandet, Hamar (Norvège), Festival mondial des théâtres de marionnettes de Charleville-Mézières, Ljubljana Puppet Theatre / Lutkovno gledališce Ljubljana (Slovénie)
Soutiens Kulturrådet / Arts Council Norway (Norvège), DGCA – ministère de la Culture, DRAC et Région Bourgogne-Franche-Comté, Département de l’Yonne
 

Mon petit cœur imbécile : souffle aux cœurs

Pour représenter l’adaptation théâtrale de Catherine Verlaguet du roman de Xavier-Laurent Petit « Mon petit cœur imbécile », le metteur en scène, et actuel directeur des Tréteaux de France, Olivier Letellier nous place au sein d’une scénographie sonore et visuelle circulaire : 360 degrés enveloppant dans lesquels nous allons prendre place. Nous allons palpiter de ce qui se raconte et se vit autour de nous. Nous, le cœur du dispositif par lequel tout va converger pour mieux nous irriguer. Car c’est bien de cela dont il s’agit. De cœur !

Celui d’Akil, âgé de 3417 jours, 9 ans 4 mois et 7 jours, qui ne veut pas battre comme battent les autres cœurs. Il menace de s’emballer, ce petit cœur imbécile à chaque émotion vive ou effort soutenu. Mais aussi de celui de Maswala sa mère. Cœur sans faille, à toute épreuve, endurant les sollicitations les plus folles. Cœur maternel immense et déchiré par la maladie de son fils.
L’intervention chirurgicale qui soignerait Akil coûte 75 millions ! Plus de 35 ans de salaires de Maswala. Le père travaille loin, très loin, sur un chantier étranger. Il ne peut pas faire parvenir cette somme à la famille. Mais que celle-ci ce rassure, il reviendra … bientôt. Dans la Kedja (maison) ou vivent Akil, Maswala, la grand-mère et l’oncle Zuzu (absent autant que le père ou presque), il n’y a donc pas d’autre remède que l’élixir amer du docteur Apollinaire pour calmer le cœur malade de l’enfant. Cela fonctionne mais pour combien de temps encore ? 3417 jours que ce cœur menace de lâcher à chaque palpitation. 3417 jours sans le droit de bouger, de danser, de courir… Alors Akil compte. Avec l’aide de l’institutrice Madame « Quoi de Neuf ? », il se consacre à l’école et à ses études pendant que sa mère court. Moyen de transport utile et exclusif. Jusqu’au jour où Maswala apprend, par le truchement d’un article de journal abandonné dans la savane, que courir peut rapporter de l’argent. Magda, championne nationale, vient de gagner 150 millions en finissant première du marathon de la grande ville du pays. 150 millions pour courir 42,195 km en 2heures 41 minutes et 23 secondes… Trois vies de labeur ne suffiraient pas à rapporter une telle somme ! Mais surtout, 150 millions c’est le double des 75 millions nécessaire à l’opération. C’est décidé, Maswala va devenir marathonienne pour sauver Akil ! Et nous spectat(co)eurs, captivés, haletant, allons vivre les mots d’Akil qui disent cette course effrénée vers l’espoir !

Elle sera le corps. Il sera le narrateur. Elle le souffle, lui le verbe. Elle va danser le récit qu’il va tracer.

Akil c’est Romain Njoh. Acteur-conteur lumineux qui, dès ses premiers mots, nous emporte dans l’univers d’une enfance trop vite essoufflée. Tout au long du récit il trouve le ton juste, l’équilibre nécessaire au jaillissement des émotions. Il nous promène du rire aux larmes tout en subtilité et intelligence. Maswala c’est Fatma-Zahra Ahmed, danseuse à la grâce hypnotique qui marie tous les styles de danse contemporaine pour incarner et sublimer ce récit héroïque aux accents de mythologie moderne.

CLDDM

 

MON PETIT CŒUR IMBÉCILE
Un spectacle des Tréteaux de France
Au Théâtre de la Ville jusqu’au 1er février
Texte de Xavier-Laurent Petit
Adaptation Catherine Verlaguet
Mise en scène Olivier Letellier
Avec Fatma-Zahra Ahmed et Romain Njoh
Chorégraphie Valentine Nagata-Ramos | Assistant à la mise en scène Guillaume Fafiotte | Scénographie Cerise Guyon | Création son et musique Antoine Prost | Création costumes Augustin Rolland

Photos © Christophe Raynaud de Lage

Production Les Tréteaux de France, Centre dramatique national. Coproduction Théâtre Chevilly-Larue André Malraux – Le Strapontin, scène de territoire Arts de la Parole, Pont-Scorff – Le Phare-CCN du Havre Normandie – Le Volcan, scène nationale du Havre – Le Ballet du Nord-CCN Roubaix Hauts-de-France – Théâtre de Suresnes Jean Vilar – CREA Kingersheim – Théâtre du Champ au Roy, Guingamp. Avec le soutien du Théâtre de La Commune – Centre dramatique national.

Bâtards : une comédie féministe mi-pop mi-punk

Au Théâtre de l’Atalante, on a pu voir (et encore jusqu’au 24 janvier) Bâtards : une comédie politique et rafraîchissante, qui parle d’amour, de coryphée, de sirène, de baignoire à nettoyer : bref, de la vie !

Louise Dupuis et Julien Storini ont fondé une histoire d’amour puis une famille et une compagnie, La Très Neuve. Comme cela, ils peuvent être enceints conjointement puisque co-enfantant textes et mises en scène.
 

