Charlotte Piazza

Charlotte, d’après une histoire vraie

À l’âge de 20 ans, Charlotte Piazza, jeune femme embringuée dans un mauvais plan par de mauvaises fréquentations, est condamnée à une peine de 3 ans de prison ferme.
Elle y découvrira que là on n’est pas privé seulement de sa liberté. Intimité, santé, dignité, individualité, respect, droit du travail, ad libitum : plusieurs droits fondamentaux restent à l’extérieur des murs des prisons… La violence de la situation, les injustices et mauvais traitements, perturbent l’équilibre de la jeune femme, qui décompense une schizophrénie. Un an après sa remise en liberté, une crise l’amène à être internée sur ordre de la préfecture dans une unité fermée de soins psychiatriques, où on conditionnera sa sortie à l’administration d’un traitement aux effets secondaires très durs, le Xéplion, sans l’accompagner ni par des explications ni par des analgésiques. Pour échapper à la douleur, l’ultime évasion de Charlotte sera le suicide.

Sur la large scène nue et vide qui se peuplera des rêves, souvenirs, peurs et fantasmagories de la jeune femme, un petit recoin est pleinement habité de réel – lit, lettres en vrac, menus objets, poupée venue de l’enfance – encore proche, fringues en tas, cabas, poste radio. C’est dans cette bulle de désordre, dans cette « boîte noire » comme elle appelait sa cellule, que vivra devant nous Charlotte, jusqu’à ce que la frontière entre l’espace mental et l’espace concret ne s’efface et que Charlotte ne quitte sa bulle pour se mêler aux personnages qui hantent son esprit.
Julia Beauquesne, qui porte le personnage de Charlotte, et surtout sa folie, avec beaucoup de pudeur et de sensibilité, se tient fort justement en équilibre entre la fraîcheur de la jeunesse et l’opacité d’une gravité venue trop vite, avec les épreuves. Elle est entourée par Lilou Lefranc et Laetitia Lemaire, incarnant joliment – entre naïveté et instants de grâce –, la mère et l’enfant-Charlotte invoquées en esprit par la jeune femme. Rémi Picard a l’ingrate charge de représenter tout ce qui enferme et brise Charlotte, démons intérieurs comme figures extérieures de l’ « ordre » (moral, médical…). Chloé Delest, concrète, émotive, incarne avec une belle densité Gina, l’amie, la « sœur de cellule ».

La mise en scène exploite parfaitement l’espace du théâtre du Nord-Ouest, jouant des niveaux et des profondeurs de champs, des dégagements et des escaliers, sous des lumières qui découpent et structurent élégamment l’espace.
Malgré quelques maladresses, c’est un spectacle digne et poignant, traversé d’étincelles de poésie, qui rend un bel hommage à Charlotte, jeune femme qui avait des talents et des envies, à son combat pour la vie, ainsi qu’à toutes les victimes des institutions carcérales et psychiatriques.
Un hommage d’autant plus touchant que c’est sa mère, Patricia Piazza, actrice et autrice, qui le porte à nos regards et à nos cœurs. On imagine les forces qu’elle a dû rassembler pour transformer cette épreuve en œuvre, ce déchirement si intime en représentation publique.
S’appuyant sur les lettres, les notes, les croquis, ses propres souvenirs de moments partagés ou de conversations avec sa fille, elle compose un texte vibrant, qui sait tenir à distance le pathos pour laisser place à la vie, avec ses douceurs et ses ombres, ses joies et ses cruautés.
C’est l’histoire de Charlotte, mais, en arrière-plan, c’est aussi l’histoire d’une mère qui a perdu sa fille de trop de façons ; et qui lui redonne l’espace et la lumière où elle n’aurait pas dû cesser de vivre.

Marie-Hélène Guérin

Charlotte Piazza-affiche

CHARLOTTE
Un spectacle de la troupe Les Filles de Gaïa
Au Théâtre du Nord-Ouest
Une pièce de Patricia Piazza, d’après l’histoire vraie de Charlotte Piazza
Avec Julia Beauquesne, Chloé Delest, Laetitia Lemaire, Rémi Picard, Lilou Lefranc
Costumes Anne Poitral | Lumières Elvire Flocken-Vitez | Musique Dinah Ekchajzer, Magali Goblet, Nicolas Rayappa

À retrouver à partir d’octobre 2023 dans ce même théâtre,
plus d’infos ici

Herculine Barbin © Pierre Planchenault

Herculine Barbin, Archéologie d’une révolution : la grâce des demi-teintes

l y a 150 ans ou presque, un médecin parisien, appelé pour constater un suicide, découvre dans une triste chambre du Quartier Latin le corps sans vie d’Abel Barbin. Le corps sans vie, une lettre adressée à sa mère, et un manuscrit.
Quelques années plus tard, il confie ces Souvenirs à un confrère, Ambroise Tardieu, qui en publie en 1874 de larges extraits dans Question médico-légale de l’identité dans ses rapports avec les vices de conformation des organes sexuels. Un siècle plus tard, Michel Foucault redécouvre ces mémoires, les ré-anime et les ramène à la surface de cette fin de XXe.
Dominique Valadié, en 1985, les portera à la scène, sous la houlette de Françon. Au début des années 90, j’en ai vu une adaptation par Brigitte Foray, dans le beau théâtre à l’italienne de Chambéry. C’est Laura Benson qui incarnait Herculine/Abel. J’ai le souvenir d’un spectacle saisissant, sombre, sec et tendu.

