L’Avare, version dynamite de Ludovic Lagarde

La peste soit de l’avarice, mais pas de cet Avare-là !

Harpagon est dans l’import-export et il a transformé sa maison en entrepôt pour garder sous les yeux sa marchandise : des dizaines de caisses, palettes, boîtes, s’amoncellent sur le plateau. Mais aujourd’hui, on lui a donné du « cash », qu’il a dû dissimuler dans son jardin. Angoisse insupportable, le jour où il doit annoncer son mariage avec la jeune Marianne…

C’est l’une des nombreuses grandes idées de Ludovic Lagarde, qui s’empare de ce classique en le transposant dans notre siècle actuel. Ce qui est toujours un défi : les exégètes ronchons s’interrogent souvent sur l’utilité de ce qui peut être perçu comme une coquetterie. Il n’est en rien ici !

Tout au long de ces 2 heures 40, on entend Molière sous un jour inédit, grâce aux efficaces trouvailles qui en soulignent le sens… Au point qu’on se demande souvent si le texte n’a pas été réécrit, tant il semble coller à ces partis-pris de mise en scène. C’est ici que la magie survient : pas une ligne n’a été modifiée (à l’exception de la toute fin, allégée), et tout fonctionne à merveille.

 

 

 

 

 

 

La troupe de comédiens réunie par Ludovic Lagarde a l’énergie communicative. Il faudrait tous les citer, mais on retiendra Alexandre Pallu, qui compose un hilarant Valère, lèche-bottes et manipulateur, Myrtille Bordier, qui campe une Elise à la limite de la bipolarité, et Louise Dupuis, formidable Maître Jacques, tenancière de food-truck, toute en irrévérence gouailleuse.

Et puis, bien sûr, il y a Laurent Poitrenaux. Il virevolte, il sautille. Il éructe, il minaude. Il s’agite, il s’étire. Il terrorise son petit monde, tout en souffrant au plus profond de son propre avarice. Il exploite au mieux la palette infinie de son jeu et de son corps élastique pour nous proposer un Harpagon halluciné, emprisonné dans sa folie violente, absurde sans être mortifère, presque flamboyante. L’hommage unanime du public, chaque soir, est payé comptant.

L'Avare, mise en scène Ludovic Lagarde, Théâtre de l'Odeon, coup de coeur PIanopanier

Cet Avare a été créé en octobre 2014 à la Comédie de Reims et a beaucoup tourné avant d’arriver à Paris…

1 – Les trouvailles de Ludovic Lagarde et de ses comédiens ne sont jamais gratuites et on entend le texte de Molière comme rarement.
2 – Laurent Poitrenaux, hallucinant Harpagon, chef d’entreprise et de famille, mène une troupe épatante à l’énergie communicative.
3 – Cet Avare-là est de la pure dynamite – on en sort à la fois joyeux…et triste de voir que le texte de Jean-Baptiste Poquelin sur la folie de l’argent sonne aussi juste 350 ans après sa création.

 Stéphane Aznar

À l’affiche de l’Odéon-Théâtre de l’Europe du 2 au 30 juin 2018 (mardi au samedi 20h, dimanche 15h)
Mise en scène : Ludovic Lagarde
Avec : Laurent Poitrenaux, Christèle Tual, Julien Storini, Tom Politano, Myrtille Bordier, Alexandre Pallu, Marion Barché, Louise Dupuis

©Pascal Gély

“Le Récit d’un homme inconnu” ou la puissance théâtrale

Créée au Théâtre National de Strasbourg, la MC 93 a reçu la mise en scène de cette nouvelle de Tchekhov, « Le Récit d’un homme inconnu » avec trois acteurs hors pair, Valérie Dréville, Stanislas Nordey et Sava Lolov. Zinaïda a quitté son mari pour s’installer chez George Orlov sous l’observation silencieuse de Stepan, un ancien officier servant désormais la révolution introduit chez ce dernier pour tuer son père.
 
D’emblée, le grand maître russe nous plonge dans cette atmosphère particulière propre à Tchekhov où les mots transcendent les acteurs pour en dégager la puissance du désir humain et les ambivalences de l’âme.
Atmosphère pour le moins étrange introduite par Valérie Dréville dans sa danse d’ouverture en mouvements saccadés, traduisant à la fois la joie immense d’aimer, et annonçant peut-être déjà les secousses et les irrégularités des sentiments, la déception, l’angoisse.
 

Le Récit d'un homme inconnu - Tchekov - Vassiliev - photo Jean-Louis Fernandez

Ce qui est remarquable, c’est le travail qu’ont fait les acteurs sur leur déclamation si typique de l’exploration de Vassiliev. Si elle peut paraitre parfois surprenante et entrecoupée, elle révèle avec verve la sève de l’écriture. Cela ne va pas sans rappeler le travail de diction de Médée-Matériau.