 
Bâtards, c’est l’histoire d’un spectacle raté à cause d’une rupture, nous promettent-ils.
Louise et Julien invitent le public à assister à leur séparation. Louise devait écrire une fiction inspirée de leur histoire d’amour : la rencontre poétique et charnelle de deux randonneur.euse.s sur le chemin de Compostelle. Mais, depuis, entre eux, c’est fini. On entre alors dans l’histoire des répétitions de ce spectacle avorté, dans l’histoire de leur rupture.

Bâtards, c’est un spectacle mi-pop mi-punk qui gratte les plaies du couple hétéro contemporain avec autodérision et tendresse. Lutte des classes et du langage, évolution des questions de genre, rapports de domination orientent la pièce vers une utopie féministe hardcore qui ne prétend pas ré-inventer pas le sujet mais le traite avec acuité, fantaisie et un sens du détail savoureux.
Les hommes en passe d’être grandremplacés par une nouvelle génération de non-hommes bien décidé.e.s à rompre avec l’héritage patriarcal symbolique et matériel (passionnante Lise Lomi, en bouillonnant.e ado utopiquement né.e de deux mères, chimérique “licorne sans corne” qui porte l’espoir de lendemains plus libres) ne sont pour autant pas les méchants. Ils sont plutôt aussi paumés que les femmes, soumis aux mouvements de la tectonique des plaques entre standards anciens et aspirations nouvelles…
 

 
L’écriture de Louise Dupuis, autrice et fine interprète du rôle de “Louise”, est vive, dans un “théâtre du réel” à double fond, foutraque et toujours au bord de l’implosion. Des brèves et hallucinées séquences visuelles onirico-surréalistes aèrent et décalent encore ce théâtre pseudo-réaliste, où l’on croise aussi bien une sirène nommée Ariel que Jean-Luc Mélenchon en short. Louise Dupuis laissera tomber quotidienneté et second degré pour un final ardent, en forme de manifeste lyrique sous influence paulb.preciadienne pour une société soulagée radicalement des problèmes de rapport hommes/femmes.
Les comédien.ne.s sont tous fantastiques. Impeccablement dirigé.e.s, les cinq interprètes sont justes, généreuxses, précis.es, avec un sens du rythme et un art du dé-rythme qui ajoutent un sacré grain de sel à la drôlerie de ce spectacle fougueux et enjoué.

Bâtards est le deuxième spectacle de La Très Neuve compagnie, il a reçu la mention spécial du jury du prix T13 du Théâtre 13 en 2023.

Marie-Hélène Guérin

 

BÂTARDS
Un spectacle de La Très Neuve compagnie
Au Nouveau Théâtre de l’Atalante jusqu’au 24 janvier 2025
Écriture et mise en scène Louise Dupuis
Avec Louise Dupuis, Thomas Gourdy, Lucile Oza, Lise Lomi, Julien Storini
Dramaturgie maxime Lévèque | Collaboration artistique Louise Roch | Création lumières Victor Inisan | Création sonore Julien Storini | Scénographie Louise Dupuis
Crédits photos Mélie Néel

Huellas : entre danse et cirque, un intense et beau voyage sur les traces de l’humanité

Un espace sonore végétal, animal, arboricole, du bois qui craque, le piétinement d’une course, des petits cris d’appel, puis une percussion, venue de loin dans le temps et dans l’espace… Dans la pénombre de la salle, c’est d’abord par l’oreille que Huellas nous attrape pour nous projeter ailleurs, dans le grand non-silence de la nature.


Huellas, ce sont les empreintes. Au sens propre, au sens figuré. Les marques laissées dans la terre par les pas, les pistes qu’on peut y lire, les échos qui résonnent du passé…

Les créateurs de Huellas sont allés observer les empreintes laissées par Néandertal avec les archéologues du site paléolithique du Rozel, en Normandie. Des milliers d’empreintes, de pieds et de mains d’adultes et d’enfants qui ont parcouru ce sol il y a 80.000 ans, autant traces de leur vie, de témoignages de leur présence d’êtres vivants, bougeant, cohabitant, échangeant, faisant société.

Huellas nous invite à les rejoindre un instant, pour construire par le geste un pont entre origines, présent et futurs.

Les acrobates Fernando González Bahamóndez, et Matias Pilet incarnent Néandertal et Sapiens – dont on sait aujourd’hui qu’ils ont coexisté pendant des millénaires ; Fernando, plus charpenté, longue chevelure en chignon, posture un peu ramassée, solaire Néandertal, et Matias, plus vif et crâne moins garni, Sapiens vif-argent; l’un qui est costaud, l’autre qui a le dos droit.

Si un intense passage, très beau, dans une dense obscurité trouée d’une diagonale de lumière acérée comme une lame, les voit s’affronter, la plupart du temps les deux larrons paléolithiques sont complices, se transmettent, jouent, compèrent dans l’altérité et la complémentarité plutôt qu’ils ne s’opposent. Ils vont à la découverte l’un de l’autre, se taquinent, se chamaillent, se cherchent des poux (ou plutôt des moustiques)… Leur art de l’acrobatie ultra physique vire chaplinesque, on se marre comme des gamins (surtout quand on est un gamin) tandis que leurs corps élastiques et toniques subissent les plus invraisemblables vols planés, virevoltes et distorsions. Entre deux éclats de rire on a le souffle coupé de l’audace de leurs envols.