En ouverture du texte des Souvenirs, Ambroise Tardieu note : « Les combats et les agitations auxquels a été en proie cet être infortuné, il les a dépeintes lui-même dans des pages qu’aucune fiction romanesque ne surpasse en intérêt. Il est difficile de lire une histoire plus navrante, racontée avec un accent plus vrai, et alors même que son récit ne porterait pas en lui une vérité saisissante, nous avons, dans des pièces authentiques et officielles que j’y joindrai, la preuve qu’il est de la plus parfaite exactitude. »

Herculine Barbin © Pierre Planchenault

C’est le corps sans vie d’Abel Barbin qu’on a trouvé et autopsié. Mais c’est Herculine qu’elle était née, grandie avec le surnom affectueux d’Alexina, et c’est Camille qui, âgé•e de 25 ans, rédige ses souvenirs.
C’est jeune, 25 ans, pour écrire ses mémoires. C’est jeune mais iel a déjà traversé le miroir et vécu plusieurs vies. C’est jeune, iel le sait, mais se sait aussi dans l’urgence. Je note « iel », le pronom n’existait pas il y a 180 ans, est-ce qu’il-elle l’aurait utilisé, on ne peut que supposer. Iel accorde les adjectifs tantôt au féminin, tantôt au masculin – « je suis née », « j’ai souffert, seul ! », « on me voyait comme son amie, alors que j’étais son amant » ; et s’est choisi un prénom de narration épicène, comme une réconciliation.

Catherine Marnas nous fait entrer avec une grande douceur, et beaucoup de délicatesse dans cette vie tourmentée.

En fond de scène, un écran alanguit des ombres de dunes, comme une échographie, une macrographie, un paysage indéchiffrable, lent et vaguement familier.
Un homme vêtu de noir, une bribe de plancher, des fantômes de lits, une bassine d’émail, des bruissements d’eau.
Bientôt l’étrange paysage ondulant va laisser place à des images patinées, nous projetant dans un autre rythme, un autre temps, d’autres lieux. Architectures, cour d’un pensionnat, enfants jouant, cornettes de religieuses et robes de demoiselles, arbres et voûtes, noir et blanc, sépia ; frissonnent dans l’air quelques notes presque liturgiques. Il y a quelque chose de rêveur, une mélancolie tranquille.

Herculine Barbin © Pierre Planchenault

Née en 1838, Herculine Barbin a été assigné.e femme, par négligence, ignorance, inconscience. Un médecin consulté en raison de douleurs à l’aine, causées par un testicule non descendu, stupéfait, l’enfer est pavé de bonnes intentions, a voulu réparer l’erreur par une autre erreur, faisant basculer d’Herculine en Abel, de jeune fille institutrice de 20 ans, aux traits un peu durs, aux joues couvertes d’un léger duvet, amoureuse et amante de la belle Sara, institutrice comme elle au pensionnat d’Archiac, confrontée, comme il se doit, aux abus de pouvoir des inspecteurs de l’Académie, en un jeune homme doté d’une voix menue, « armé de [sa] seule faiblesse et de [sa] faible expérience des choses ».

L’homme en noir va rompre sa solitude et faire place à Herculine. Elle était étendue, silencieuse et immobile dans un lit de blanc vêtu. Dans ce dévoilement, il y a beaucoup de douceur et de tendresse. La levée d’une absence, les retrouvailles avec l’enfance solitaire et calme.

L’homme en noir, c’est Nicolas Martel, masculinité flexible, gestuelle précise et précieuse, peut-être une rémanence de Michel Foucault, exhumant à nos yeux Herculine/Abel et ses souvenirs comme le philosophe a exhumé le texte des archives où il dormait. Il fera du drap qui couvrait Herculine un drapé antique, une robe élégante, la vêtira, dévêtira, lui passera son costume d’homme, accompagnant toutes ses métamorphoses de la chorégraphie légère de ses mains attentionnées. Il apporte de la malice et de la complicité. On l’entendra parfois dans quelques chansons aux sonorités décalées, Le 3e Sexe d’Indochine ou Les Pensionnaires de Verlaine devenant lieder aux sourdes orchestrations, d’un charme envoûtant.

C’est Yuming Hey, artiste singulier et charismatique qu’on avait aimé dans Un garçon d’Italie, qui prête son androgyne beauté, sa grâce touchante et rare à Herculine. Homme, femme, les deux et ni l’un ni l’autre, de genre fluide et de talent subtil, il ne force jamais la note, toujours juste et sensible. Il s’impose comme une évidence pour interpréter Herculine/Abel, première personne à avoir changer de genre à l’État civil en France, jeune être en perpétuel devenir.

Leurs deux voix parfois se mêleront, se superposeront, comme une voix à deux tons, hybride et se faisant écho à elle-même.

Herculine Barbin © Pierre Planchenault

Déclarée femme mais non-femme, déclaré homme mais non-homme, Camille a subi les assignations que la société et la médecine lui ont imposées. L’amour partagé avec sa consœur Sara lui a accordé un temps où la question de son genre ou de son sexe était abolie, noyée dans l’affection, effacée par la tendresse. Le corps médical s’en est mêlé, et puisqu’il faut être défini, si testicule il y a, homme il y a. Mais être un homme ne réparait pas l’erreur première d’assignation. Intersexe, entre l’une et l’autre, pas l’une puis l’autre. Intersexe, que son époque et son monde a poussé à se penser comme échouant à vivre les rôles de femme puis d’homme qu’on lui destinait.

Comme la vie d’Herculine/Abel, le spectacle est déchiré en deux par un cri de douleur et de rage qui brise le cœur. Et c’est la gorge nouée qu’on entend le rapport d’autopsie, la litanie poignante des anomalies physiologiques, de toutes ces petites distorsions du corps qui ont fait qu’Herculine Barbin aura eu besoin de tant de prénoms, de tant de pronoms, sans réussir à se rassembler – multiple et changeant•e, à être un•e, à être soi suffisamment pour continuer à vivre.