Tout au long de la pièce, les personnages ne cessent de se servir des thés brûlants. Les différents services défilent. Gestes anodins de servir du thé, et de le boire. Partage d’un moment intime, convivial ou mondain. Thé qui sera ensuite recraché à répétition par le personnage de Zinaida. Symbole fort d’une norme, d’une habitude, d’un quotidien qui bien souvent cache ou l’inertie et l’indifférence de certains personnages (celle d’Orlov par exemple) ou les prises dans le filet de l’amour.
 
Chef d’œuvre à voir absolument !
 

LE RÉCIT D’UN HOMME INCONNU
De Tchekhov
Mise en scène Anatoli Vassiliev
Avec Valérie Dréville, Stanislas Nordey, Sava Lolov
et Romane Rassendren
En tournée : 12 au 20 avril au Théâtre National de Bretagne (Rennes)

 

Le Petit-Maître corrigé : une injustice réparée !

Clément Hervieu-Léger signe cette saison à la Comédie-Française une mise en scène très réussie du “Petit-Maître corrigé” de Marivaux, pièce jouée uniquement deux fois jusqu’ici ! Cette œuvre contient pourtant tous les ingrédients des comédies de caractère et de mœurs du 18ème siècle en général et de Marivaux en particulier. La passion que l’on ne veut pas avouer ni reconnaître, les oppositions sociales, l’ironie, la vérité psychologique, la fantaisie, les domestiques qui mènent le jeu et l’amour qui finit par triompher. “Le Petit-Maître”, jeune parisien précieux et pédant est hostile au mariage. Rosimond doit épouser, pour obéir à sa mère, la fille d’un comte “campagnard” qu’elle lui a choisie. Il ne veut en aucun cas fâcher sa mère !

Le Petit Maître corrigé, Marivaux, Clément Hervieu-Léger, Christophe Montenez, Adeline d'Hermy, Loïc Corbery@ Vincent Pontet, coll. Comédie-Française

“Nous l’épouserons, ma mère et moi !”

Il ne regarde même pas la jeune fille qui, elle, le trouve plutôt à son goût mais veut lui donner une leçon. Elle y parviendra, avec l’aide de Dorante, ami de Rosimond et des domestiques Marton et Fortin. Dans cette scénographie, l’action se déroule non pas dans le salon du comte mais dans un pré ! Les très beaux décors d’Eric Ruf évoquent des tableaux de Greuze et Fragonard. Les costumes d’époque sont très réussis. Tous les comédiens sont excellents, comme toujours avec l’actuelle troupe du Français. Leur humour, leur  fantaisie, leur aisance contribuent à nous faire passer un moment très agréable à la (re)-découverte de ce texte de Marivaux.
Gageons que nous retournerons applaudir cette œuvre avant deux siècles d’attente… Et pourquoi pas l’année prochaine, avec une reprise de cette mise en scène ?

Le Petit Maitre Corrige

LE PETIT-MAITRE CORRIGE
Á l’affiche de la Salle Richelieu de la Comédie-Française – du 23 février au 12 avril 2018 (calendrier de l’alternance ici)
Une pièce de Marivaux
Mise en scène : Clément Hervieu-Léger
Avec : Florence Viala, Loïc Corbery, Adeline d’Hermy, Pierre Hancisse, Claire de la Rüe du Can, Didier Sandre, Christophe Montenez, Dominique Blanc et Aude Rouanet

Fasci(s)nant Arturo Ui

C’est la petite bête qui monte qui monte qui monte… Les doigts taquins se hissent irrésistiblement jusqu’au creux de notre cou où arrivent à leur paroxysme ces chatouilles tant attendues et redoutées… On se souvient de notre ambivalence d’enfant face aux chatouilles qui nous faisaient passer du plaisir au supplice. Cet Arturo est chatouilleur, horriblement détendant, redoutablement amusant, merveilleusement terrifiant.

Guili-guili-guili… Cette petite bête nous fait passer de l’humour au sarcasme, de l’adhésion au rejet, de la bêtise à l’intelligence, du grotesque à la poésie, de la joie au macabre… On est dans l’absurde et le rationnel, c’est une délicieuse imposture. On adhère, on s’englue, on se ment, on devient schizophrène, on adore – c’est le danger.

Brecht nous met en péril. On sombre sans l’avoir vu venir. La pièce dresse une analogie entre l’ascension d’Hitler et les gangs du Chicago des années 30 qui symbolisent le pouvoir du capitalisme naissant.

