L’Autre Fille : Comme une gifle sous hypnose qui divulgue l’absence
Dans L’Autre Fille, Annie Ernaux s’interroge sur l’absence de sa sœur Ginette, morte à l’âge de 6 ans, avant sa naissance et sur la présence et l’ampleur qu’a prise cette absente dans sa vie jusqu’à devenir présence et jusqu’à recréer des liens antérieurs qui la feraient revivre.
Annie Ernaux creuse l’écriture, somme indirectement ses parents qui ne lui ont rien dit, inspecte les objets qu’elle a toujours crus siens et qui ont eu une première vie avec Ginette, regarde les photos, comme à son habitude, rares photos de Ginette qui l’empoisonneraient presque jusqu’à une jalousie grandissante. Elle tourne autour de la place de l’absente indétrônable en quelque sorte. « Lutter contre la longue vie des morts ». Car il est vrai qu’il n’y a pas plus présent qu’un mort, dont on ne se débarrassera plus puisqu’il ne pourra plus mourir. Son souvenir, son absence, à tout jamais nous hanteront. Et cela, Annie Ernaux nous le donne à voir avec rectitude, avec des mots choisis et ses interrogations, et Laurence Mongeaud s’en empare pour nous le faire entendre sans équivoque.
Ça commence par cette phrase terrible qui n’est pas destinée à Annie et pourtant qu’elle entend pareille à une révélation de ce qu’on lui avait caché pendant tout ce temps. « Elle était plus gentille que celle-là », bribes de conversation d’épicerie qui tomberont dans l’oreille d’Annie, elle sait qu’on parle d’elle, elle comprend soudain qu’elle n’est pas considérée comme gentille par sa mère et qu’une autre avant elle a été plus gentille qu’elle. Phrase terrible comme une gifle sous hypnose qui divulgue l’absence d’une antériorité qu’Annie ignorait et d’un jugement et d’une comparaison qui lui sont défavorables.
De creusement en glissement, Annie Ernaux nous invite à disséquer le langage et on découvre les phrases de l’enfance qui nous marquent « Tu nous coûtes les yeux de la tête ». On se demande, comme Annie Ernaux, pourquoi elle n’a jamais interrogé ses parents sur Ginette. « Aujourd’hui seulement, je me pose la question pourtant si simple, qui ne m’est jamais venue, pourquoi ne les ai-je jamais interrogés sur toi, à aucun moment, pas même adulte ni mère à mon tour ». Ni même le jour de l’enterrement du père au caveau couché à côté du plus petit de Ginette. Les terribles secrets de famille…
Annie Ernaux s’enfonce de plus en plus à vouloir comprendre cette présence-absente, à vouloir soulever les caveaux et à disséquer les corps et les âmes. « … il me semble avancer dans une contrée tourbeuse où il n’y a personne, comme dans les rêves, devoir franchir, entre chaque mot, un espace rempli d’une matière indécise. J’ai l’impression de ne pas avoir de langue pour toi, pour te dire, de ne savoir parler de toi que sur le mode de la négation, du non-être continuel. Tu es hors du langage des sentiments et des émotions. Tu es l’anti-langage ». Comment parler d’une voix qu’on n’a jamais entendue qui ne nous hante que par l’image. Peut-être que si Annie Ernaux avait disposé d’un enregistrement sonore de sa sœur les questions et les obsessions auraient été différentes ?
Ce récit, cette adresse étrange à une morte, à soi-même et à tous les autres d’Annie Ernaux vient nous toucher et nous émouvoir par son universalité et ses petites touches très justes comme revoir un territoire de l’enfance et le trouver, a posteriori, petit. « Tout correspondait, en plus petit, à mon souvenir », dira-t-elle de la maison d’enfance.
Pas évident de mettre en scène un texte si littéraire où Laurence Mongeaud et Nadia Rémita prennent le parti de la femme cynique et révoltée et à Laurence Mongeaud de s’envoyer cette autoroute de texte sans anicroches et de nous le restituer dans la hargne parfois et la puissance aussi.
Les quelques éléments de décor participent à la sobriété du texte comme cette petite tombe de livres et de fleurs sur laquelle se termine la pièce presque comme un mandala ou, il faut bien y penser, à une tombe d’enfant avec ses fleurs éternelles. Des chansons déjantées nous montrent la face destroy et peu moins retenue que dans ses écrits, de l’Annie qui n’est pas une sainte contrairement à Ginette.
L’émotion nous emplit au fil du monologue jusqu’à nous faire monter les larmes aux yeux.
Un spectacle singulier en seul en scène innovant.
– Isabelle Buisson –
L’AUTRE FILLE
D’Annie Ernaux
Mise en scène : Nadia Rémita
Avec Laurence Mongeaud
Studio Hébertot jusqu’au 19 juin 2019 (mardi et mercredi 21h)
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