Le Père Goriot, déjà les illusions perdues… une belle adaptation contemporaine
L’ancien Théâtre de Ménilmontant, Paris XXe, vient d’être repris par Serge Paumier et Nathalie Lucas. Ils l’ont baptisé Théâtre des Gémeaux Parisiens, en parallèle au Théâtre des Gémeaux d’Avignon qu’ils dirigent depuis 2019. Ils y font vœu d’en faire un lieu de création éclectique exigeant autant qu’un lieu de vie chaleureux.
En ce moment, on y voit un Père Goriot passionnant, sorti de sa gangue XIXe par David Goldzahl, qui a préservé la langue et la trame du texte tout en lui offrant une fraîcheur contemporaine.
Les codes du théâtre actuel sont maniés avec dextérité et sans lourdeur, allégés de cocasserie. L’adaptation alterne narration et jeu parfois dans une même phrase, avec beaucoup de fluidité.
En fond de scène, sous les pampilles du lustre de jais, une galerie de hautes boîtes noires tendues de tulle, mi-cachots mi-vitrines d’exposition, seront tout aussi bien ruelles parisiennes, salons bourgeois, modeste chambrette de la pension Vauquer ou loge à l’Opéra. La très réussie création musicale joue parfois de manière réjouissante des anachronismes – les sons d’aujourd’hui pouvant se faire parfaits traducteurs des humeurs d’hier. La scénographie dépouillée, élégante et nette, sous les belles lumières de Denis Koransky, vives de néons ou en clairs-obscurs à la Rembrandt offre un beau terrain de jeu à des comédiens plus qu’habiles.
« Rastignac – Le monde est infâme
Madame de Beauséant – Non, il va son train.»
Le Père Goriot est un des maillons de l’immense Comédie humaine (une centaine d’ouvrages — romans, nouvelles, contes aussi bien qu’essais, par laquelle Balzac se promettait de composer une « histoire naturelle de la société », susceptible de « représenter le drame qui se joue dans une société. »)
Si le personnage éponyme porte en lui la folie d’un amour paternel s’exacerbant du rejet de ses filles, thème qui structure le roman comme la pièce, c’est plutôt Rastignac, le jeune étudiant provincial qui cherche à se faire une place dans la haute société, qui est à l’avant-scène de cette adaptation, et avec lui l’avidité du monde, l’arrivisme, la soif du paraître.
« – Allez mon vieux, secoue les branches de l’arbre généalogique »
C’est Duncan Talhouët qui porte ce rôle pivot de Rastignac, ne le quittant qu’un instant, tandis que ces comparses se chargent de tous les autres personnages, majeurs ou annexes, nobles ou modestes – sans que l’on ne soit jamais égaré dans le récit tant l’adaptation et les codes de jeu sont limpides.
Duncan Talhouët est un Rastignac candide et ambitieux, calculateur autant que pantin des passions des autres, et qui va perdre ses illusions sans tarder. Duncan Talhouët est un peu plus adulte qu’on n’imagine ce jeune étudiant, mais il donne du charme et une intéressante complexité à son Rastignac.
Delphine Depardieu a de la finesse, un jeu sincère et droit, plein de fantaisie, elle excelle aussi bien dans la rusticité de quelque femme du peuple que dans l’aristocratique détachement des filles Goriot, toutes deux mariées noblement ou la tendresse amère de la vicomtesse de Beauséant, lointaine cousine de Rastignac, souffrant d’être mal aimée.
Jean-Benoît Souilh est un épatant comédien, très généreux, dont on apprécie la remarquable plasticité et l’engagement physique. Il donne chair et cœur – bon ou mauvais – à tous les personnages qu’il incarne, notamment le Père Goriot et Vautrin, qu’il rend touchants au-delà de leurs disgrâces.
À voir pour le plaisir de la langue de Balzac, pour découvrir ou retrouver le piment de son portrait de la société parisienne ; pour la qualité de l’adaptation et de la mise en scène, impeccables, acérées comme une flèche, qui condensent avec vivacité le sel et le suc du roman ; pour le régal de ce trio d’acteurs très justes, joueurs et précis.
Marie-Hélène Guérin
LE PÈRE GORIOT
Aux Théâtre des Gémeaux Parisiens, jusqu’au 30 décembre 2024
D’Honoré de Balzac
Adaptation et mise en scène David Goldzahl
Avec Delphine Depardieu, Jean-Benoît Souilh et Duncan Talhouët
Scénographie et Costumes Charlotte Villermet | Lumières Denis Koransky | Son Xavier Ferri
Crédit photos © Studio photo de Jarnac
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