On oublie l’Histoire et notre brûlante actualité, pour se délecter comme un gamin devant Monsieur Loyal (Bakary Sangaré) le cousin du clown Krusty (irrésistible Serge Bagdassarian), l’acteur déchu et aviné (énorme Michel Vuillermoz), cette idiote de Dockdaisy (atomique Florence Viala) ces gangs de la pègre investis d’une mission de Blues Brothers (Eric Génovèse, Jérôme Pouly et Elliot Jenicot incarnent un terrifiant Joker tricéphale), un démoniaque Ernesto Roma (Thierry Hancisse), un hilarant duo « père & fils » (Bruno Raffaelli et Nicolas Lormeau) et ces hommes araignées dont la toile se referme sur nous. Le malaise s’installe… On ne voit plus la petite bête… mince… ne jamais perdre de vue le danger… on le savait pourtant…

La résistible ascension d'Arturo Ui, Bertolt Brecht, Katharina Talbach, Comédie-Française
@Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

“Si les petits gagnent de moins en moins, qui nous achètera notre chou-fleur ?”

Elle est où la petite bête? Ah ! Elle est là, timide, hésitante, désorientée… Pas si terrible en fait… Le voici, ce ridicule pantin capricieux et piètre orateur qui veut juste pouvoir se tenir debout et droit, qui veut simplement apprendre à marcher, à parler… Touchant de fragilité, si petit cet Arturo qu’on lui donnerait presque la main, qu’on lui remettrait sa mèche en ordre, qu’on lui cèderait la place. Gigantesque Laurent Stocker ! Ne point trop en dire, afin qu’à votre tour vous vous laissiez surprendre par la petite bête… Juste saluer son immense performance : il passe d’un état à l’autre avec la rapidité sidérante d’un personnage cartoonesque.

Il est pervers, ce théâtre qui nous fait oublier le mal et l’urgence.

Katharina Thalbach, épaulée par Ezio Toffolutti pour la scénographie et les costumes, porte à la perfection le parti pris du théâtre populaire recommandé par Brecht, terrain d’expression de son père à elle (Benno Besson). C’est du pur Shakespeare (Brecht y fait référence) dont nous oublions qu’au Globe il devait avant tout divertir un public inculte. C’est un jeu vif, efficace, fulgurant. Les acteurs sont magnifiques dans cet exercice.

La résistible ascension d'Arturo Ui, Bertolt Brecht, Katharina Talbach, Comédie-Française

“Si n’importe qui peut faire ce qu’il veut, et ce que sa folie lui dicte, si un monstre abominable peut débouler dans n’importe quel lieu public, une arme à la main, alors c’est la guerre de tous contre tous, et donc, le règne du chaos.”

Enfin le décor, le son, les effets, la musique, la lumière… Tout, absolument tout sert ce théâtre populaire ! Les références à la culture du peuple sont innombrables : Chaplin, Keaton, la BD (on se surprend à parcourir des planches de comics), le cirque, le pantomime, Pacman, les arts de la rue, les automates, le robot dont la voix s’enraye parce qu’il n’a plus de pile – ou serait-ce une allusion à l’obsolescence programmée à laquelle nous conduit la société de consommation ? C’est si délectable et divertissant qu’on en oublie l’ascension des mauvais et le filet qui nous emprisonne. La petite bête qui monte a tissé sa toile – de la dictature, de l’argent roi, de la mondialisation, de l’internet.

Le rideau ne s’était-il pourtant pas ouvert sur une vision hyper-réaliste d’Hitler, de Goering et d’Hindenburg ? Leurs trois visages plus vrais que nature étaient éclairants – signalisation du danger -… oups… On les avait oubliés ! On salue ici le travail de la géniale plasticienne Valérie Lesort-Hecq.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment avons-nous oublié le fascisme et ses armes de séduction pernicieuse ? Comment avons-nous pu fermer les yeux sur les laissés pour compte du capitalisme ? On s’est fait manipuler. On a même adoré ces jeux du cirque et leur abjecte cruauté hilarante. On est terrifié. On devrait fuir mais on y est terriblement attaché… irrésistible Arturo Ui.