La virtuosité circassienne des deux acrobates se fond dans une chorégraphie proche de la danse contemporaine qui fait presque oublier la technicité de leur pratique. On les voit expérimenter d’étranges et athlétiques modes de déplacements autres que la bipédie – reptation, spirale, roue Cyr humaine…, défier les lois de la physiologie et de l’équilibre, inventer la musique, la danse, le moulage, le dessin par leurs gestes, leurs acrobaties, les traces de terre glaise sur leur peau…

Trois tonnes d’argile recouvrent la scène, en un losange un peu irrégulier qui suffit à faire décor sous les lumières très soignées de Sofia Bassim – découpes dorées dans des noirs profonds -, surface martelée, bosselée, sculptée d’empreintes, comme une aire de fouilles archéologiques.
Cette terre grise aux nuances changeantes est un magnifique support d’imaginaire et de narration, mais aussi un fantastique agrès horizontal, dont la matière souple se laisse malaxer, permet des chutes spectaculaires et donne de l’élan à des rebonds qui en deviennent irréels.
Ils sont accompagnés par la musique envoûtante de Karen Wenvl et Daniel Barba Moreno, merveilleusement venue du fond des temps, d’aussi loin que vient la tradition Mapuche dont est issue Karen Wenvl. Le chant et le tambour kultrun de Karen, la guitare percussive ou mélodique de Daniel habillent les deux artistes d’une mélopée hypnotique qui fait elle aussi décor.


Sous le regard subtil du metteur en scène Olivier Meyrou, portés par la poésie de ces lumières, de cet univers musical et sonore, Matias Pilet et Fernando González Bahamóndez offrent beauté, joie et énergie avec l’humour et la profondeur des grands clowns. Ils ont créé avec Huellas une magie un peu chamane qui nous fait changer d’espace-temps, où les gestes font naître l’humanité, où l’acrobatie se fait danse et le spectacle se fait transe.

Marie-Hélène Guérin

 

© Bonnie Colin

HUELLAS
Un spectacle de la compagnie Hold Up & Co
Au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 18 janvier 2025, à voir en famille, à partir de 8-10 ans.
Mise en scène Olivier Meyrou
Avec Matias Pilet et Fernando González Bahamóndez
Musique Karen Wenvl et Daniel Barba Moreno
Scénographie Bonnie Colin
Création lumière Sofia Bassim
Régie plateau Salvatore Stara

Les très belles photos du spectacle sont signées Franck Jalouneix

Coproduction : La Plateforme 2 Pôles cirque en Normandie / La Brèche – Pôle national Cirque – Cherbourg-en-Cotentin, le Festival Cielos del Infinito (Patagonie chilienne), Agora – Pôle national Cirque Boulazac-Nouvelle-Aquitaine, Le Plongeoir – Cité du Cirque – Pôle national Cirque Mans Sarthe Pays de la Loire, Théâtre Philippe Noiret – Doué-la-Fontaine
Soutiens Direction générale de la création artistique – ministère de la Culture, DRAC Pays de la Loire – « Aide au projet en musique, danse, théâtre, cirque, arts de la rue » (ADSV), Département du Maine-et-Loire « Création d’Anjou » Partenaires : Le Champ de Foire (Saint-André-Cubzac) et Maison Bouvet Ladubay (Saumur)
Remerciements Site paléolithique du Rozel (Cotentin), Les 7 doigts de la main, Pôle d’interprétation de la Préhistoire (Les Eyzies)
Création le 13 janvier 2023 dans le cadre du Festival Cielos del Infinito, au Chili

Le Père Goriot, déjà les illusions perdues… une belle adaptation contemporaine

L’ancien Théâtre de Ménilmontant, Paris XXe, vient d’être repris par Serge Paumier et Nathalie Lucas. Ils l’ont baptisé Théâtre des Gémeaux Parisiens, en parallèle au Théâtre des Gémeaux d’Avignon qu’ils dirigent depuis 2019. Ils y font vœu d’en faire un lieu de création éclectique exigeant autant qu’un lieu de vie chaleureux.

En ce moment, on y voit un Père Goriot passionnant, sorti de sa gangue XIXe par David Goldzahl, qui a préservé la langue et la trame du texte tout en lui offrant une fraîcheur contemporaine.
Les codes du théâtre actuel sont maniés avec dextérité et sans lourdeur, allégés de cocasserie. L’adaptation alterne narration et jeu parfois dans une même phrase, avec beaucoup de fluidité.
En fond de scène, sous les pampilles du lustre de jais, une galerie de hautes boîtes noires tendues de tulle, mi-cachots mi-vitrines d’exposition, seront tout aussi bien ruelles parisiennes, salons bourgeois, modeste chambrette de la pension Vauquer ou loge à l’Opéra. La très réussie création musicale joue parfois de manière réjouissante des anachronismes – les sons d’aujourd’hui pouvant se faire parfaits traducteurs des humeurs d’hier. La scénographie dépouillée, élégante et nette, sous les belles lumières de Denis Koransky, vives de néons ou en clairs-obscurs à la Rembrandt offre un beau terrain de jeu à des comédiens plus qu’habiles.
 

 

« Rastignac – Le monde est infâme
Madame de Beauséant – Non, il va son train.»

