Les Mystiques : le gai savoir !
“Les Mystiques ou Comment j’ai perdu mon ordinateur entre Niort et Poitiers” : c’est par la seconde partie du titre que nous commencerons… Sur la vaste scène de ce fantastique lieu de création et d’échanges que sont les Plateaux sauvages, un jeune homme nous attend… Il compte nous narrer la mésaventure qui l’a conduit à égarer dans un train son ordinateur, et avec lui le contenu d’une année de recherches sur les mystiques et la révélation mystique. Très vite, ce n’est plus dans son voyage ferroviaire que nous voilà embarqués mais dans son voyage intellectuel et intime, là où l’a mené son sujet de réflexion.
La tête au ciel et les pieds dans la vie
Si le sujet peut sembler abstrait, c’est sans didactisme que la pièce l’aborde, les deux pieds dans la vie.
Au cours de son travail, le jeune écrivain, frère siamois de l’auteur, confrontera son enquête, sa démarche, à ses proches – amis, parents, collaborateurs, producteurs : autant d’occasions pour Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre, avec la collaboration de son demi-frère Eric, dominicain, de proposer un regard multiple sur la question, d’offrir au sujet la possibilité d’être entendu de diverses manières, d’être rejeté ou accueilli, interrogé ou nourri. Mais il faudra aussi au personnage faire sa part du voyage seul – comme il se doit, car c’est dans le secret de l’athanor d’une âme que peut s’accomplir la maturation lente – l’oeuvre au noir – des richesses collectées pour en tirer l’essence -; et découvrir que c’est autant par les matières précieuses que communes, par les tâtonnements que par les découvertes que naissent “force et courage” et qu’on avance sur le chemin.
“C’est pas je me connais et après j’apprends mieux ! ou je me connais et après je
vis mieux !
C’est pas du développement personnel ! C’est une quête qui ne s’arrête pas !
C’est toute la vie je cherche ! C’est aller au bout du bout du bout du bout d’une
expérience putain !”
À l’image du cheminement mental du héros, la mise en scène est tout en mouvements, rythmique, fluide; les scènes se glissent les unes dans les autres, des accessoires apparaissent, restent, laissent une trace d’un lieu dans un autre. L’espace scénique est protéiforme, vaste boîte blanche, un incongru point d’eau en forme de rocher, comme un surgissement d’une nature farouche en plein cœur d’un quotidien très civilisé, longue table, chaise, ordinateur, projecteur, un lit et une lampe de chevet dans un coin, des meubles aux formes très fonctionnelles, simples, nettes, qu’on déplace parfois pour créer un lieu différent. Les hauts rideaux blancs qui closent le mur du fond s’ouvrent parfois, sur la nuit, ou sur un ailleurs.
Les morts se baladent et discutent en fumant leur clope, les souvenirs se matérialisent pendant qu’on les évoque, rêves et visions prennent corps, aussi réels que le réel… Le présent et le passé, Niort et Sienne, la cité où l’on se paye une glace au yaourt et le désert où l’on rencontre les mots de Patti Smith, la “mystique sans dieu”, le tangible et l’imaginaire… Temps, espaces et états d’existence se chevauchent, s’incluent, s’interpénètrent.
Réjouissance de voir une pensée en marche
C’est docte, drôle, poétique. Inspirant. Savant et joyeux. Ça respire l’intelligence et le plaisir.
Ces “Mystiques” ont un humour vif où ce sont autant les situations que les mots dits ou tus qui provoquent le rire – l’humour n’est d’ailleurs pas opposé à la Révélation, quelques malicieux sages, chinois, persans…, en usant comme d’un outil aussi percutant et incontestable que la prière ou la méditation, pourraient vous le confirmer. Il y a des silence vibrants comme certains de ces moments suspendus qu’on trouve dans les ballets de Pina Bausch. Mêlant cérébral et trivial, sérieux et léger, le ton est en accord avec le sujet !
Les comédiens sont tous remarquables. Mention spéciale à Mathieu Genet, au physique et au jeu rapides, fins et déliés. Son personnage est riche et subtil : il a l’élégance de nous faire croire à la facilité de son interprétation. Les autres comédiens ont tous la même aisance, la même liberté, et un beau grain de folie parfaitement maîtrisé. On avait apprécié Makita Samba, mis en scène par Guillaume Vincent dans Songes et Métamorphoses, on retrouve ici sa générosité; Lisa Pajon a une inventivité et une énergie qui semblent inépuisables; Bruno Gouery trimballe d’un personnage à l’autre sa silhouette longiligne et poétique; Mireille Herbstmeyer, comédienne ultrasensible et sobre, en demi-soeur religieuse récitera du Catherine de Sienne en italien, avec une ferveur et une conviction décalée, dérisoire et touchante; Flore Lefebvre des Noëttes apporte sa présence solaire aussi bien à une robuste productrice qu’à une jeune fille pleine de fêlures… C’est un bonheur de voir une telle distribution, plusieurs générations et origines rassemblées en une troupe très homogène, au jeu sans faux naturel mais d’une belle lisibilité, très précis et souple, toujours juste et sincère dans la fantaisie comme dans la gravité.
Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre et Lisa Pajon avec leur compagnie du Théâtre Irruptionnel ont manifestement le goût d’une certaine allégresse de la connaissance; ils créent un spectacle populaire et savant, revigorant, stimulant : un théâtre qui a les grandes vertus d’émouvoir, amuser, nourrir l’esprit et le cœur.
Marie-Hélène Guérin
“En t’attendant j’ai lu
Catherine de Sienne, Etty Hillesum, Simone Weil…
C’est pas facile
C’est obscur même et puis elles se répètent beaucoup
J’ai laissé tomber plusieurs fois mais comme t’étais pas là, je me suis accrochée
Et puis y a eu cette phrase
Depuis elle m’accompagne
En fait c’est de nous dont ces femmes parlent, sans cesse, à chaque page
C’est pour ça que ça nous touche
Elles nous donnent de la force”
LES MYSTIQUES
ou Comment j’ai perdu mon ordinateur entre Niort et Poitiers
À voir actuellement aux Plateaux sauvages, jusqu’au 30 novembre
Texte et mise en scène Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre
Éditions Les Solitaires Intempestifs
Avec la participation d’Éric Tillette de Clermont-Tonnerre
Dramaturgie Sarah Oppenheim
Avec Mathieu Genet, Bruno Gouery, Mireille Herbstmeyer, Flore Lefebvre des Noëttes, Lisa Pajon, Makita Samba
Création lumière Kelig Lebars – Création sonore Nicolas Delbart – Création vidéo Christophe Waksmann
Photos © Baptiste Muzard
Dates de tournée à venir :
Bar-le-Duc, 6 décembre 2018 – Versailles, 11-12 Décembre 2018 – Bressuire, 20 Décembre 2018 – Saintes, 29 Janvier 2019 – Châtellerault, 31 janvier 2019
À noter : à partir du 8 janvier prochain, la reprise d’un autre spectacle de la compagnie du Théâtre Irruptionnel, Les Deux frères et les Lions au Poche-Montparnasse, à guetter avec intérêt !
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