– Géraldine Vasse –

La résistible ascension d'Arturo Ui

LA RESISTIBLE ASCENCION D’ARTURO UI
À l’affiche de la Comédie-Française du 27 février au 21 mai 2018
Une pièce de Bertolt Brecht
Mise en scène : Katharina Thalbach
Avec : Thierry Hancisse, Eric Génovèse, Bruno Raffaelli, Florence Viala, Jérôme Pouly, Laurent Stocker, Michel Vuillermoz, Serge Bagdassarian, Bakary Sangaré, Nicolas Lormeau, Jérémy Lopez, Nâzim Boudjenah, Elliot Jenicot, Julien Frison
Et les comédiens de l’Académie de la Comédie-Française : Matthieu Astre, Robin Goupil, Juliette Damy, Maïka Louakairim, Aude Rouanet, Alexandre Schorderet

La Cerisaie de Christian Benedetti, percutante

Pour moi, il y a Tchekhov, Shakespeare, Molière… et les autres. Et pour moi, en première place du trio, il y a Tchekhov. Alors forcément, je guette les multiples mises en scène de ses différentes pièces, et s’il m’arrive d’être déçue je ne manquerais pour rien au monde ces rendez-vous. Et forcément, parmi ces rendez-vous, je ne pouvais louper la rencontre d’exception avec la Cerisaie de Christian Benedetti. Car amoureux de Tchekhov, il l’est depuis fort longtemps ! À tel point qu’il s’est lancé, voilà plus de cinq ans, dans le projet de monter l’intégralité de l’œuvre. Après La Mouette, Oncle Vania et Les Trois Sœurs, voici donc “sa” Cerisaie. Ultime pièce d’Anton Tchekhov. Celle dont il sait qu’elle sera la dernière. Celle qui l’accompagne inexorablement vers la mort.

La Cerisaie, mise en scène Christian Benedetti au Studio-Theatre d'Alfortville@Roxane Kasperski

Comme le dit très justement Christian Benedetti, “il faut accepter de ne pas tout comprendre chez Tchekhov”. Cette œuvre inépuisable est souvent traduite par des mises en scène obscures, nébuleuses, voire inintelligibles… Rien de tout cela chez Benedetti ! Son spectacle est fluide, limpide. Il s’écoule à toute vitesse. Il nous embarque dès les premières secondes. A tel point qu’on a du mal à les quitter, ces Lioubov, Varia, Lopahkine, Gaïev et consorts. On ressort nostalgique. Car on a passé des moments de pur bonheur avec chacun d’eux. Outre le rythme effréné, la scénographie dépouillée, réduite à l’essentiel – celle-là même que Tchekhov revendiquait – la vraie réussite de ce spectacle tient à la direction d’acteurs. Christian Benedetti parvient à faire cohabiter leurs partitions respectives, à nous enticher de chacun des rôles, à guetter les instants de collision. La distribution est parfaite : il faudrait tous les citer.

La Cerisaie, mise en scène Christian Benedetti au Studio-Theatre d'Alfortville, coup de coeur pianopanier

Au final, on sort du spectacle en rêvant de ces “Nuits Tchekhov” que la Compagnie Benedetti nous offrira un jour. Tant il est vrai que ce dialogue privilégié entre les deux compères est délicieusement infini…

Poursuivant ce qui, un jour, fera date dans l’exploration de l’œuvre de Tchekhov, Christian Benedetti nous jette un sort :

1 – La pièce “aussi abstraite qu’une symphonie de Tchaïkovsky”, il sait nous la rendre accessible et perceptible.
2 – Trop souvent l’émotion n’est pas au rendez-vous ; ici on rit, on pleure, on est gai et mélancolique.
3 – Cette mise en scène libérée de tout artifice rejoint le propos de Tchekhov : “il faut effrayer le public, c’est tout, il sera alors intéressé et se mettra à réfléchir une fois de plus”.

À ne louper sous aucun prétexte : une conversation avec le génie Tchekhov, orchestrée de main de maître par Christian Benedetti.

La Cerisaie – Du 5 au 24 mars 2018 (20h30 du lundi au samedi) au Théâtre Studio d’Alfortville
Adaptation du texte d’Anton Tchekhov : Brigitte Barilley, Laurent Huon, Christian Benedetti
Mise en scène : Christian Benedetti
Avec : Brigitte BARILLEY, Alix RIEMER, Hélène VIVIÈS, Philippe CRUBEZY, Christian BENEDETTI, Antoine AMBLARD, Philippe LEBAS (en alternance), Laurent HUON (en alternance) Lise QUET, Nicolas BUCHOUX, Hélène STADNICKI, Jean-Pierre MOULIN, Christophe CAROTENUTO, et la voix de Jenny BELLAY

Emportés par la Tempête !

Quelle merveilleuse surprise ! Alors que la critique « autorisée » se déchaîne contre La Tempête mise en scène par Robert Carsen, le public semble hypnotisé par la troupe de la Comédie Française. Il faut dire que tout est beau dans ce spectacle, n’en déplaise à ceux qui s’auto-décernent des certificats de shakespearisme. Oui tout est beau, à commencer par le décor, une immense boite blanche figurant une sorte de néant, qui s’anime au gré de projections sublimes en noir et blanc, et d’ombres et lumières mystérieuses. C’est un écrin d’une pureté diaphane qui accueille un texte où tout est poésie et émotion. La traduction de Jean-Claude Carrière est ciselée, riche, bouleversante et drôle à la fois, comme doit l’être certainement le texte original de la dernière pièce de Shakespeare, qui raconte comment un homme abandonné et trahi de tous, mais doté de pouvoirs magiques, provoque un chaos qui va transformer l’ordre des choses.