Par l’incarnation retenue et intense de Yuming Hey, par la partition de Nicolas Martel en contrepoint délicat, par l’élégance et la bienveillance de sa mise en scène, par la poésie de la scénographie et de la création sonore, Catherine Marnas offre à Herculine comme une consolation, comme une nouvelle peau après la plaie, fine et sensible mais reconstruite.
Cela pourrait être un manifeste, pour le Neutre (Roland Barthes le dit « fuite élégante et discrète devant le dogmatisme, bref le principe de délicatesse », et cela va bien à ce spectacle), pour la transidentité, l’entre-deux, l’acceptation de la complexité, de l’indéfini, du souple et du mouvant.
Ce n’est pas un manifeste, c’est du théâtre, là où le théâtre ouvre plus grand l’horizon, là où le théâtre dit le monde et les âmes.
Un spectacle utile, profond, pudique et violent, beau comme une perle baroque, dont c’est l’étrangeté qui fait la richesse, et la douceur la puissance.

Marie-Hélène Guérin

 

Herculine Barbin : Archéologie d’une révolution
Au Théâtre 14 jusqu’au 3 décembre
D’après Herculine Barbin dite Alexina B. publié et préfacé par Michel Foucault
Adaptation Catherine Marnas et Procuste Oblomov
Mise en scène Catherine Marnas
Avec Yuming Hey et Nicolas Martel
Avec la complicité de Vanasay Khamphommala et Arnaud Alessandrin
Conseil artistique Procuste Oblomov | Assistanat à la mise en scène Lucas Chemel |Scénographie Carlos Calvo | Son Madame Miniature | Lumière Michel Theuil | Costumes Kam Derbali
Photos © Pierre Planchenault

on n'est pas là pour disparaître © Christophe Raynaud de Lage

On n’est pas là pour disparaître

Au Théâtre des Halles, en ce moment, brille une pépite, précieuse, aux froids et doux reflets de nacre : On n’est pas là pour disparaître. Un spectacle puissant qui s’insinue dans l’esprit et y creuse un chemin profond, porté par l’insaisissable et saisissant Yuming Hey.

On démarre sur une fausse piste, comme un polar. En fond de scène, sur un vaste tulle blanc, se projettent en phrases incisives le déroulé de ce qui semble un fait divers, une date, des coups de couteau, une tentative de meurtre, une victime, un coupable ? L’interrogatoire policier dérive et nous entraîne ailleurs, vers d’autres interrogations.

On n'est pas là pour disparaître © Christophe Raynaud de Lage

« À l’asile où il est placé, monsieur T. attend, ou plutôt il ne sait pas qu’il attend. »

Monsieur T. est atteint de la maladie d’Alzheimer. Monsieur T. est dépossédé de lui-même, de son intériorité, de son futur, de son passé par la maladie de A.
De son présent même. De ses mots, de ses liens.
Aux phrases nettes, lettres blanches sur fond noir, qui nous apportait faits et informations sur le crime, sur la maladie, succède un étrange et beau paysage vidéo (création Justine Emard), évoquant de l’imagerie médicale aussi bien que des territoires mouvants et rhizomiques, où l’on sent qu’il est facile et risqué de s’égarer. Nous entrons dans l’espace mental de monsieur T., dans les méandres du cerveau altéré et de la vie brouillée de monsieur T.

Noir. Lumière. Apparaît Yuming Hey qui se fait narrateur, enquêteur, monsieur T., la femme de monsieur T, le corps médical.
Débit de mitraillette, murmure fébrile, cheveux ras, la silhouette comme son jeu : fine et souple.
Comme il faisait vivre à l’intérieur de sa chair et de sa voix les multiples strates d’être d’Herculine Barbin (m.e.s. C. Marnas), il se fait porte-parole, porte-sens, porte-sensation des un•e•s et des autres protagonistes avec la même justesse, la même acuité. De Monsieur T. il se laisse traverser par la logorrhée entre folle lucidité et déroute éperdue ; à madame T., broyée et solide, il donne une concentration toute en retenue ; aux autres personnages il prête la bonne distance.

Pieds ancrés au sol, il a le corps statique mais mobile – voix, expressions, tension du corps, rythmes, regard, tout se meut et s’ajuste au gré des personnages. La métamorphose est minimale mais saisissante.
Yuming Hey a une maîtrise remarquable de son art, sa virtuosité de chaque instant jamais ne passant devant la finesse et la sensibilité de son incarnation.
Il se fait ombres et lumières, poursuivant de son jeu délicat la belle qualité d’absence de jugement qu’on trouve dans le texte.

On n'est pas là pour disparaître © Christophe Raynaud de Lage

« Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est,
de ne pas pouvoir nommer les choses »

Dans la mise en scène limpide et tendue de Mathieu Touzé, tout concourt à densifier la représentation. La création lumière rigoureuse de Renaud Lagier et Loris Lallouette, atmosphère blanche, crue, d’hôpital, est troublée de projections vidéos très évocatrices, alternant séquences de chiffres, lettres, mots, pendant les voix off, ou ombres fluctuantes, comme des lumières sous des branchages, pendant les monologues ou les soliloques des personnages. Quelques notes de guitare, sèches, sourdes, comme trois coups de théâtre, comme des battements de cœur, happaient le spectateur dès l’ouverture du spectacle. Rebecca Meyer accompagnera en direct ce voyage d’une guitare électrique hypnotique, rôdant en sourdine ou égrenant des mélopées discrètement répétitives.
Rien ne surligne, ne paraphrase, tout est écho, caisse de résonance, amplificateur.

