Racine carrée du verbe être, Wajdi Mouawad à l’heure des choix

Quelle aurait pu être ma vie ? À quel moment, face à quelle décision ai-je choisi d’emprunter un chemin plutôt qu’un autre et vers où ces sentiers m’auraient-ils mené ? L’imagination s’emballe et les scénarios se multiplient. À ces questions existentielles, Wajdi Mouawad et ses comédiens décident d’apporter leurs réponses. Comme point de départ, souvent pour le dramaturge libano-québecois, sa propre vie, son enfance au Liban et ses souvenirs. Ce déracinement et l’exil qui sous-tendent et nourrissent chacun de ses textes et mises en scène. Wajdi Mouawad nous propose cette fois de suivre le parcours de vie de Talyani Waqar Malik ou plutôt les parcours de vie qu’il aurait pu emprunter. Face à l’infini des possibilités et des probabilités, quelles conséquences peut avoir une simple décision, en apparence anodine, comme celle de prendre un avion pour Paris au lieu de Rome. Mais lorsque cette décision est prise par un homme qui fait le choix de quitter sa terre natale, le Liban en l’occurrence, pour fuir l’horreur de la guerre et offrir un nouvel avenir à sa famille, celle-ci peut être lourde de conséquences. En toile de fond, l’actualité libanaise et en particulier l’explosion du port le 4 août 2020, boîte de Pandore des malheurs d’un peuple qui rouvre la voie de l’exil et des adieux, des familles déchirées et des trajectoires brisées.

Sur scène, la vie devient une matière malléable. L’auteur se fait sculpteur d’argile, modelant et remodelant son sujet à l’infini pour lui donner une forme puis une autre. À la manière d’un tisserand, il mêle et entremêle les fils pour nous conter les destins croisés d’un homme ballotté par les événements. Mathématicien, il développe son propre algorithme qui se nourrit de la vie elle-même et de ses soubresauts.
Racine carrée du verbe être est une démonstration sensible de l’avenir d’un homme. De l’infiniment petit à l’infiniment grand, il touche au cœur profond des individus, à la douleur, à l’amour et aux sentiments les plus forts. Mathématiques, philosophie et théâtre se complètent pour interroger et explorer la construction d’une vie humaine.
À travers la destinée de Talyani Waqar Malik, tantôt chirurgien italien de renom libidineux, artiste québécois en crise existentielle ou chauffeur de taxi français humaniste, Wajdi Mouawad nous parle de lui, de son parcours d’exilé, de la capacité de ses compatriotes à reconstruire leur vie ailleurs et à se réinventer dans d’autres lieux, d’autres cultures, d’autres imaginaires.

Six heures durant, plusieurs vies parallèles se superposent sur scène en écho. Trois comédiens interprètent les rôles de cet homme exilé à la croisée des chemins. Face à eux, une dizaine de personnages, toujours les mêmes. Le père, la sœur, le frère, les enfants, déchirés entre les scénarios, courant sans cesse d’un dialogue à un autre. Cette performance d’acteur, la bascule incessante entre des univers parallèles, renforce le sentiment de vertige. Ce n’est pas une pièce mais plusieurs qui se jouent devant nous, s’entrecroisent et se mêlent, se resserrent jusqu’à donner le tournis aux spectateurs. Les effets de rythme avec lequel s’amuse l’auteur et metteur en scène aiguisent l’attention et nous entraînent jusqu’à la fin de cette grande épopée intime et philosophique. Sans jamais s’éloigner de son fil rouge, tendu de bout en bout entre un enfant et un vieillard, projection de lui-même, Wajdi Mouawad dessine et remplit le vide, noircit la page blanche et déclame le grand récit d’un homme et de son destin.
Ce duo touchant de l’enfant et du grand-père, narrateurs doubles, que l’on peut lire à différents niveaux, entre introspection et transmission, rappelle l’heure du conte. Lorsque deux générations se retrouvent pour se raconter des histoires, histoires de famille, de générations et d’héritage. Autour d’eux, toute une galerie de personnages se réunit formant la grande famille, traînant ses joies, ses peines, ses peurs et ses traumatismes, dans l’esprit du repas de Festen. À la manière de Schéhérazade, Wajdi Mouawad démultiplie le récit, explorant chaque recoin d’un labyrinthe.



On retrouve la langue du dramaturge, sa dureté, sa clarté et sa frontalité mais aussi sa précision. Les échanges sont de l’ordre de la démonstration, point de rencontre entre le récit et l’exposé. Les acteurs participent à une joute, ils s’adressent les uns aux autres avec fermeté et assurance, dévoilant leurs fragilités, balançant leurs questionnements. C’est une langue qui explose, qui s’entrechoque et qui vise juste, laissant toujours la place in fine à l’émotion. À l’image du brillant monologue de la professeure de mathématiques, interprétée par une merveilleuse comédienne, Julie Julien, qui, à partir de théorèmes et concepts abstraits propose une démonstration de l’amour bouleversante.
Cette grande fresque place les personnages et le public à l’heure des choix, des points de bascule et de la confrontation. Wajdi Mouawad ne laisse aucun échappatoire. Il nous souhaite bonne route et lève son verre à l’humanité et à la vie. Un grand spectacle.

Alban Wal de Tarlé

RACINE CARRÉE DU VERBE ÊTRE
Texte et mise en scène Wajdi Mouawad

Au Théâtre de la Colline du 20 septembre au 22 décembre 2024
(durée 6h incluant 2 entractes)

Texte et mise en scène Wajdi Mouawad

Avec Madalina Constantin, Jade Fortineau, Jérémie Galiana, Julie Julien, Jérôme Kircher, Norah Krief, Maxime Le Gac Olanié, Wajdi Mouawad, Richard Thériault, Raphael Weinstock
et Maïté Bufala, Delphine Gilquin, Anna Sanchez, Merwane Tajouiti de la Jeune troupe de La Colline
et Adam Boukhadda, Colin Jolivet, Meaulnes Lacoste, Théodore Levesque, Balthazar Mas-Baglione, Ulysse Mouawad, Adrien Raynal, Noham Touhtouh
et les voix de Juliette Bayi, Maïté Bufala, Julien Gaillard, Jackie Ido, Valérie Nègre

Assistanat à la mise en scène Cyril Anrep et Valérie Nègre

Dramaturgie Stéphanie Jasmin

Photos © Simon Gosselin

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