La Tempête, William Shakespeare, Comédie-Française, Robert Carsen, coup de coeur Pianopanier@Christophe Raynaud de Lage

La machine Shakespearienne nous emporte dans cette tempête qui va charrier des amoureux magnifiques, des rois et des princes cruels, des ivrognes désopilants et des esprits démoniaques. Mais ce qui saisit le plus dans cette mise en scène brillante, c’est la part belle laissée aux comédiens français. On sait bien que ce sont tous de grands acteurs, mais dans ce spectacle ils sont tout simplement époustouflants, et ils portent le texte de Shakespeare au plus haut, avec une finesse et une grâce infinies. Après deux heures quarante qui passent à la vitesse du vent, le public fait un triomphe à cette troupe d’excellence dont l’engagement est total, et on peut lire sur le visage de ces artistes prodigieux le bonheur qu’ils ont eu à nous servir le texte mythique du grand Shakespeare.

Timothée de Roux

La Tempête, William Shakespeare, Comédie-Française, Robert Carsen, coup de coeur Pianopanier

À l’affiche de La Comédie-Française – Salle Richelieu du 9 décembre 2017 au 21 mai 2018
Une pièce de William Shakespeare
Texte français : Jean-Claude Carrière
Mise en scène : Robert Carsen
Avec : Thierry Hancisse, Jérôme Pouly, Michel Vuillermoz, Loïc Corbery, Serge Bagdassarian, Hervé Pierre, Gilles David, Stéphane Varupenne, Georgia Scalliet, Christophe Montenez et Benjamin Lavernhe

Amphitryon ou comment Jupiter nous dore la pilule !

Jupiter est épris de la belle Alcmène, épouse d’Amphitryon et veut la séduire : pour ce faire, il se présente sous les traits de ce dernier tandis que Mercure revêt ceux de Sosie, le valet. Le stratagème fonctionne à merveille : Alcmène passe la nuit avec Jupiter et croit avoir aimé son mari, mais quand Amphitryon revient à son tour, il trouve le comportement de sa femme bien étrange et la soupçonne de ne plus l’aimer ou de lui cacher quelque chose, tandis que Cleanthis, sa suivante, trouve Sosie, son mari, tout à coup bien différent et distant ! Le doute, le soupçon et la colère s’installent, jusqu’à ce que Jupiter intervienne pour dévoiler la vérité, démontrant à Amphitryon que c’est un grand honneur qu’il leur fait, à lui et son épouse. Il annonce qu’Alcmène donnera naissance à un demi-dieu, Hercule.

Amphitryon de Molière mise en scène Stéphanie Tesson, au théâtre de Poche-Montparnasse, coup de coeur Pianopanier@Alejandro Guerrero

Cette pièce de Molière en 3 actes et en vers que Stéphanie Tesson qualifie de métaphysique contient tous les ingrédients de ses comédies : rapports maîtres/valets, quiproquos, bouffonneries, libertinage. Les thèmes chers à Molière, comme les femmes, le pouvoir, l’amour, la trahison, l’identité sont abordés avec humour mais aussi gravité, voire amertume. On rit, parfois pour ne pas pleurer. Le texte en vers est très fort, profond, philosophique.
La scénographie est impeccable, subtile et belle. Le lever de rideau en particulier nous dévoile la Nuit et Mercure dans un ciel étoilé en compagnie d’un attelage de deux chevaux. Les brefs intermèdes lyriques s’intègrent parfaitement dans le contexte.
Chacun dans son rôle, les acteurs sont très performants et nous font apprécier à sa juste valeur la langue et les vers de Molière. Mise en scène, décors, costumes tout est plaisant et réussi. Il reste un mois pour aller applaudir cette pièce de Molière (trop peu souvent montée) dans cette mise scène élégante et pleine de finesse de Stéphanie Tesson.