Il y a de la violence dans ce texte, dans les profondeurs de l’égarement de monsieur T, dans le désordre qu’il crée autour de lui. Pourtant, échappant salutairement à tout pathos, l’adaptation du texte de la passionnante autrice Olivia Rosenthal par Mathieu Rouzé laisse place à un contrepoint piquant, porté par la voix (off) ample et presque rieuse de Marina Hands, qui s’amuse de la liste des maladies portant le nom d’un médecin, ou propose d’un ton badin de petits exercices cruels… « Imaginez que vous ne puissiez pas ne pas oublier une personne de votre entourage. Qui oublieriez-vous ? »

« Il m’oublie.
Je me demande s’il peut se servir de la maladie pour avoir une vie neuve,
avec des moyens limités, certes, mais une vie légère », dit madame T.

On n’est pas là pour disparaître nous plonge dans les interstices entre ce qui reste ancré et ce qui s’enfuit. La maladie n’est pas une fin, la maladie est un mouvement. Monsieur T. a des peurs et des envies. Monsieur T. a en lui de la mort, et de la vie.
« On n’est pas là pour disparaître », rugit monsieur T. Non, vraiment, on n’est pas là pour disparaître. Et c’est dans un mouvement de vie que ce spectacle poignant et lumineux nous entraîne.

Marie-Hélène Guérin

On n'est pas là pour disparaître © Christophe Raynaud de Lage

ON N’EST PAS LÀ POUR DISPARAÎTRE
Au Théâtre des Halles, du 7 au 26 juillet
Un spectacle du Collectif Rêve concret
D’après le roman d’Olivia Rosenthal
Mise en scène et adaptation Mathieu Touzé
Avec Yuming Hey
Musique live Rebecca Meyer
Et avec la voix de Marina Hands, de la Comédie-Française
Assistanat à la mise en scène Hélène Thil, Thibaut Madani | création lumière Renaud Lagier et Loris Lallouette | création vidéo Justine Emard
Texte publié aux éditions Gallimard
Photos © Christophe Raynaud de Lage

Architecture en pierre de taille

Le pape du festival d’Avignon est Pascal Rambert, et la cour d’honneur est son palais. Rares sont ceux ayant aussi bien su mettre en valeur les murs et les voûtes de ce lieu mythique, et encore plus rares ceux ayant réussi au contraire à faire oublier la magie du Palais des Papes pour mieux transporter leur public. Pascal Rambert a, paradoxalement, relevé le défi de conjuguer ces deux prouesses.

Tout commence par une ronde, une danse si légère qu’elle en semble suspendue dans le temps. Un instant de communion et d’alchimie totales entre les neuf comédiens qui vont s’affronter. Puis résonnent la voix grave de Jacques Weber, et les mots violents de Pascal Rambert.
Car Architecture est une histoire de violence : sur fond d’un XXe siècle tragique, une famille d’intellectuels se déchire comme se déchirera bientôt l’Europe de part laquelle ils voyagent.

Les thèmes de la guerre, bien sûr, mais aussi et surtout de la famille et en particulier des relations entre les pères et les fils, autant de sujets chers à Pascal Rambert, constituent le cœur de ce texte riche, poétique, puissant, moderne, ébranlant, fort, marquant. Entre face-à-faces pleins de tension et monologues foisonnants, passionnants et bouleversants, ces répliques, ces mots, frappent de plein fouet, pénètrent, poignardent, laissant des cicatrices ineffaçables et salvatrices. Et si la langue et les mots brûlants et violents de Pascal Rambert, faisant écho au plus profond de chacun, constituent les solides et indispensables fondations de cette Architecture, les neuf comédiens qui s’affrontent sur scène en sont indéniablement les piliers essentiels, bravant les tourments d’une époque qui les dépasse. Ces mastodontes donnent vie aux personnages et aux mots de Rambert, avec un talent tel qu’il semble obligatoire de saluer chacune de ces performances.

Jacques Weber incarne avec puissance le patriarche violent et vieillissant, figure du vieux monde ; Stanislas Nordey tient droit face aux reproches amers de son père, (dés)articulant chaque mot pour mieux le planter dans le cœur des autres protagonistes et des spectateurs ; Marie-Sophie Ferdane prête sa voix cuivrée et sa bravoure au rôle de la seconde femme de Jacques, pièce rapportée à une famille qui peine à l’intégrer ; Anne Brochet et Emmanuelle Béart incarnent deux sœurs aux destins parallèles avec subtilité et violence ; Denis Podalydès et Pascal Rénéric, en alternance, campent avec fragilité et émotion le fils aîné, musicien bègue incompris, aimant passionnément sa femme, Audrey Bonnet, magnifique de légèreté et de force jusqu’à un monologue final particulièrement puissant et avec laquelle il constitue un couple à l’alchimie évidente ; Arthur Nauzyciel est d’une grande justesse, en militaire teigneux, tour à tour effrayant et vulnérable, belliqueux et résigné ; enfin, Laurent Poitrenaux détonne : à la fois drôle, touchant ou profondément antipathique, il est ce gibbon inquiétant, élastique et impressionnant.