Le Père Goriot est un des maillons de l’immense Comédie humaine (une centaine d’ouvrages — romans, nouvelles, contes aussi bien qu’essais, par laquelle Balzac se promettait de composer une « histoire naturelle de la société », susceptible de « représenter le drame qui se joue dans une société. »)
Si le personnage éponyme porte en lui la folie d’un amour paternel s’exacerbant du rejet de ses filles, thème qui structure le roman comme la pièce, c’est plutôt Rastignac, le jeune étudiant provincial qui cherche à se faire une place dans la haute société, qui est à l’avant-scène de cette adaptation, et avec lui l’avidité du monde, l’arrivisme, la soif du paraître.
 

 

« – Allez mon vieux, secoue les branches de l’arbre généalogique »

C’est Duncan Talhouët qui porte ce rôle pivot de Rastignac, ne le quittant qu’un instant, tandis que ces comparses se chargent de tous les autres personnages, majeurs ou annexes, nobles ou modestes – sans que l’on ne soit jamais égaré dans le récit tant l’adaptation et les codes de jeu sont limpides.
Duncan Talhouët est un Rastignac candide et ambitieux, calculateur autant que pantin des passions des autres, et qui va perdre ses illusions sans tarder. Duncan Talhouët est un peu plus adulte qu’on n’imagine ce jeune étudiant, mais il donne du charme et une intéressante complexité à son Rastignac.
Delphine Depardieu a de la finesse, un jeu sincère et droit, plein de fantaisie, elle excelle aussi bien dans la rusticité de quelque femme du peuple que dans l’aristocratique détachement des filles Goriot, toutes deux mariées noblement, ou la tendresse amère de la vicomtesse de Beauséant, lointaine cousine de Rastignac, souffrant d’être mal aimée.
Jean-Benoît Souilh est un épatant comédien, très généreux, dont on apprécie la remarquable plasticité et l’engagement physique. Il donne chair et cœur – bon ou mauvais – à tous les personnages qu’il incarne, notamment le Père Goriot et Vautrin, qu’il rend touchants au-delà de leurs disgrâces.

À voir pour le plaisir de la langue de Balzac, pour découvrir ou retrouver le piment de son portrait de la société parisienne ; pour la qualité de l’adaptation et de la mise en scène, impeccables, acérées comme une flèche, qui condensent avec vivacité le sel et le suc du roman ; pour le régal de ce trio d’acteurs très justes, joueurs et précis.

Marie-Hélène Guérin

 


 
LE PÈRE GORIOT
Aux Théâtre des Gémeaux Parisiens, jusqu’au 30 décembre 2024
D’Honoré de Balzac
Adaptation et mise en scène David Goldzahl
Avec Delphine Depardieu, Jean-Benoît Souilh et Duncan Talhouët
Scénographie et Costumes Charlotte Villermet | Lumières Denis Koransky | Son Xavier Ferri
Crédit photos © Studio photo de Jarnac
 

Heka, tout n’est qu’un faux-semblant : jonglerie 2.0

La compagnie Gandini Juggling – britannique mais très internationale puisque sur scène se côtoient des artistes taiwanaise, franco-vietnamienne, italienne, finnois.e, anglais d’origine éthiopienne et anglais d’ascendance italo-irlandaise – est depuis les années 90’ une figure majeure du renouvellement de la jonglerie contemporaine.
Elle propose aujourd’hui avec Heka un élégant spectacle à la croisée de la magie, du jonglage et de la danse contemporaine. Heka est la divinité personnifiant la magie dans le panthéon égyptien – et c’est sur les murs d’un tombeau égyptien qu’on trouve les plus anciennes traces de jonglerie, 3 femmes manipulant des balles. Titre en guise de salutation aux origines de la part des lointains descendants.

Sous l’inspiration des consultants en magie, le merveilleux clown Yann Frisch et le plasticien finlandais Kalle Nio, les balles, les anneaux, les foulards, les mains, les bras, les jambes apparaissent, disparaissent, ressurgissent où on ne les attend pas, s’évanouissent dans l’air ou y restent flottants, défiant les lois de la gravité, tandis qu’une jeune femme extrait d’elle-même des mètres de cordelette tout en ingérant une quantité anormale de balles. L’espace et le temps semblent se distordre pour rendre possible ces phénomènes. Dans un spectacle de magie, rappelle le prolixe Sean Gandini, il y a « les choses qu’on sait », « les choses qu’on sait qu’on ne sait pas », et… « les choses qu’on ne sait pas qu’on ne sait pas » : l’endroit indispensable pour la supercherie, là où l’on peut faire advenir l’impossible. Du bon équilibre des trois naissent le trouble, la surprise, et l’enchantement !

Les numéros s’enchaînent avec une belle fluidité soutenue par l’impeccable création lumière de Guy Hoare. Jonglerie, prestidigitation et danse paraissent n’être plus qu’un même geste. La création musicale sort des sentiers battus, créant des ambiances prenantes, parfois inquiétantes, toujours poétiques. Les costumes, qu’on pourrait qualifier d’épicènes (« dont la forme ne varie pas selon le genre »), sont très réussis, intelligents, graphiques, avec une pointe de malice.

Le spectacle se fait aussi méta-spectacle, discourant sur son propre objet, mais avec un humour très gai, taquinant le spectateur sur ses propres doutes face à la supercherie de la magie, rappelant ce goût contestable des magiciens au XXe siècle pour découper/transpercer/lancer des couteaux/enfermer dans des boîtes/ficeler des femmes leur tenant lieu de partenaires – pour ne pas dire souffre-douleur, et se servant de phrases-mantras slammées (en français, en finnois, en mandarin) comme pulsation pour rythmer d’épatantes jongleries.

