Les soeurs titanes
C’est une déflagration soudaine. Une entrée fracassante, dès le début de la pièce.
« Tu ne viens pas sur mon lieu de travail, je t’ai suffisamment tolérée » – Marina Hands déboule sur le plateau à la rencontre d’Audrey Bonnet qui sort du fond de scène côté cour. L’adresse est implacable, le ton est donné.
Nous allons assister pendant 90 minutes à un affrontement. Règlement de Comptes à OK Pascal (Rambert).
L’argument est simple. Elles sont sœurs. La cadette, Audrey, journaliste, débarque sur le lieu de travail de Marina. Leur mère vient de mourir, et Audrey n’accepte pas de ne pas avoir été prévenue par Marina.
À travers cette joute virtuose, il s’agira d’ausculter la singularité des liens qui tissent la relation entre deux sœurs et de dérouler les fils emmêlés de leurs blessures : celles, évidentes, qui sont verbalisées, et surtout les autres, celles qui sont enfouies, les profondes, souvent les plus douloureuses. Il y a comme un vertige à assister à cela. Pourquoi cette haine entre deux sœurs ? Comment la sororité la porte-t-elle à son paroxysme ? Et si ce n’était au fond qu’une manifestation d’un terrible et plus puissant amour encore ?
©Jean-Louis Fernandez
Marina – je ne retire rien toi-même tu ne retires jamais tu n’as jamais retiré jamais toutes les aiguilles que tu m’as balancées dans le corps pendant toutes nos années de jeunesse puis de jeunes femmes puis de femmes et maintenant d’ennemies.
Pascal Rambert reprend la recette qui a fait le succès planétaire de « Clôture de l’Amour », ce grand texte contemporain devenu déjà un classique : la lutte terrible entre deux êtres qui se sont aimés, le torrent de reproches et les phrases qui font mal, ces affrontements en diagonale. Ce sont deux sœurs qui sont ici au cœur de ce combat sans merci.
C’est un choc tonitruant, un torrent d’émotions, un combat de titanes dont nous sommes les témoins. Il y a aussi au milieu de la pièce cette grande pause, cette trêve avant la reprise des hostilités, qui était d’ailleurs déjà présente dans « Clôture » (la merveilleuse chorale d’enfants chantant « Happe » d’Alain Bashung). On ne révèlera rien de ce grand moment d’émotions, mais il est à lui seul une magnifique illustration de la mystérieuse relation entre deux sœurs qui peuvent se haïr, mais qu’un « lien » indicible continuera d’unir, ce qui rend ce dialogue encore plus déchirant.
©Jean-Louis Fernandez
Audrey – tu étais alors la pire des soeurs, la soeur perverse qui jouait à la gentille devant les parents et qui me pinçait dans la nuit en disant meurs est-ce que des soeurs peuvent souhaiter leur mort réciproque ? oui nous sommes des soeurs comme ça
Il fallait des géantes pour aborder ce nouvel Himalaya textuel qu’a écrit Pascal Rambert. Il fallait des comédiennes à la hauteur de ce grand texte, possédant à la fois puissance de jeu et grande sensibilité pour s’approprier aussi profondément les mots de Rambert. Marina Hands et Audrey Bonnet sont absolument prodigieuses. Si différentes, et en même temps si proches dans le combat. L’une, forte, terrienne, plongée dans les horreurs du monde par son métier, l’autre, « bombe de larmes », si fragile, mais si déterminée à tout faire exploser, à « déclencher une émeute ».
Pascal Rambert explique que c’est en répétant « Actrice », son précédent spectacle choral, qu’il eut l’envie de tirer plus loin le fil de cette relation entre les deux comédiennes. Déjà, en effet, Audrey-Ksenia affrontait sa sœur Marina-Eugénia. Cet affrontement n’était pas le cœur d’ «Actrice», mais il en incarnait sans aucun doute le climax absolu, au cours d’une scène d’anthologie.
Aujourd’hui, grâce à ce grand spectacle qu’il ne faut pas manquer, nous pouvons profiter pleinement de ce duo à la folle intensité, à l’insensée énergie dramatique.
C’est très beau, c’est absolument vertigineux. On sort de « Sœurs (Marina & Audrey) » au bout d’une dernière tirade poignante d’Audrey, qui rejoue par procuration la fin de vie de sa mère adorée qu’elle n’a pu accompagner. Le noir se fait brusquement, aussi brusquement que s’était produite l’entrée tonitruante des deux comédiennes 90 minutes plus tôt. On quitte lentement la salle étourdi, fasciné par cette joute d’exception et questionné sur le mystère absolu des liens fraternels. On a la certitude d’avoir assisté à un spectacle important qui fera date dans l’œuvre de Pascal Rambert. Et on se prend à espérer, qu’il y ait, quelque part, à l’issue de ce dialogue impossible, un chemin tortueux pour atteindre la clôture de la haine.
– Stéphane Aznar –
©Pauline Roussille
Soeurs ( Marina & Audrey ) à l’affiche du Théâtre des Bouffes du Nord
Jusqu’au 9 décembre – mardi au samedi 20h30, dimanche 16h
Texte, mise en scène et installation : Pascal Rambert
Avec Audrey Bonnet et Marina Hands
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