Ainsi, pour notre plus grand plaisir, ces neuf comédiens de marbre brut, véritables mastodontes monolithiques, s’affrontent sur une scène sublimée. Sublimée tout d’abord par la scénographie, d’une pureté éblouissante, qui voit le plateau divisé en îlots qui forment cet écosystème familial. Sublimée par les lumières d’Yves Godin, entre froideur et chaleur, évoluant en harmonie avec le cours du récit, épousant le texte et son cheminement.
Architecture est un grand spectacle, une succession d’images lumineuses et marquantes, de scènes d’anthologie parfois si féériques que l’instant semble figé, un chef-d’œuvre porté par une troupe impressionnante et talentueuse, un de ces instants de théâtre total, une étincelle dans le paysage théâtral, qui illumine la Cour d’honneur et notre âme de spectateur.

Nathan Aznar

Teaser Architecture

ARCHITECTURE
Vu au festival d’Avignon 2019,
à voir actuellement aux Bouffes du Nord, jusqu’au 22 décembre
Texte, mise en scène et installation Pascal Rambert/ collaboration artistique Pauline Roussille/ lumière Yves Godin/ costumes Anaïs Romand/ musique Alexandre Meyer/ chorégraphie Thierry Thieu Nineang / chant Francine Acolas / conseil mobilier Harold Mollet
Avec Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Anne Brochet, Marie-Sophie Ferdane, Arthur Nauzyciel, Stanislas Nordey, Denis Podalydès de la Comédie-Française, en alternance avec Pascal Rénéric, Laurent Poitrenaux, Jacques Weber
Création le 4 juillet 2019 au Festival d’Avignon – Cour d’honneur du palais des papes
Dates de tournée 2019-2020 ici

Warm : enfer ou back room ?

Vous avez envie de voir autre chose, de l’hors du commun, de la performance scénique, de l’intensité, « Warm » vous époustouflera.

Peut-on être excité sexuellement au théâtre ? C’est une question que l’on peut se poser en assistant à une représentation de « Warm ». Le théâtre n’est pas l’image, le théâtre, c’est le corps de loin et la voix qui vous arrive et c’est ce que nous donne à voir superbement « Warm ». On vous demandera de laisser vos effets aux vestiaires, car dans la salle, soyez prévenus « ça va chauffer ».
C’est assurément un texte écrit par un homme que nous donne à entendre Béatrice Dalle, qui a beaucoup de courage de se colleter à cette violence textuelle et physique, à cette succession de verbes violents, dévorateurs, exigeants et mettant en avant la maîtresse femme, pur désir et pur fantasme vus par l’esprit masculin. Elle y vit l’incarnation de ce désir et nous le retranscrit par la voix et de temps en temps avec son corps, qui voudrait lui aussi s’exprimer, mais comment faire, debout, presque figée, face à un lutrin, un micro à la main, pour que le corps vive également, pour que la voix ne soit pas que montée de la jouissance, mais puisse aussi se libérer et atteindre l’orgasme ?

Ceux qui vivent à travers leur corps sur le plateau, ce sont le porteur Wilmer Marquez et le voltigeur Edward Aleman. Pourquoi deux hommes et pas deux femmes, ou un homme et une femme ou deux femmes ? A quoi correspond ce fantasme de voltigeurs ? Fraternité ? Homosexualité ? Rêve de partouze ? Il faut cependant préciser que le spectacle est né de cette rencontre entre le metteur en scène David Bobée et le duo d’acrobates colombiens et que le texte n’est venu qu’après. Des corps qui symboliseraient « ça », cette tentative de montrer « ça », avec la grâce et la force et la beauté des corps de ces deux hommes et sans une once de vulgarité.

La maîtresse femme se veut dominatrice alors que bien souvent, elle n’est que commentatrice et non ordonnatrice des événements de ses fantasmes incarnés par les exploits acrobatiques d’Edward Aleman et Wilmer Marquez. Sauf à certains moments, où elle aime à dominer par la parole, presque contraindre, presque sadique. Elle se saoule de ses propres inventions et incantations, tandis que les hommes-objets, interchangeables, morceaux du meilleur de chaque fraction de corps et de visages archivés par l’inconscient désirant de celle qui fantasme, ne paraissent au début que des gymnastes -enfin quand je dis « que », ce n’est pas réducteur, leurs prouesses nous impressionnent- et deviennent peu à peu des lutteurs qui ratent, tombent, déchoient, s’abandonnent à leur fatigue, à leur faiblesse, que leur transpiration, provoquée par la chaleur sur le plateau, oblige à se surpasser et qui, parfois, malgré les injonctions diaboliques de la maîtresse femme, n’en font qu’à leur tête et à leur corps.

@ Arnaud Bertereau

Quelle est cette femme si crue, si sans histoire, qui jouit de manipuler les corps comme une marionnettiste, ce spectacle circassien de l’intérieur de sa tête ?
Même si Béatrice Dalle est tout à fait impressionnante dans son interprétation qu’elle restitue avec force et intensité, elle demeure cependant jeune pour ce jeu de rôle rude et masculin, où l’on oscille entre enfer et back-room ; j’aurais imaginé une femme vieille, à la peau fripée, à la voix éraillée, pour ces invocations, pour cette poésie sonore, car oui, il s’agit bien de poésie, que ce soit celle des voltigeurs, de Beatrice Dalle, du texte de Ronan Chéneau, de la musique de Frédéric Délias, de la création lumière de Stéphanie Babi Aubert ou de l’installation et de la direction de David Bobée.
On en prend plein la vue, plein la tête, plein les oreilles avec la mise en scène faite de la lectrice au micro par Béatrice Dalle, du jeu acrobatique des porteurs-voltigeurs, des miroirs en fond de scène qui donnent l’impression de fondre et provoquent des mirages tant la chaleur produite par les projecteurs à chaque flanc de la scène brûle tout.