Dans un univers noir et blanc où les accessoires rouges tranchent vif, entre chorégraphie et mathématiques, un spectacle tout à la fois minimaliste, raffiné, virtuose et cocasse. À voir en famille, à partir de 8 ans.

Marie-Hélène Guérin

 

HEKA, tout n’est qu’un faux-semblant
de la compagnie Gandini Juggling
Au Théâtre de la ville / Abbesses jusqu’au 29 déembre 2024
Mise en scène Sean Gandini et Kati Ylä-Hokkala
Collaboration à la magie Yann Frisch, Kalle Nio
Costumes Georgina Spencer | Lumières Guy Hoare | Musique Andy Cowton

Jonglage Kate Boschetti, Sean Gandini, Tedros Girmaye, Kim Huynh, Sakari Männistö, Yu-Hsien Wu, Kati Ylä-Hokkala

Photos © Kalle Nio

Production Gandini Juggling
Coproduction Maison des Jonglages, scène conventionnée – Théâtre d’Orléans, scène nationale. Résidences La Batoude, Beauvais – La Garance, Cavaillon – The Place, Londres – The Point, Eastleigh (GB) – 101 Outdoor Arts, National Centre for Arts in Public Space (GB).

Madame ose Bashung au Rond-Point : Madame ose Bashung, osez Madame !

Un vent de folie souffle sur le Rond-Point… On y bashungue, on y flamboie, on s’y esclaffe, on s’y émeut, en compagnie des belles queens échappées du cabaret de Madame Arthur et leurs acolytes musicien.ne.s.

Sébastien Vion/Corrine, magistralalala M.C. de cette cérémonie, avait à 16 ans vécu une expérience “incroyable, à la fois violente et poétique, bruyante et irrévérencieuse, métallique et sensible…” en découvrant Alain Bashung sur scène. Quelques paires d’années plus tard, il a partagé ce bonheur avec ses camarades du cabaret Madame Arthur en inventant un hommage baroque et merveilleux, que le théâtre du Rond-Point accueille pour deux semaines dans l’écrin de sa grande salle.

Pendant que le public prend place, les chevaux hennissant sur le rideau rouge, squelettes courant de Muybridge ou mustangs sauvages dans la pampa, plongent la salle dans une ambiance onirique.

Une “Madonna ardéchoise” (pétulante Patachtouille, la plus burlesque du trio), une “vraie méchante et fausse maigre” (iconique Corrine, maîtresse de cérémonie à la présence charismatique) et un “double poney” (fringante Brenda Mour, visage idéal, silhouette et voix spectaculaires) vont pendant une heure et demi faire palpiter le fantôme de Bashung et vibrer leurs et ses aficionados.

Insensées et magnifiques, jamais elles n’imitent mais plutôt s’approprient tubes attendus comme titres plus confidentiels, qui gardent toute leur puissance originelle. Un impeccable quatuor à cordes – attelage à l’enthousiasme partagé issu du Rainbow Symphony Orchestra –, un guitariste, Christophe Rodomisto – électrique au propre comme au figuré et une pianiste au masque expressionniste, Cosmé McMoon, les accompagnent avec élan et talent. Damien Chauvin leur a composé des arrangements réjouissants.
Voix profonde et basse pour Corrine et Brenda Mour ou plus colorature pour la lyrique Patachtouille, splendidement emperruquées, maquillées, corsetées, perchées sur hauts talons, ces queens sculpturales insufflent au répertoire de Bashung, respecté bousculé décalé amplifié, une poésie folle et un humour jouissif.

Brenda Mour fait résonner Osez Joséphine comme dans les plaines du Far West, Les petits enfants qui tombent des balcons interprétée par une Patachtouille échevelée ressemble à du Fréhel grande époque, Corrine déclamant sotto voce Vénus, sous le scintillement d’une boule à facette, fait passer un frisson dans l’assemblée.
Les chansons sortent un peu, beaucoup, passionnément, de leurs rails familiers, on les écoute, on les entend d’autant plus. Un aparté de Cosmé McMoon qui quitte son piano pour [Tuer] la pianiste, une lampe qui se balance au plafond pour un ténébreux La nuit je mens, un numéro de sangles aériennes à couper le souffle (par Quentin Signori ) pour des Volutes qui partent en fumée et on en a le cœur tout tremblant; avant qu’un improbable trio de catcheuses mexicaines ne déboule pour Bombez le torse, bombez ou que Patachtouille ne transforme Vertiges de l’amour ou Ma Petite Entreprise en sketchs loufoques !

Sous les projecteurs, ce sont Corrine, Brenda Mour et Patachtouille qui brillent, mais ce sont aussi Sébastien Vion, Kova Rea et Julien Fanthou qui habitent la scène sous les atours de leurs drags, et c’est troublant et touchant de voir se télescoper la forme de perfection très sophistiquée des créatures de cabaret mi-somptueuses mi-plastoc, et ces interprètes avec leurs beautés atypiques, avec leurs chairs, leurs voix, leur humour marqués par leur vie, leur passé, leurs combats, avec leurs costumes qui les dénudent et leurs nudités qui les cachent.

