Abeilles : récolter le miel doux-amer des familles
“Ma mère, dit le père, elle savait pas lire, elle savait garder les chèvres et parler à ses enfants.
Moi j’aurais été un pont entre les deux, et je suis tombé dans le gouffre”
Un jour d’anniversaire.
Au bord d’une falaise, un père, un grand fils, partagent un sandwich, se cherchent, cherchent les mots pour aller l’un vers l’autre. Le père est né “ailleurs”, un ailleurs indéfini mais à portée d’imagination. Le fils est né ici. Autre génération – le territoire est autre, l’époque autre, les valeurs autres. Entre le père et le fils, le pont est fragile, des mots ne viennent pas, alors les poings se serrent, quelques coups partent. A la maison, la fille, 15 ans, attend son frère, il a promis ce portable dont elle rêve. Il ne viendra pas. Son absence sera si dense qu’elle se fera présence et hantera la pièce.
Gilles Granouillet pose la question des langages, des valeurs, de ce qui reste en commun et ce qui échappe. Le regard est sans complaisance mais bienveillant, scrutant avec tendresse les infimes tremblements des êtres. L’écriture est très directe, simple, pour coller au plus près de ses personnages, de leur intimité. Mots de tous les jours. Dialogues faits de silences et de malentendus. Tension de la distance entre ce qu’on voudrait dire, ce qu’on dit, ce qui est entendu.
“Que tu le veuilles ou non, le monde a commencé bien avant toi”
dit la mère à la fille
La mise en scène et la scénographie sont bien de leur temps, discrètement figuratives; pas de frontières entre le bord de mer et la maison, pas de frontières non plus entre le rêveur et le rêvé. Une table, un pouf, un lustre, quelques tapis qui furent beaux, dessinent à eux seuls ce foyer modeste où la famille a grandi, où l’on a bâti ses souvenirs, ses liens et ses silences.
Le père, belle gueule de kabyle usée plus vite qu’à son tour, la dignité mise à mal par la dureté de la vie mais chevillée au corps, l’affection qui brille au coin des yeux mais qui reste nouée dans la gorge parce qu’on ne lui a pas appris. La mère, sourire solaire, cœur généreux, épaules fatiguées mais âme solide. Un père et une mère infiniment touchants, portés par le talent et la densité d’humanité d’Eric Petitjean et Nanou Garcia.
Paul- Frédéric Manolis et Carole Maurice donnent leurs traits au frère et à la sœur, avec un investissement encore un peu appliqué mais une belle sincérité. Elle, avec un juste équilibre entre l’enfant et la jeune adulte, joyeuse et têtue, donne une grâce boudeuse à l’adolescente; lui, en grand frère qui ouvre ses ailes en quête d’émancipation, offre au spectacle, en étonnant cadeau, toutes paroles épuisées, un moment d’une liberté réjouissante.
Au bord de la falaise, le père raconte à son fils qu’il y venait dans sa jeunesse voler le miel des abeilles, pour le vendre cher et nourrir sa famille. C’était dangereux. Raconter cet exploit miniature et risqué, c’est pour le père tenter de distiller un antidote au chômage d’aujourd’hui, à ce quotidien contraint, celui qui fait dire au fils “mon père, sa vie l’a rendu minuscule”. Une tentative de re-grandir. Les abeilles : ce qu’une génération invente pour faire naître la fierté dans le regard de l’autre.
Un spectacle riche de travail, d’intelligence, de cœur, qui ne manquera pas de gagner en intensité et en ampleur au fil des représentations.
ABEILLES
Au Théâtre de Belleville jusqu’au 27 novembre 2018
De Gilles Granouillet
Mise en scène Magali Léris
Avec Nanou Garcia, Eric Petitjean, Paul-Frédéric Manolis, Carole Maurice
Répondre
Se joindre à la discussion ?Vous êtes libre de contribuer !