Or, le spectateur, peut-il vraiment partager cette expérience avec ceux qui sont sur scène ? Pas vraiment. On est bien sûr fascinés par ce qu’on voit et ce qu’on entend, beaucoup de nos sens sont en éveil, mais on est également capturés, avec l’envie de ne plus subir cette oppression, cette folie tout à fait réussie. Le spectateur reste forcément en retrait. Aurait-il été possible d’imaginer une immense partouze au théâtre du Rond-Point ?

Isabelle Buisson

 

[youtube https://www.youtube.com/watch?v=9Zyj4qw-McQ&w=560&h=315]
WARM
Au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 5 janvier 2020
Texte : Ronan Chéneau
Installation et direction : David Bobée
Avec : Béatrice Dalle
Acrobates : Edward Aleman, Wilmer Marquez
Lumière et installation : Stéphanie Babi Aubert
Musique : Frédéric Deslias

La Magie lente, plongée en eaux sombres et remontée vers la surface

« Madame le ministre, monsieur le doyen… »
Le narrateur s’apprête à livrer l’ « histoire d’un homme » à une assemblée docte autant qu’institutionnelle. On nous annonce une conférence, c’est un témoignage intime qui va se dérouler devant nous.

« Il y a au fond de moi une épave, et ça remonte morceau par morceau, l’enfant que j’étais.
On ne voit rien en surface que de l’eau, du bleu-vert,
et en dessous, l’épave qui remonte par morceaux. »

 

Depuis 10 ans, Louvier croit que ses désirs sont des hallucinations, car le psychiatre que, troublé par des pensées sexuelles obsessionnelles, dépressif, il avait consulté alors, ne pouvait entendre ces désirs. Puisque ses pulsions ne peuvent être, le psychiatre les définit comme distorsions mentales, et voilà Louvier définit comme hétérosexuel schizophréne. Il lui faudra pas à pas devenir l’homosexuel bipolaire qu’on lui a refusé d’être, et rester schizophrène le temps de faire le chemin.

« – Bipolaire, c’est moins grave que schizophrène ou je me trompe ?
– Dans votre cas, vous avez raison.
– Alors c’est une bonne nouvelle. »

 

Ce qui va se dévoiler là, c’est le trajet que Louvois, accompagné par un nouveau psychiatre, consulté parce que le mal-être ne se résout pas, va accomplir pour déconstruire ce diagnostic, cette définition de lui-même imposée par un tiers.
La « magie lente », c’est le lent et difficile apprentissage d’être soi, ce « bain révélateur » qui s’opère par le langage, par la cure psychanalytique, cette alchimie précieuse que les mots peuvent opérer.
Louvier et son nouveau thérapeute vont dénouer les fils de l’enfance, faire surgir de derrière les murs épais du déni et de l’innommable, ou plutôt le trop longtemps innommé, le traumatisme de l’enfance violée, l’inceste.

« Ce qui n’est pas dit pourrit dans le noir sans pour autant exister »

 

Le texte de Denis Lachaud est à la fois très cru et très pudique, on appelle une bite une bite, et un pédophile un pédophile, on parle de douleur et d’effroi, on avance à mots modestes et pourtant puissants vers la reconstruction d’un être.
Le jeu comme la mise en scène tiennent à distance tout pathos. Des chaises noires, toutes simples, des verres ou des bouteilles d’eau posées sur l’assise; à l’avant-scène, une table de bureau, un ordinateur portable. Dans le texte, il était écrit que ce spectacle serait joué par un homme seul : le metteur en scène Pierre Notte l’a pris au mot, et c’est l’acteur qui assure la régie, se chargeant des changements de lumière ou des lancements sonores. La voix à peine plus posée pour le thérapeute, à peine plus brisée pour Louvier, Benoît Giros entrelace les deux facettes du travail de la psychanalyse, glisse de celui qui écoute à celui qui dit, de celui qui dévoile à celui qui entrevoit, enfin. Pas de lyrisme, pas de fioriture, si l’émotion nait c’est avec retenue, presque discrétion. Un travail exemplaire d’intelligence et de justesse.

Marie-Hélène Guérin

 

LA MAGIE LENTE
A Paris-Villette du 21 novembre au 7 décembre 2019
Texte Denis Lachaud
Mise en scène Pierre Notte
Avec Benoit Giros

L’Histoire d’une femme : la claque salutaire de Pierre Notte

L’histoire de départ de cette femme, c’est l’histoire de bien trop de femmes, peut-être l’histoire de toutes les femmes… Toutes celles qui, un jour ou l’autre, voire tous les jours, ont été blessées, humiliées, meurtries. Ces histoires qui les renvoient à leur condition de femme, précisément. Ces incidents provoqués par des hommes, nécessairement, qu’ils soient leurs pères, leurs buralistes, leurs voisins…
Ce genre d’épisodes glauques -insultes verbales, agressions physiques…- la femme de l’histoire ne veut plus en parler. Un jour, elle prend le parti, purement et simplement, de se taire.

 

« Je l’ai vu ralentir, lui mettre une main aux fesses, et repartir en riant. »

La femme se retrouve à terre, après la main aux fesses de trop, et elle décide en se relevant de ne plus jamais adresser la parole à aucun homme. Pas plus à son compagnon qu’à son médecin, pas davantage à son patron qu’à son frère. Décision bien radicale et qui n’attire pas forcément l’empathie…
C’est en ce sens, notamment, que le texte de Pierre Notte est très réussi : il n’est en rien manichéen, pas plus que ne l’est son héroïne.
La pièce interroge, pose question sur la posture à adopter. Quelles seraient, quelles sont nos propres réactions ? Trop ou pas assez radicales ? Le silence est-il la meilleure des armes ? Sans doute pas, mais pour la femme de l’histoire il est devenu vital…

Muriel Gaudin s’est emparée du texte dense, parfois très cru, toujours extrêmement poétique de Pierre Notte avec une vitalité, une force, une énergie palpables et communicatives. Elle est non seulement cette femme qui se raconte, mais également toute une galerie de personnages masculins qui la hantent, la maltraitent, l’irritent, et parfois, mine de rien, la réconfortent…
La mise en scène très minimaliste – une table, une chaise, un verre et une carafe d’eau – concentre toute l’attention sur la palette de jeu de cette brillant comédienne.