Il ne faut pas oublier que le cabaret est intrinsèquement un espace politique, ou même un acte politique. Ici, dans cette salle qui est une institution parisienne (mais qui, du haut de son presque demi-siècle d’ancienneté, rappelle de saison en saison que la jeunesse n’est pas une question d’âge !), on semble loin d’un lieu noctambule ou interlope. Mais cela n’empêche : là-bas ou ici, le cabaret, d’autant plus le cabaret drag – est un endroit de prise de parole, de créativité, d’altérité, de joie, le lieu d’une liberté qui semble acquise mais qui reste fragile – alors, fêtons cette liberté !

Un spectacle pétillant, impertinent, poétique, follement drôle, follement poignant, que le public, ébouriffé, enjoyé, ravivé, salue d’une ovation debout ! Une fête à s’offrir pour les fêtes.

Marie-Hélène Guérin

 

MADAME OSE BASHUNG
De la Cie Le Skaï et l’Osier
Au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 28 décembre 2024
Conception et mise en scène : Sébastien Vion
Chanteurs et performeurs : Corrine / Sébastien Vion, Brenda Mour / Kova Rea, Patachtouille / Julien Fanthou
Piano (du 12 au 23 décembre et le 28 décembre) : Cosme McMoon / Delphine Dussaux
Et (les 26 et 27 décembre) : Charly Voodoo
Guitare : Christophe Rodomisto
Quatuor à cordes du Rainbow Symphony Orchestra : (alto) : Juliette Belliard | (violoncelle) : Adrien Legendre | (1er violon) : Laurent Lescane | (2e violon) : Vladimir Spach
Sangles aériennes : Quentin Signori
Arrangements : Damien Chauvin
Régie générale et régie lumière : Gilles Richard | Régie son : Mustapha Aichouche | Habillage et accessoires : Anna Rinzo | Perruques et coiffures : Kevin Jacotot | Costumes latex : Arthur Avellano | Vidéos : Collectif La Garçonnière :, Tifenn Ann D, Syr Raillard, Thibaut Rozand | Bande son d’entrée : Nicol
Photos Monsieur Gac et Charlène Yves

Les titres du spectacle :
OSEZ JOSÉPHINE – 1991 – Album éponyme – Musique Alain Bashung – Paroles Jean Fauque & Alain Bashung | VERTIGE DE L’AMOUR – 1980 – Album Pizza – Musique Alain Bashung – Paroles Boris Bergman | VENUS – 2008 – Album Bleu Pétrole – Musique Arman Méliès, Gérard Manset – Paroles Gérard Manset | S.O.S AMOR – 1985 – Album Live Tour – Musique Paroles Didier Golmanas & Alain Bashung | LES PETITS ENFANTS – 1979 – Album Roulette russe – Musique & Paroles Alain Bashung | LA NUIT JE MENS – 1998 – Album Fantaisie militaire – Musique Alain Bashung, Édith Fambuena & Jean-Louis Piérot – Paroles Jean Fauque & Alain Bashung | JE FUME POUR OUBLIER QUE TU BOIS – 1979 – Album Roulette russe – Musique Alain Bashung – Boris Bergman & Alain Bashung | JE TUERAI LA PIANISTE – 2008 – Album Bleu Pétrole – Musique Gaëtan Roussel & Alain Bashung – Paroles Gérard Manset | BOMBEZ – 1989 – Album Novice – Musique Alain Bashung – Paroles Jean Fauque | BIJOU, BIJOU – 1979 – Album Roulette russe – Musique Alain Bashung – Paroles Daniel Tardieu, Boris Bergman | MONTEVIDEO – 2018 – Album En amont – Musique & Paroles Mickael Furnon | MA PETITE ENTREPRISE – 1994 – Album Chatterton – Musique Alain Bashung – Paroles Jean Fauque & Alain Bashung | VOLUTES – 1991 – Album Osez Joséphine – Musique Alain Bashung – Paroles Jean Fauque | MADAME RÊVE – 1991 – Album Osez Joséphine – Musique Alain Bashung – Paroles Pierre Grillet | GABY – 1979 – Album Roulette russe
– Musique Alain Bashung – Paroles Boris Bergman

Production déléguée « J’aime beaucoup ce que vous faites ! » – Christophe et Jérôme Paris Marty
Diffusion « Fantatouch » – Fanta Touré
Avec le soutien de la SPEDIDAM

Cartoon (ou Ne faites pas ça chez vous !)

Dans un bien joli décor de maisons de poupée format « pavillon de banlieue 1/1 », vit la famille Normal ; Norman et Norma, les radieux parents, 2,4 enfants (Dorothy, l’aînée, Jimmy, le cadet, et un bébé), un gros chien et un (gros) poisson rouge dans un gros bocal.
Une famille tout ce qu’il y a de plus normale. La journée commence, Papa lit le journal, maman donne le biberon à bébé avant de partir au travail, Dorothy houspille son frangin, et Jimmy est toujours le petit nouveau au collège. Tous les jours ? oui, tous les jours. Ah mais comment peut-on être TOUS les jours le petit nouveau ?

C’est que la famille Normal ressemble à une famille normale, mais vit selon des règles PAS DU TOUT normales… Bébé n’a toujours pas de prénom mais parle, comme le chien, et le poisson (qui lui a un prénom, il s’appelle Sushi). C’est que ce sont des cartoons : comme Woody Woodpecker et Bipbip le Coyotte, comme Grizzy et les lemmings, comme les Poussins de Claude Ponti, ils ne ressentent jamais la douleur. Ils ne vieillissent pas, et ne meurent jamais, jamais… et chaque matin tout redémarre à zéro. Tremblement de terre, électrocution, explosion de gaz, l’épisode suivant les ramène intacts au petit-déjeuner, Papa lit son journal, maman donne le biberon et caetera.

