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Les Deux Déesses, réjouissante comédie musicale écoféministe !

Ça commence par une vieille dame en fauteuil roulant. Une aide-soignante lui pose un casque audio sur les oreilles.
Ça commence par une note, qui enfle, s’enrichit de sons et de résonances. Et va chercher loin dans l’âme de la vieille dame.
Ça commence par le plus vieux souvenir.
Ça commence par un splendide olivier pluriséculaire ; d’ailleurs, il est là au début des débuts : sous ses branches un joli duo – jeunes corps souples, peaux dorés, cheveux bleus, cheveux blonds, dents blanches – s’ennuie. C’est Demeter, sœur d’Hestia, Héra, Hadès, Poséidon et Zeus, qui badine avec le dernier-né Zeus. Comme une sitcom gentiment parodique, solaire et rieuse, avant de tourner vinaigre. Tradition familiale (les parents Cronos et Rhéa sont frère et sœur), et manque d’alternative exogame, Zeus viole-inceste sans états d’âme sa frangine, qui ne prend pas ça avec le même fatalisme que lui (lui : « On est tous frères et soeurs Il n’y a que ça ici des frères des soeurs une mère »). Elle fait son baluchon et se laisse tomber de l’Olympe sur Terre. Bye-bye la famille de tarés, elle débarque sur une petite île desservie uniquement par ferry, juste à temps pour accoucher. La voici, la deuxième déesse du titre, Koré, aînée de l’incommensurable progéniture à venir de Zeus, premier enfant de Demeter, Koré « la jeune fille, la prunelle de mes yeux ». Loin des manigances olympiennes, mère et fille partagent leurs dons agrestes avec la population locale, adoucissent leur propre vie et celles de leurs hôtes, se faisant paysannes boulangères nourricières, veillant à la prospérité du levain et des mangeurs de pain.

Pauline Sales colle au mythe, et s’en décolle tout aussi bien, car la vérité d’un mythe a d’autant moins besoin de précision historique que les interrogations qu’il soulève n’ont pas d’âge. Alors c’est dans une camionnette blanche qu’Hadès vient enlever Koré, sa deux fois nièce, fille de sa sœur et de son frère, et déchirer le cœur de Déméter.

Déméter sur terre en quête de sa fille, Koré aux Enfers en quête de sa vie d’après l’enfance : Pauline Sales nous entraîne à la suite de ces deux femmes qui cherchent une issue, en une presque comédie musicale, souvent facétieuse, parfois grave.
Comédie musicale, mais oui mais oui ! car la comédie est partout, dans le rythme tonique, dans la fantaisie de la mise en scène, dans la drôlerie du texte. Et ce sont les mêmes farces et danses obscènes et grotesques qui avaient tiré sa consœur japonaise Amateratsu hors de sa grotte qui sortent Déméter de sa mélancolie : le rire vainqueur !
Comédie musicale, mais oui mais oui ! car la musique est partout, jouée et chantée sur scène par les interprètes, musicien.ne.s ou non. Mélodies dans la pure tradition du chant français, mi-Fauré, mi-pop, sonorités électro-rock ou évoquant les compositions de Danny Elfman pour Tim Burton, lors d’un délectable tableau aux Enfers… elle fait partie intégrante de la narration, qu’elle accompagne ou déploie. Si les musiciens peuvent se révéler parfois un peu fragiles acteurs, qu’ils passent d’un rôle à l’autre, d’une place à l’autre, faisant corps avec l’action, concourt à la fluidité et à la fraîcheur de ce spectacle toujours en mouvement.

La belle scénographie aussi, dont les changements à vue sont porteurs de sens autant que de plaisirs visuels, participe à ce mouvement qui accompagne celui de la vie des deux déesses, leurs déplacements dans l’espace et dans le temps aussi bien que leurs métamorphoses intérieures. Mouvement qui se traduit jusque dans le changement de prénom de “Koré – la jeune fille” quittant l’enfance en “Perséphone”. Mouvement jusque dans le défilement des jours, puisque c’est des allers-retours de Perséphone entre le royaume des vivants et le royaume des morts, que naîtront le déroulement des saisons. L’espace se dévoile, s’ouvre, se referme, passe de lumière à ombre, de jeunesse à vieillesse, de campagne riante à ville âpre, accueille ou enclôt – décor manipulé par les interprètes sans rupture avec le jeu, tout en légèreté.

Un joli récit d’apprentissage et une tonique fable écoféministe, menés avec vivacité par la “matriarche” Elizabeth Mazev, délectable, entourée à l’unisson d’une troupe enlevée, plutôt homogène, d’une belle énergie. À partager sans restriction avec des adolescents, qui en apprécieront le rythme, la drôlerie, les anachronismes, la contemporanéité de la forme et du propos, les discussions qui pourront en naître. L’ampleur et le sérieux des questions, très actuelles – les liens mère-fille, la violence des hommes sur les femmes, l’émancipation féminine, le « faire-société », la planète Terre blessée, le rapport à la nature, à la mort – sont soulevés à bras le corps par l’intelligence joyeuse et tourbillonnante qui infuse dans toute la pièce. Réjouissant.

Marie-Hélène Guérin

 

LES DEUX DÉESSES,
DÉMÉTER ET PERSÉPHONE, UNE HISTOIRE DE MÈRE ET FILLE
SPECTACLE THÉÂTRAL ET MUSICAL
Un spectacle de la Compagnie À l’Envi
Au Théâtre Gérard Philippe, jusqu’au 1er décembre
Texte et mise en scène Pauline Sales – Les Deux Déesses est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs
Composition musicale Mélissa Acchiardi (batterie, percussion) – Antoine Courvoisier (clavier) – Nicolas Frache (guitare) – Aëla Gourvennec (violoncelle)
et Simon Aeschimann
Avec Mélissa Acchiardi, Clémentine Allain, Antoine Courvoisier, Nicolas Frache, Aëla Gourvennec, Claude Lastère, Élizabeth Mazev, Anthony Poupard
Son Fred Bühl assisté de Jean-François Renet | Scénographie Damien Caille-Perret | Maquillage-coiffure Cécile Kretschmar | Costumes Nathalie Matriciani | Lumière Laurent Schneegans | Travail chorégraphique Aurélie Mouilhade | Régies générale et lumière Xavier Libois | Régie plateau Christophe Lourdais | Régie son Jean-François Renet
Photos © Jean-Louis Fernandez

En résidence au Théâtre Jean Lurçat – Scène nationale d’Aubusson et au Théâtre Cinéma de Choisy-Le-Roi
Soutiens : Fonds SACD/ Ministère de la Culture Grandes Formes Théâtre, Conseil départemental du Val de Marne
Partenaires et coproducteurs : Les Quinconces L’espal – scène nationale du Mans; La Halle aux grains – scène nationale de Blois; Théâtre Jacques Carat, Cachan; L’Estive – scène nationale de Foix et de l’Ariège; la C.R.É.A – Coopérative de Résidence pour les Écritures, les Auteurs et les Autrices, Mont Saint-Michel; Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis; Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge; MC2: Maison de la Culture de Grenoble – scène nationale; Compagnie Atör.
Création les 5 et 6 novembre 2024 aux Quinconces L’espal – Scène nationale du Mans