On sort un peu sonné avec, contrairement à l’héroïne, une formidable envie de crier : allez écouter l’histoire d’une femme !

 

 

L’HISTOIRE D’UNE FEMME
Théâtre du Rond-Point, du 6 novembre au 1er décembre 2019
Texte et mise en scène : Pierre Notte
Avec Muriel Gaudin

Face au Gorille

Il entre dans la salle par une porte dérobée et nous surprend, nous, public, immédiatement. Un gorille en redingote et haut de forme, très chic, vient nous saluer et entreprend, au pupitre dressé devant nous, de nous entretenir de son bien curieux destin.

Capturé dans la forêt africaine, enfermé dans une caisse à bord d’un cargo, il a traversé les océans pour venir jusqu’à nous. Et pour sortir de sa condition de gorille, on lui propose de devenir un homme. Le Gorille-conférencier nous conte alors son apprentissage : serrer une main, boire de l’alcool, dire bonjour…mais, surtout, être un humain : apprendre les sentiments, apprendre à être sociable, apprendre les différences, les bassesses, les compromissions. Apprendre, surtout, à être un autre, et à être accepté comme tel par la communauté des humains.

 

« Pour les humains, la place d’un singe est dans une cage. Eh bien, alors, voilà : j’allais cesser d’être un singe… »

Alejandro Jodorowsky, dont on connait l’œuvre foisonnante, a pris la nouvelle de Kafka comme point de départ à une réflexion assez vertigineuse et bougrement efficace sur l’absurdité de notre condition. Son fils, Brontis, incarne ce Gorille. Rarement le terme « incarner » avait été plus juste pour définir ce que réalise ce comédien accompli. Perruqué, grimé, cravaté, il nous apostrophe, nous prend à parti, nous interpelle. Il saute, bondit, mime, danse. Quelque fois, ses instincts de Gorille se réveillent, mais l’humanité reprend malgré tout le dessus, à moins que ce ne soit l’inverse… l’homme derrière le Gorille ou le Gorille derrière l’homme ? Qui triomphera ? Brontis nous renvoie la question, en nous transperçant plusieurs fois au cours de ce spectacle de son regard hypnotique. Mais tout cela, avant tout, n’est que théâtre. Et grand théâtre.

 

Ce Gorille a déjà triomphé des centaines de fois en France et à l’étranger : il reprend au Lucernaire cette année, opportunité à ne pas manquer !
1 – Brontis Jodorowsky, qui a travaillé au Théâtre du Soleil, a une maîtrise incroyable de son corps. Il produit, pendant plus d’une heure, une performance scénique proprement hallucinante.
2 – L’adaptation d’Alejandro et Brontis Jodorowsky de la nouvelle de Kafka « Compte-rendu à une académie » est vivante et dynamique : ce gorille nous aura littéralement capturés à son tour.
3 – Cette harangue fiévreuse est un de ces spectacles que l’on n’oublie pas : il renvoie à la vacuité de nos pauvres existences d’humain…qui seraient encore plus ternes sans des spectacles de cette qualité.

Stéphane Aznar

 

LE GORILLE
Au Lucernaire jusqu’au 3 novembre 2019
Un spectacle d’Alejandro et Brontis Jodorowsky d’après une nouvelle de Franz Kafka (Compte-rendu à une académie)
Avec Brontis Jodorowsky

Rien ne saurait manquer : psaume contemporain d’une génération Y

Une boule à facette, des fumigènes, des perruques blondes, un maître de cérémonie qui nous salue d’un « bonsoir » polyglotte : drôle de cabaret que celui-là ! Les perruques pendent comme du linge qui sèche, en guise de discours d’accueil le maître de cérémonie en collants nous lance d’un ton goguenard des interrogations existentielles, et deux comparses tout aussi intégralement collantés de noir poireautent dans un coin accoudés à une table agrémentée de micro…

C’est sur un mode ironique et distancié que la compagnie Avant l’aube, qui nous avait saisi au coeur avec Boys don’t cry, nous fait entrer dans leur exploration de cette génération Y à laquelle ils appartiennent, les « millenials », les ados de l’an 2000.
 

@ Nicolas Pintea

C’est vif, pétillant et acidulé. Cette jeune compagnie sait parler de l’air du temps, avec le vocabulaire du théâtre d’aujourd’hui, fragmentaire, visuel, mêlé de vidéos et de compositions sonores, alternant scènes, litanies, adresses au spectateur sur un rythme 2.0, en saynètes brèves et disparates qui s’enchaînent comme on clique sur des vidéos suggérées par youtube, en bondissant d’interrogations existentielles en mèmes incontournables…
En gourmandes cerises sur le gâteau, clins d’oeil malicieux et toniques : une apparition pseudo-hologrammique de Thomas Pesquet en « homme du futur », un frénétique discours de réception des oscars par une Marion Cotillard plus vraie que nature…
Vincent Calas, déjà remarqué dans Boys don’t cry, fredonne « Qu’on me donne l’envie », et ces paroles n’ont pas l’air d’être si bêtes, on est touché par ce désir d’envie… Au détour d’une phrase il se métamorphose en Mélanie Laurent, on vous laissera apprécier le moment savoureux ! En leitmotiv : un Pop club presque d’un autre temps (dernière émission en 2005…), où s’affrontent en arguties nébuleuses autant qu’hilarantes un intello défaitiste d’arrière-garde persuadé qu’après lui le déluge et une plus jeune mais tout autant intello, qui tente de faire entendre la voix de ces congénères à coup de citation de philosophes pré-socratiques.
 