« Tous les jours un nouvel épisode
Inédit.
Repartant de zéro.
Tout peut arriver
Absolument tout.
On est allés dans l’espace.
En Afrique.
Sur la Lune.
Au milieu des dinosaures.
Et dans toutes les grandes capitales du monde.
On a eu des super-pouvoirs.
Deux fois.
On a été rapetissés.
On a été des géants.
On a été hantés.
On a été des fantômes.
On a été célèbres.
Tout peut arriver
Absolument tout.
Si ce n’est que.
On ne vieillit jamais.
On n’est jamais blessés.
On ne ressent jamais la douleur.
Et jamais
Jamais
Jamais
On ne meurt. »

Jusqu’à ce qu’un grain de sable dans l’engrenage… Maman Norma Normal, génie de profession, et donc comme il se doit tête en l’air, ramène une fiole expérimentale à la maison… Bébé en boit (devient invisible, tout ou partie), Jimmy en boit (se met à ressentir des choses – notamment quand on le frappe avec une poêle à frire ou qu’on devient son ami), le poisson rouge en boit (devient muet). Et le lendemain, ça ne reprend pas à zéro, bébé est toujours invisible, Jimmy change et y prend goût, et le poisson ne pipe toujours plus mot. L’heure des remises en question sonne pour la famille Normal !

Familière de l’univers de Mike Kenny , auteur jeunesse britannique dont elle a déjà mis en scène plusieurs textes, Odile Grosset-Grange renverse le rêve enfantin de devenir un héros de dessin animé cul par-dessus tête, et nous tend en miroir un héros de dessin animé qui aimerait devenir un enfant. On sait au moins depuis La Petite Sirène que quitter la fiction pour le réel a un prix… Mike Kenny et Odile Grosset-Grange, eux, n’ont pas le tragique en ligne de mire, mais la vitalité ! « si on arrêtait d’être des cartoons, on mourrait ! – oui, mais en ayant vécu ! »

« Quand je vais dans des classes, je dis toujours aux enfants et aux jeunes que je rencontre que ce qui me plaît par-dessus tout au théâtre, c’est que tout y est possible. Avec Cartoon, nous allons tester ensemble les limites de cette affirmation… » propose Odile Grosset-Grange. Alors elle pioche dans le magnifique coffre à jouets du théâtre pour en sortir des marionnettes et du dessin animé, un spectaculaire décor à transformation mêlant vidéo et construction, des cascades, des gags, des chansons, des courses poursuites et de l’émotion ! Un vrai feu d’artifice(s) au service d’un joyeux spectacle, qui pose, l’air de rien, des questions aussi simples qu’essentielles, comme celles que savent si bien poser les enfants : qu’est-ce qu’être normal ? est-ce que vouloir trop protéger autorise à empêcher de vivre ? est-ce que recommencer éternellement sa « journée de la marmotte », c’est une vie ? si au bout, il y a la mort, est-ce qu’être vivant vaut le coût ? mais est-ce que ne pas vivre vaut le coût de ne pas mourir ?

Un spectacle pour petits – mais pas trop petits – et grands, au rythme effréné soutenu par le jeu survitaminé des acteurs au top joliment vêtus de costumes pop pleins de peps, pour explorer de manière ludique et réjouissante des questions existentielles entre deux éclats de rire.

Marie-Hélène Guérin

 

 

CARTOON ou N’ESSAYEZ PAS ÇA CHEZ VOUS !
Un spectacle de La Compagnie de Louise
Au Théâtre Paris Villette jusqu’au 5 janvier 2025
À voir en famille à partir de 7 ans
Texte Mike Kenny | Traduction Séverine Magois
Mise en scène Odile Grosset-Grange
Avec François Chary, Julien Cigana, Antonin Dufeutrelle, Delphine Lamand, Pierre Lefebvre-Adrien, Pauline Vaubaillon
Assistant à la mise en scène Carles Romero-Vidal | Régie Générale de création Nicolas Barrot | Régie Générale Farid Laroussi en alternance avec François Michaudel | Lumières (création et régie) Erwan Tassel | Stagiaire Lumière Tom Bouchardon | Scénographie Stephan Zimmerli assisté d’Irène Vignaud | Dessins Stephan Zimmerli | Accessoires Irène Vignaud | Conception Machinerie et Magie Vincent Wüthrich | Conseil Marionnettes Brice Berthoud | Fabrication Marionnettes Caroline Dubuisson | Création Musicale et Son Vincent Hulot | Régie Son Vincent Hulot en alternance avec Camille Urvoy et Sébastien Villeroy | Costumes Séverine Thiebault | Création Perruque Noï Karunayadhaj | Chorégraphe Gianni Joseph | Plateau / Vidéo Emmanuel Larue | Plateau Marion Denier | Construction des Décors et machinerie Jipanco | Direction de Production / Diffusion Caroline Sazerat – Richard | Chargées de Production Mathilde Göhler ; Emilienne Guiffan | Diffusion Caroline Namer | Presse Elektron Libre – Olivier Saksik

