Actrice : pour l’amour de l’art
Une marée de fleurs couvre le sol, du mur du fond jusques aux pieds des premiers rangs de spectateurs. Roses pompons, pivoines, pavots, glaïeuls majestueux, le regard s’y perd, y déniche petit à petit du mobilier enfoui, tables, consoles, déambulateur, piano, s’arrête un instant sur un couple de vieillards assoupis sur une banquette… le regard erre, revient au cœur de cette marée, l’îlot du lit d’hôpital, où Marina Hands / Eugenia, l’actrice, est allongée, endormie, cheveux épars… le regard repart, virevolte, ondule entre les bouquets, s’égare et revient encore à ce lit. L’image est d’un grand lyrisme, et d’une grande simplicité.
Les lumières baissent, et c’est dans l’obscurité que surgissent les premiers mots. Le noir se fait, et le silence. Du lit qu’on ne voit plus mais dont on se souvient monte un « maman » de petite fille apeurée, qui d’appels à l’aide en délires oniriques, d’imprécations en longues plaintes douloureuses, se métamorphosera en une voix de femme qui a vécu et qui va mourir.
« une actrice c’est un imaginaire dans un corps
qui restitue la condition humaine »
Igor
@ Jean-Louis Fernandez
Dans sa note d’intention, Pascal Rambert dit « aimer écrire pour les actrices » : « c’est peut-être ça mon travail : donner du travail aux actrices. Leur donner de grands rôles ». De cela, on lui saura gré. Marina Hands et Audrey Bonnet incarnent toutes deux avec un talent rare cet « imaginaire dans un corps qui restitue la condition humaine » qu’Igor aimait découvrir dans la démarche d’Eugénia encore toute jeune comédienne. Comme lui, devant une telle qualité d’interprétation, « on crie bravo à ces êtres les acteurs qui nous disent regardez-vous vivre ». Elles sont magistrales. Marina Hands, la cadette – l’actrice, dans un don d’elle-même qui n’enlève rien à sa précision, en perpétuelle invention de son personnage, faisant naître sur son visage, dans sa voix, sur son corps, les mille sensations et sentiments de ce temps intense et sans appel que l’on sait être le dernier. Audrey Bonnet, l’aînée – l’entrepreneuse, une sèche tempête, la voix basse presque sourde, donne à cette femme dont le mari dit qu’il « faut accepter sa dureté comme une arme pour survivre » à la fois cette dureté, et la nécessité vitale qu’elle en a eu.
« nous ne venons pas voir de belles histoires de beaux costumes de beaux décors
mais la condition humaine
nous sommes avides du spectacle de la condition humaine
nous sommes des fauves qui aimons regarder d’autres fauves dépecer une proie qui s’appelle la vie »
Serguei, le metteur en scène
C’est le chemin de cette femme vers la mort, et c’est aussi celui de toute sa famille, de sang et de cœur, qui va se dérouler là. Autour de ce lit, comme les flots se brisent sur un rocher au milieu d’une rivière, vont se briser les flots d’amour et de peine de chacun. C’est le tourbillon des aimés et des aimants ; c’est l’heure des comptes et des déclarations, et tout cet amour, celui des anciens ou celui des enfants, celui du mari ou celui de l’ancien amant, s’affole de la mort, se déverse parfois avec tendresse, mais souvent avec une violence, une rage à la hauteur de sa puissance.
Ç’aurait pu être le lancinant et virtuose monologue de l’actrice ; ç’aurait pu être le duo dense, tendu, tremblant, des deux sœurs. Pascal Rambert a préféré le fourmillement de la vie à la majesté du chant de mort, rassemblant en un bouquet foisonnant tous les êtres chers autour du lit de l’actrice.
Sur le plateau, il a privilégié la singularité des personnalités à l’homogénéité du jeu. Alors, on trouvera peut-être redondant le jeu archétypal de l’infirmier-ange de la mort, surlignant sans nécessité non seulement un texte très explicite mais aussi l’étrangeté du jeune comédien… Et certains regretteront les accents d’une grande partie de la distribution : pourtant, ce choix raconte le monde d’aujourd’hui, sa diversité, sa mobilité. Les familles qui se déplacent, qui fuient une guerre ou cherchent fortune, les enfants qui n’ont pas la même langue maternelle que leur mère.
Que c’est beau d’entendre et de voir des âges, des accents, des couleurs de peau différentes, de voir l’ivresse et la sagesse, les cris et les murmures, le langage qui coupe et celui qui répare, la joie et la douleur : c’est la vie dans sa multiplicité !
« la mort peut venir, je peux lui dire en face comme je le dirai à dieu
prends-moi
je peux mourir maintenant j’ai connu chaque soir, chaque soir de ma vie
l’amour terrestre
ah bon et quelle forme avait cet amour terrestre me demandera dieu
et je dirai
la forme de corps vivants dans le noir qui écoutaient ensemble un texte »
Eugénia
Le théâtre est dès le titre, alors le théâtre, ici, au milieu de la houle des sentiments, vogue, embarcation intranquille mais rassurante ; ça a été ce qui a mû l’Actrice pendant sa vie, et ce qui l’accompagnera au seuil de sa mort. Par la présence du metteur en scène, des comédiens amis mais aussi par le poids que sa vie de théâtre a eu dans la vie des siens, et par ce joli et délicat présent que tous vont lui faire, et que Rambert fait aux spectateurs, une bulle de fantaisie et de tendresse, La Conférence des fleurs, « pièce à la manière du théâtre allégorique », fantasque, gracieuse, émouvante comme un dessin d’enfant. Et c’est touchant d’être ensemble cette manifestation de l’amour terrestre, d’être « des corps vivants dans le noir qui écoutent ensemble un texte ».
Pascal Rambert nous parle de cette « tension entre le monde et nous, cette tension [qui] s’appelle la vie », et fouille les failles du cœur des hommes d’où s’écoulent les lacs de larme trop longtemps retenus. Le silence se fait à nouveau, miroir du silence dans lequel a surgi le premier mot. Après le dernier mot, la dernière image est d’une théâtralité idéale, un hommage à l’art du spectacle, autant qu’un condensé de toutes ces batailles menées, tous ces liens malmenés, tout cet amour échangé.
« un acteur qu’est-ce que c’est ?
un acteur c’est un désir de spectateur
voilà tout
regarde autour de toi
toutes ces fleurs
c’est quoi
c’est du désir
du désir pour toi
ça dit reste avec nous
ça dit ne pars pas
ça dit lorsque tu joues tu nous consoles de tout ce qui nous blesse nous humilie nous tue nous offense
l’art du théâtre est fait pour ça
pour réparer l’offense
pour être sauvés
en jouant tu auras sauvé des vies »
Sergueï
ACTRICE – de Pascal Rambert
Mise en scène : Pascal Rambert
Avec : Marina Hands, Audrey Bonnet, Ruth Nüesch, Emmanuel Cuchet, Jakob Öhrman, Elmer Bäck, Yuming Hey, Luc Bataïni, Jean Guizerix, Rasmüs Slätis, Sifan Shao, Laetitia Somé, Hayat Hamnawa, Lyna Khoudri, et en alternance, Anas Abidar, Nathan Aznar et Samuel Kircher
du 12 au 30 DECEMBRE 2017 Théâtre des Bouffes du Nord puis en tournée
@ Jean-Louis Fernandez
Le décor a été plus que magnifique et que dire de l’actrice à part qu’elle soit sublime.