Marie-Christine Fasquelle

 

AMPHITRYON  – de Molière
Du 12 septembre au 31 décembre 2017 au Théâtre de Poche-Montparnasse
Mise en scène : Stéphanie Tesson
Avec : Jean-Paul Bordes, Benjamin Boyer, Antony Cochin (ou Yannis Baraban), Odile Cohen, Mathias Maréchal, Guillaume Marquet (ou Laurent Collard), Christelle Reboul, Nicolas Vaude

We can be heroes just for one day

Une grande maison toute vitrée, typique des nouvelles architectures modernes et, à cette image, un texte complètement revisité. D’emblée la scénographie tournante nous plonge dans une atmosphère réaliste et très cinématographique.Tchekhov plaçait ses drames et ses personnages dans les choses du quotidien. Simon Stone reprend cette idée et imagine les tranches de vie contemporaines de Macha, Olga et Irina pour permettre au public d’observer sur scène des gens normaux et occupés à des tâches quotidiennes. Surprenant. Notre quotidien ? manger, boire, pleurer, angoisser, rire, aller aux toilettes, chanter, faire l’amour, philosopher… voilà ce que font les personnages sur scène. Dissection en direct de leur vie privée, de leurs drames et de leur tourments. Immersion totale aussi fascinante que déconcertante. Ce sont des écorchés vifs du présent. On y voit du quotidien sur un plateau dans le but peut-être, de le transformer en art, pour que l’art n’appartienne finalement non plus au passé mais au présent.

Les Trois Soeurs, d'après Tchekhov, mise en scène Simon Stone à l'Odéon Théâtre de l'Europe, prianopanier@Thierry Depagne 

Ce qui nous mène à ce rapprochement entre personnages et spectateurs : les premiers tentent de vivre pour échapper à leur propre réalité, tout comme les seconds au final. Mais ceux-là ont sous les yeux leur propre présent et leur propre quotidien. Irons-nous jusqu’à dire, leur propre médiocrité ? Devrait-on se sentir comme le chantent les acteurs « heroes just for one day » ? Comme le dit Pascal : « nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt. (…) C’est le présent d’ordinaire qui nous blesse. »

Les Trois Soeurs, d'après Tchekhov, mise en scène Simon Stone à l'Odéon Théâtre de l'Europe

« Que craindre au monde sinon la solitude et l’ennui ? ». Ce n’est pas Tchekhov mais Bernanos dans « Sous le soleil de Satan ». Vivre, s’occuper le coeur et l’esprit pour quasiment oublier le temps présent. Ce que nous faisons donc. Pour éviter de tomber dans la nostalgie. Finalement, nous ne savons pas vivre. « Les gens qui éprouvent une insatisfaction permanente se sentent comprimés  entre un passé qui leur pèse et un avenir qui les inquiète. Au contraire, vivre l’instant présent dilate le coeur. » Thérèse de Lisieux. Qu’est-ce qui nous rend véritablement heureux ? Si vous voulez vous interroger sur l’art, le sens du présent et du quotidien avec en prime un excellent jeu d’acteur, il reste encore des dates pour aller voir ce surprenant « trois soeurs » d’après Tchekhov. Un spectacle que le génial Simon Stone aurait pu appeler “Mes trois soeurs”.

LES TROIS SOEURS  – d’après Anton Tchekhov
Du 10 novembre au 22 décembre 2017 à l’Odéon Théâtre de l’Europe
Mise en scène : Simon Stone
Avec : Jean-Baptise Anoumon, Assaad Bouab, Eric Caravaca, Amira Casar, Servane Ducorps, Eloïse Mignon, Laurent Papot, Frédéric Pierrot, Céline Sallette, Assane Timbo, Thibault Vinçon

VANIA ou la théorie des planètes alignées

D’abord, il y a un texte.

Et un grand texte. Celui d’Anton Tchekhov, qui a écrit ce chef d’œuvre à l’âge de 36 ans. On connaît l’argument, simplissime, de la pièce : un professeur à la retraite vient séjourner avec sa nouvelle femme chez Vania, le frère de sa première épouse disparue. Sa présence, ainsi que celle d’un médecin, viendra bouleverser l’équilibre fragile des âmes de cette petite société russe de campagne.

Un texte qu’on a souvent vu joué dans des versions ultra classiques, où les patronymes slaves des personnages étaient assénés avec une vigueur qui frôlait parfois le ridicule. Un texte qu’on a vu également représenté dans de prétentieuses tentatives de transpositions modernes. Point d’afféteries de ce type ici.

vania_julie-deliquet
© Simon Gosselin coll. Comédie-Française

Ensuite, il y a une mise en scène et une relecture épatantes.