@ Nicolas Pintea

Les comédiens (Vincent Calas, Agathe Charnet – aussi autrice du texte – et Lillah Vial) sont tous trois parfaits de légèreté, de justesse, de spontanéité, et de gravité quand il le faut. Car, dans cette ambiance pop, surgissent aussi des éclats de ces joies folles de la jeunesse, des amitiés et des fêtes, et sourd parfois quelque chose de plus sombre. Une parenthèse récurrente, plus lyrique, plus introspective : les unes, l’autre, passe un coup de fil à leur mère, porte ouverte entre leur enfance et l’âge adulte, entre la génération d’avant et la leur, entre l’intimité et la société. Là, s’y dénudent les confessions, les nostalgies et les ambitions, les peurs et les rêves – pas si éloignés de ceux qui tenaillaient ceux qui avaient 20 ans lorsque eux sont nés, finalement. La compagnie Avant l’aube a envie de nous murmurer à l’oreille, par la voix samplée de Xavier Dolan, que, malgré tout, « tout est possible à qui rêve, ose, travaille et n’abandonne jamais »… « Tout est possible à qui rêve, ose… » : beau programme que se donne et applique ce collectif !

« …je n’ai pas de french manucure, je n’ai pas de carte gold, pas d’enfants, pas d’exigence, je n’ai pas de contrat, je n’ai pas de fous-rires, je n’ai pas, je n’ai pas… mais ! j’ai de l’énergie, j’ai des désirs, j’ai une coloc sympa, j’ai du temps, j’ai facebook, j’ai deux licences, j’ai besoin de vacances, j’ai 27 ans… »

Rien ne saurait me manquer : autoportrait fiévreux et joueur, tendre et alerte, multiple et vivace d’une jeunesse d’aujourd’hui, fiévreuse et joueuse, multiple et vivace, et à l’appétit vorace…

Marie-Hélène Guérin

 

RIEN NE SAURAIT ME MANQUER (j’ai découvert Pierre Rabhi sur mon IPhone 7)
Un spectacle de la compagnie Avant l’aube
Reprise au théâtre Le Lavoir Moderne Parisien du 2 au 6 octobre 2019
Texte : Agathe Charnet
Mise en scène : Maya Ernest assistée de Julie Ohnimus
Création musicale : Augustin Charnet
Avec Vincent Calas, Agathe Charnet et Lillah Vial

Le beau revers de la médaille

Aristote disait que « la vertu est le juste milieu entre deux vices ». Tout serait donc une question d’équilibre. Facile. Or, en matière de vie de couple, et de vie tout court, allez chasser le vice pour la vertu, le vice revient au galop. C’est presque trop facile en fait, mais voilà donc le coeur du problème.

Ils ont tout pour être heureux : un appartement, un travail (lui est chasseur de tête chez Publicis, elle s’occupe de leur fille en attendant de reprendre sa carrière), un enfant, ils s’aiment parfaitement à coup de chabada-bada et d’amour chamalow. En plus de cela, ils sont blonds, ils sont beaux, et ils se le disent. Bien évidemment, filer le grand amour n’existe pas, et il va vite y avoir de l’eau dans le gaz.

Jusque là, le sujet est bien connu : une histoire de couple avec ses travers et ses disputes. Sujet bien d’actualité, car qui ne se sent pas concerné par le manque de temps, la peur de mal gérer le fait d’être parent, l’absence de sens dans son travail, le bruit constant de la ville, la charge mentale des tâches du quotidien… Tout cela est à la fois très vrai, très pertinent et aussi un tantinet cliché. Sauf que Elodie Navarre et Emmanuel Noblet interprètent ce couple explosif avec une énergie débordante dans une mise en scène de Côme de Bellescize qui évite justement de tomber dans le cliché. Il y a du rythme, il y a du mordant, et c’est impertinent. C’est drôle aussi. Oui, vous allez rire !

La question qui se pose : jusqu’où va-t-on dans cette spirale infernale ? Lui, prend de la coke pour tenir le rythme. Elle, pète littéralement un câble quand lui finit sa tranche de jambon préférée à elle, cachée derrière les yaourts. Triste drame inévitable du couple ? Et comme pour échapper à cette guerre conjugale permanente, leur petite fille autiste s’emmure dans le silence de sa chambre, jusqu’au jour où quittant le foyer familial, elle se remet à parler. Là, prise de conscience des parents, réajustement du couple, rééquilibre de vie nécessaire et vital. Tout est bien qui finit bien. Ce n’est pas pour autant un conte de fée, mais bien une peinture réelle des pantins que nous devenons si l’on ne se pose pas la question du sens, de l’effort, du silence et de l’amour véritable et durable. Car non, l’amour durable n’est pas démodé ou impossible, il demande de passer par d’innombrables batailles… qui en valent la peine. Allez voir Les Beaux, vous comprendrez.

Anne-Céline Trambouze

LES BEAUX
Théâtre du Petit Saint-Martin jusqu’au 9 novembre 2019 (mardi au samedi 21h)
De : Léonore Confino
Mise en scène : Côme de Bellescize
Avec Elodie Navarre et Emmanuel Noblet

crédits photo : Emilie Brouchon