D’un retournement l’autre : “À mort l’Etat ! Qui sont les anarchistes ?”

La démonstration se fait en alexandrins, dans une langue affûtée, où valse le vocabulaire globish de la finance, en révolution autour du soleil Sarkozy et des affairistes-bouffons.
 
Trois banquiers affairistes au bord du failli viennent quémander l’aumône à l’Etat, représenté par le Président de la République, une altesse qui a tout de Sarkozy (le très impressionnant Loïc Risser), jusqu’aux tics et aux tocs, avec sa potiche de Carlita (Alexandrine Monnot), star de la chanson et cantatrice à ses heures. Et les pompes si bien cirées par les banquiers, le Président n’hésitera pas une seconde à prêter les deniers de l’Etat, à un taux si ridiculement bas, qu’on le prendrait pour le Parrain lui-même. Et le Président, soutenu par le Gouverneur de la Banque Centrale (Didier Boulle), de prêter sans compter à ses amis banquiers, qui ont table ouverte chez lui, bien que le conseiller de l’Elysée (Alain Veniger) s’oppose à ce prêt avec tous les arguments de la raison, et c’est pourtant lui, le conseiller, qu’on qualifiera d’irresponsable.
Les banques re-prospèrent vite avec tout ce bel argent et plutôt que relancer le crédit, elles placeront tous leurs sous dans les marchés boursiers, dans des produits financiers sans transparence pour mieux s’en mettre plein la panse. Quand il faudra rembourser, les banques rembourseront, mais l’Etat, lui, aura bel et bien été endetté jusqu’au cou et décrédibilisé et d’ailleurs, peut-on encore parler d’Etat là où tout est privatisé, où tout tourne autour du Capital et de la propriété privée ? La rigueur sera la sempiternelle solution de l’Etat. Mais pas pour tout le monde. Parce que les banquiers font dans le champagne et le Château Lafitte jusqu’à la crise de foi(e) et remettent ça sans arrêt.
 

« Vos actes sont parlants, surtout leur hiérarchie,
qui disent quel est l’ordre où les gens sont servis :
d’abord les créanciers, le peuple s’il en reste,
voilà en résumé la trahison funeste »

 
Le conseiller aura bien conseillé la nationalisation des banques, mais rien qu’au mot « nationalisation » la verdite s’empare du Président. Et celui-ci ne cherchera même pas à réguler le « milieu » bancaire et tous les bouffons-fielleux-cyniques-drogués-pachas continueront à se gaver sur le dos de l’argent public. Le Président, soudain pris d’une illumination, déclarera qu’il faut moraliser le « milieu » et en terminer avec les scandales. Une vraie religion d’Etat où la Justice n’aura rien à dire…
 
C’est avec l’envie de chialer et une certaine jubilation qu’on sort du théâtre de la Reine Blanche – un endroit qu’il faut absolument fréquenter, inattendu dans cette partie du XVIIIe quelque peu désertique, qui mêle à sa programmation, théâtre, sciences et littérature. Non qu’on ait appris quelque chose qu’on ne saurait pas déjà en voyant d’ « Un retournement l’autre ». Quoique ! La trame et l’analyse sont si limpides qu’elles nous sautent aux yeux et qu’on ne peut plus dire qu’on ne savait pas. Et le constat est si désastreux et la langue de Frédéric Lordon si bien écrite, si bien aiguisée et si drôle avec ses alexandrins qui rappellent la Cour de Louis XIV à une autre époque où un certain Molière venait y scander pour mieux moquer le pouvoir.
 
D'un retournement l'autre
 
Chaque personnalité si importante de cette démonstration porte un costume de garnement à culotte courte – sauf le conseiller, seul adulte à bord -, tailleur bermuda. Faut-il y voir une relation avec le triangle des Bermudes et les paradis off-shore ? Faut-il y voir la taille que ces cyniques en chaussettes de Superman opèrent sur les deniers du peuple ? Ou tout simplement, faut-il y trouver un symbole de l’infantilisme et du crétinisme de cette engeance.
Les personnages perchés comme à l’Assemblée et si imbus d’eux-mêmes, devant des pupitres d’écoliers à guirlande électrique, reçoivent la lumière divine du régisseur lumière en douche ou en plein phare dans un dispositif scénique sobre et efficace.
Carlita la lyrique-virgin-débile, oubliera un moment qu’elle n’est plus de gauche et entonnera soudain l’ « Internationale » quand elle n’entonne pas l’ « Ave Maria ».
 
Les gilets jaunes, pour finir, nous prennent aux tripes malgré nous, et nous monteraient presque les larmes aux yeux. Parce que peut-être que quelque chose est en train de se jouer aujourd’hui dans l’anarchique et donc, en quelque sorte incontrôlable, mouvement des gilets jaunes et même si un autre que Sarkozy a pris la suite, avec d’autres mythes du pouvoir, cependant tout aussi capitalistes et tout aussi libéraux que le Président précédent, on se dit que cette pièce est bien d’actualité et n’a pas pris une ride.
 
À savoir, est-ce que l’histoire racontée dans « D’un retournement l’autre » est la vérité des milieux financiers, on aurait tendance à le croire au vu du parcours de Frédéric Lordon et tant son langage crie bien ce qu’il en est. Un texte précieux, un moment précieux. Cette pièce tourne depuis 7 ans et a encore de beaux jours devant elle.

Isabelle Buisson

 

D'un retournement l'autre

 


D’UN RETOURNEMENT L’AUTRE

De Frédéric Lordon
Mise en scène Luc Clémentin
Avec Didier Simon Bellahsen, Didier Boulle, Gérald Cesbron en alternance avec Denis Ardant, Alexandrine Monnot, Loïc Risser, Alain Veniger, Luc Clémentin
La Compagnie Ultima Chamada
Au théâtre de la Reine Blanche, métro La Chapelle, jusqu’au 9 décembre, à 20h45, dimanche 15h.

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