Car on vient voir ici « Vania, d’aprés Oncle Vania ». Et c’est toute l’intelligence et le savoir-faire de la jeune mais déjà très remarquée Julie Deliquet. Le travail au plateau de cette talentueuse metteuse en scène offre aux comédiens la liberté d’ajouter quelques plages improvisées au texte du grand auteur russe. Ce n’est jamais gratuit, c’est toujours à son service. Et le résultat est absolument formidable. Rarement le texte de Tchekhov avait été aussi audible, clair, atteignant directement nos âmes de spectateurs. Rarement nous avions eu ce sentiment d’une totale vérité dans le jeu. Rarement nous avions eu l’impression d’assister au jaillissement en direct d’une création de très grande valeur, de subir un entrechoc d’émotions au sein d’un dispositif bi-frontal qui est ici totalement légitime. Devant nous, il y a la vie, tout simplement.

vania_julie-deliquet

Il y a, enfin, une troupe exceptionnelle.

On l’a dit, on le redit, on le crie à nouveau haut et fort : la troupe actuelle du Français est absolument exceptionnelle.
Sept comédiens défendent ici leurs personnages avec force et passion, que ce soit pour quelques répliques (Noam Morgensztern, Dominique Blanc) ou des moments de bravoure qu’on imagine extrêmement jouissifs à incarner (Florence Viala, Hervé Pierre).
Stéphane Varupenne confirme de pièce en pièce qu’il est comme le très grand vin : il vieillit bien mais il est à consommer, lui, sans modération.
Laurent Stocker est un prodigieux Vania. Il réalise le tour de force de faire de cet attachant désespéré un terrien et un aérien à la fois. Sa fantaisie naturelle se mêle habilement à sa sombre dépression. Il passe de l’ivresse à l’émotion en un centième de seconde. Le désespoir qu’il incarne, celui de l’implacable certitude d’avoir raté sa vie, est absolument déchirant. Il est à couper le souffle.
Enfin, Anna Cervinka compose une Sonia inoubliable, fragile, touchante, entre rires et larmes. Son célèbre  monologue de fin (« …nous nous reposerons »), au milieu du silence incroyable d’une salle, et de ses trois partenaires restés sur scène, littéralement suspendus à tant de talent, est un de ces grands moments de théâtre qu’on n’oubliera pas de sitôt.
Il y a ainsi des moments dans la vie d’un spectateur de théâtre où les planètes sont parfaitement alignées. C’est ce délicieux prodige qu’est arrivé à réaliser Julie Deliquet, au Vieux-Colombier, pendant quelques jours de cet automne 2016.

vania_julie-deliquet

VANIA (D’APRÉS ONCLE VANIA)
Reprise au Théâtre du Vieux Colombier du 4 octobre au 12 novembre 2017 (mardi 19h, mercredi au samedi 20h30, dimanche 15h)
Mise en scène et scénographie : Julie Deliquet
Avec : Florence Viala, Laurent Stocker, Hervé Pierre, Stéphane Varupenne, Noam Morgensztern, Anna Cervinka et Dominique Blanc.

 

Il suffira d’un signe

Rarement le terme “d’expérience” aura été aussi juste pour qualifier un spectacle.
Car il s’agit bien d’une expérience à laquelle l’Odéon-Théâtre de l’Europe nous convie, en ouverture de sa saison 2017-2018 aux Ateliers Berthier.
Timofeï Kouliabine, étoile montante de la mise en scène russe, directeur de la troupe du Théâtre de la “Torche rouge” de Novossibirsk, s’est lancé dans un projet aussi incroyable qu’innovant : monter « Les Trois Sœurs » en langue des signes.

Il a embarqué dans ce projet fou toute sa troupe de comédiens qui ont, pendant deux ans, appris à communiquer en langue des signes et à restituer la force du texte d’Anton Tchekhov. Le résultat est saisissant.
Devant nous va se jouer une pièce que l’on a sans doute déjà vue plusieurs fois auparavant, mais qui, aujourd’hui, dévoile, par la grâce du parti pris de Kouliabine, des nuances subtiles qui nous avaient peut-être échappé.

три сестры (Les trois soeurs) , Timofeï Kouliabine, Odéon-Théâtre de l'Europe, Ilia Mouzyko, Anton Voïnalovitch, Klavdia Katchoussova, Valeria Kroutchinina, Irina Krivonos, Daria Iemelianova, Linda Akhmetzianova, Denis Frank, Alexeï Mejov, Pavel Poliakov, Konstantin Télégine, Andreï Tchernykh, Sergeï Bogomolov, Sergeï Novikov, Ielena Drinevskaïa, Critique pianopanire@Victor Dmitriev 

On connait l’argument, simple, des « Trois Sœurs ».
Ces trois soeurs Prozorov, ce sont Olga, Macha et Irina. Elles partagent un appartement en pleine campagne, avec leur frère Andréï et son épouse Natalia. Elles rêvent toutes de repartir à Moscou. Olga, l’aînée, est célibataire et s’épuise en dispensant des cours au lycée voisin. Macha, la benjamine, est mariée à Kouguiline et voit l’arrivée du lieutenant-colonel Verchinine bouleverser sa vie. Irina, la cadette, n’a qu’une envie : rentrer à Moscou. Elle doit composer avec les nombreux prétendants qui la courtisent, dont le sarcastique capitaine Soliony.