Photos © Christophe Raynaud de Lage

Production La Compagnie de Louise / coproductions La Coupe d’Or – Théâtre de Rochefort, La Coursive – Scène nationale de La Rochelle, Théâtre d’Angoulême – Scène nationale d’Angoulême, OARA (Office artistique de la Région Nouvelle-Aquitaine), L’Odyssée – Théâtre de Périgueux, Théâtre de Gascogne – Scènes de Mont de Marsan, Ferme du Buisson – Scène nationale de Noisiel, Théâtre de Sartrouville et des Yvelines – CDN, Les Tréteaux de France – CDN / coproductions – fonds de soutien Fond de soutien à la production mutualisé de S’il vous plaît, Scène Conventionnée de Thouars, les 3T – Scène conventionnée de Châtellerault, Scènes de Territoire – Scène conventionnée du Bocage Bressuirais, Fonds de production jeunesse Nouvelle-Aquitaine en coopération avec la DRAC Nouvelle-Aquitaine / soutiens Adami, Fonds d’Insertion professionnelle de l’École supérieure de théâtre de l’Union – DRAC Nouvelle-Aquitaine et Région Nouvelle-Aquitaine / accueil et soutien en résidence Théâtre d’Angoulême – Scène nationale, Ferme du Buisson – Scène nationale, OARA dans le cadre de la Résidence Méca, La Coupe d’Or – Théâtre de Rochefort, Théâtre de Sartrouville et des Yvelines – CDN / accueil le soutien complémentaire de la Direction générale de la création artistique / La Compagnie de Louise est soutenue pour son projet par La Ville de La Rochelle, Le Département de la Charente-Maritime, La Région Nouvelle-Aquitaine et le Ministère de la Culture – DRAC site de Poitiers. La Compagnie de Louise est conventionnée par le Ministère de la culture – DRAC Nouvelle-Aquitaine Site de Poitiers

Machine de cirque : remède à la mélancolie !

Six ébouriffants circassiens québécois enflamment la Scala !
La jeune compagnie canadienne Machine de cirque, déjà passée par ici (en 2019 et 2021) et repassée par là (jusqu’au 5 janvier) vient secouer le public, de 5 à 105 ans – ravi et qui en redemande. D’éclats de rire en frissons, d’instants de poésie en prouesses virevoltantes, ils ne s’accordent (et ne nous accordent) aucun répit.

Sur le vaste plateau, patiente une spectaculaire scénographie, une fabuleuse “machine de cirque”, quelque chose comme un drôle de chantier délaissé pour la nuit, de bric et de brocs, avec lampadaire, échafaudages, antenne et câbles électriques, bâches et seaux, un chantier délaissé par ses ouvriers, mais déjà tout bruissant de grondements citadins, d’éclairages crépitants, de fumées mouvantes. La machine piaffe d’impatience à la perspective d’être bientôt animée par une bande de farfadets joueurs et inventifs bien décidés à exploiter le moindre recoin de cet agrès urbain. Un compère créateur de son, poly-instrumentiste, batteur fou – voire fou furieux, souffleur d’accordéon à bouche, percussionniste sur dos, sur tubes, sur tout ce qui peut se marteler, frapper, scander, guitariste, fredonneur, les accompagnent, les rythment et les dopent – si besoin était…
Les six jeunes gens, gaillards athlétiques ou sveltes échalas, envahissent l’espace de haut en bas, de bas à haut, de long en large, offrant une prestation généreuse et allègre. Du cirque sans clown, mais où l’humour du clown est partout, tressé aux acrobaties les plus techniques, aux fantaisies sonores ou visuelles les plus excentriques.

Un cycliste lunaire se lance dans une aérienne danse sur un vélo rouge vif et léger, défiant toutes les lois de la pesanteur d’un air rêveur. Au trapèze, à la planche coréenne, escaladant les trois étages de l’échafaudage, enchaînant d’impressionnantes suites de vrilles, jonglant aux quilles ou… à la serviette de bain – savoureuse burlesquerie !, rivalisant d’audace et de fantaisie, ils gardent toujours une magistrale fluidité, une inaltérable fraîcheur et un sens du collectif réjouissant.

Leur agilité rieuse, leur complicité, leur rapidité tout en souplesse feraient presque oublier la virtuosité dont ils font preuve. C’est beau, tonique, gai, joyeux, époustouflant. Le public s’enthousiasme, se bidonne, s’émerveille, et finit en ovation debout. Cette Machine de cirque offre un beau cadeau : du plaisir ! Ne nous en privons pas !

Marie-Hélène Guérin

 

MACHINE DE CIRQUE
à La Scala
Idée originale, écriture du spectacle, direction artistique et mise en scène Vincent Dubé
Collaborateurs à l’écriture et à la mise en scène Yohann Trépanier, Raphaël Dubé, Maxim Laurin, Ugo Dario, Frédéric Lebrasseur
Avec William Borges, Olivier Buti, Francis Gadbois, Andris Jagudits et Matthes Speidel
Musicien (en alternance) Jérémie Carrier, Olivier Forest et Frédéric Lebrasseur
Conseillers artistiques Patrick Ouellet,Harold Rhéaume et Martin Genest | Musique Frédéric Lebrasseur | Conseillères à la scénographie Josée Bergeron-Proulx, Julie Lévesque et Amélie Trépanier | Costumes Sébastien Dionne | Éclairages Bruno Matte | Son René Talbot | Ingénieur mécanique David St-Onge | Direction technique Patrice Guertin

Une production Machine de Cirque et Temal Productions
Soutiens : Conseil des Arts et des Lettres du Québec 
Conseil des Arts du Canada 
L’entente de développement culturel intervenue entre le gouvernement et la ville de Québec 
Délégation générale du Québec à Paris
Partenaires France.tv