Les Monstrueuses, récit d’une libération
On est au début du XXIe siècle. Ella perd connaissance devant un laboratoire d’analyse lorsqu’elle apprend qu’elle est enceinte. Elle se réveille dans une chambre d’hôpital… le corps resté dans le présent, la tête partie dans le passé, en 1929.
“Mes règles ont 10 jours de retard, je sais ce que ça veut dire, des règles qui ne viennent pas en 2008. Il ne faut pas être bien intelligente pour comprendre ce que 10 jours de retard, la France, l’amour, en 2008… Il faut avoir un peu de sottise en soi, et assez de soleil pour le crier dans la rue à tue-tête !”
La nouvelle tant attendue… quelque chose claque en Ella, un ressort se tend tellement – perte de connaissance. Choc traumatique, amnésie passagère, confusion mentale. Ou plutôt, choc affectif, réveil des secrets, surgissement de la mémoire familiale. Quelque chose a besoin de la traverser, des vies ont besoin de prendre corps pour qu’elle puisse donner la vie.
Photo © Karim Hammiche
“Le monstre, c’est le silence.”
C’est un conte, une étrange mélopée nocturne qui entame le récit, une litanie qui a quelque chose de sauvage, où rode la femme folle, où seule la lune luit.
Au fil de son amnésie, Ella fait revivre des souvenirs cachés, des souvenirs qui ne sont pas les siens mais sont devenus les siens par la force des secrets reportés de génération en génération. Du début du XXe au début du XXIe, du Yémen à la France, Ella fait la grande traversée de l’espace et du temps pour se dévoiler la lignée des femmes qui mène à elle, à elle et à l’enfant à naître. L’arrière-grand-mère Jeanne l’affranchie, celle qui grâce à son père “savait aussi bien lire et compter que ses frères”, la grand-mère Rosa qui a dû grandir sans sa mère, Joséphine la maman étouffante, Awa l’arrière-grand-mère yéménite qui savait les imprécations magiques, la grand-mère Zeïna qu’on a marié à Mounir pour faire la paix avec le clan de Mounir… Toutes : femmes à qui ont a appris le silence. A taire la frustration et l’ennui, à cacher la douleur, à mentir pour que la honte reste au creux de leurs ventres, à souffrir la tête haute. Ella va leur redonner la parole.
Leïla Anis donne vie à toutes ces femmes avec beaucoup de finesse, une présence vive et gracieuse. En contrepoint, le rôle du médecin qui prend en charge Ella est tenu par Karim Hammiche, co-auteur, qui signe aussi la mise en scène, avec une retenue et une bienveillance parfaites. L’espace est rythmé d’une création lumière minimale et élégante. La mise en scène est millimétrée et discrète. C’est avec une grande délicatesse et une humanité tangible que Leïla Anis et Karim Hammiche dessinent la violence, l’oppression subie, la dévoration des femmes par “le monstre” – et leur libération par l’amour et la parole de la toute dernière, celle qui va continuer la lignée, allégée du poids du secret, vivifiée de la force ancienne de toutes ces femmes qui l’ont précédée.
Marie-Hélène Guérin
Photo © Xavier Cantat
LES MONSTRUEUSES
Un spectacle coécrit et interprété par Leïla Anis et Karim Hammiche
et mis en scène par Karim Hammiche
Avec Leïla Anis, Karim Hammiche
Avignon Off 2018 : au 11 Gilgamesh jusqu’au 27 juillet à 11h25
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