On suit l’évolution de ce petit monde, dans la promiscuité du grand appartement que cette communauté partage, au gré des allers et venues des personnages, des peines et des émotions de chacun, des espoirs nourris et des exaltations de tous.
La petite musique tchekhovienne s’entend, paradoxalement, à merveille dans cette version en langue des signes. C’est là toute la magie de ce spectacle, qui nous permet “d’entendre” ce chef d’œuvre comme jamais auparavant.

три сестры (Les trois soeurs) , Timofeï Kouliabine, Odéon-Théâtre de l'Europe, Ilia Mouzyko, Anton Voïnalovitch, Klavdia Katchoussova, Valeria Kroutchinina, Irina Krivonos, Daria Iemelianova, Linda Akhmetzianova, Denis Frank, Alexeï Mejov, Pavel Poliakov, Konstantin Télégine, Andreï Tchernykh, Sergeï Bogomolov, Sergeï Novikov, Ielena Drinevskaïa, Critique pianopanire

« Cela fait longtemps (…) que je caresse l’idée de monter un spectacle qui soit dépourvu de son, ou plutôt qui prive le public de la perception des mots » – Timofeï Kouliabine

Il faut, au début du premier acte, apprendre à entrer dans ce spectacle.
Le spectateur peut être déstabilisé, à devoir jongler entre les sous-titres et à identifier “celui qui parle”, car les repères habituels de la parole ont d’un coup disparu.
Mais si l’on réussit à concentrer son attention sur ce qui se joue devant nous, et à s’abandonner dans l’originalité de cette proposition, on percevra alors les variations nouvelles de cette œuvre magistrale, révélées par l’audace du parti pris de Kouliabine.
Soudain, le texte devient d’une limpidité frappante, l’émotion nous submerge.
Car si la parole est absente, les sons, eux sont omniprésents. C’est une assiette qu’on frappe sur la table. C’est une porte qu’on claque. C’est un lit qu’on soulève. Tout est ainsi au service d’un texte dont on (re)découvre la pureté.

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La scène de la déclaration d’amour de Soliony à Irina devient déchirante. La progression de l’histoire d’amour entre Macha et Verchinine, au milieu du “tumulte silencieux” de l’appartement collectif, saute aux yeux. Les scènes collectives, qui sont souvent des morceaux de bravoure de mise en scène dans les pièces de Tchekhov, sont absolument épatantes. On pense à la scène de danse, où chacun suit sa propre partition et son propre rythme, forcément désynchronisé de la musique. On pense à la scène du repas, où le cadeau offert à Irina – une toupie musicale – donne lieu à une image très forte dont on se souviendra, parmi celles qui sont le sel des très grands spectacles.

Il faut aussi parler de la belle scénographie de Kouliabine, qui a choisi astucieusement de représenter toutes les pièces de l’appartement des Prozorov sur le plateau, en « tombant les murs », comme autant de barrières supprimées entre les êtres, mais en les délimitant par des lignes au sols. Il y a du rythme, de la beauté et beaucoup d’énergie dans ce spectacle porté par 14 comédiens absolument formidables.

On regrettera peut-être le parti pris très radical du 3ème acte, qui se joue en grande partie dans la pénombre, à la lueur des lampes de poche, au gré des coupures de courant provoquées par l’incendie qui ravage la ville voisine. Il est demandé au spectateur un effort supplémentaire pour saisir les nuances d’un acte où tout va se jouer, et qui précipite les protagonistes de cette grande pièce dans le désespoir de la fin de leurs utopies et la rancœur du retour à un quotidien étriqué.

Mais au final, on sort de ces quelque 4 heures de spectacle avec le sentiment d’avoir assisté à un moment de théâtre unique, qu’il faut voir, ressentir et… entendre.

(три сестры) LES TROIS SOEURS
À l’affiche de l’Odéon-Théâtre de l’Europe du 5 au 15 octobre 2017 (19h30)
Une pièce d’Anton Tchekhov
Mise en scène : Timofeï Kouliabine
Avec : Ilia Mouzyko, Anton Voïnalovitch, Klavdia Katchoussova, Valeria Kroutchinina, Irina Krivonos, Daria Iemelianova, Linda Akhmetzianova, Denis Frank, Alexeï Mejov, Pavel Poliakov, Konstantin Télégine, Andreï Tchernykh, Sergeï Bogomolov, Sergeï Novikov, Ielena Drinevskaïa
En langue des signes russe, surtitré en français et anglais