La vie est une fête, mais y’ des chances que le champagne verse à côté de la coupe…

Pour qui n’a jamais mis les pieds dans l’antre des Chiens de Navarre, la prise de contact peut être… cahotique (sinon chaotique) !
On n’a pas encore pris place qu’on se retrouve au cœur d’une séance parlementaire musclée, où l’on débat « retour de l’uniforme à l’école » ou « autorisation du port d’armes ». Comme une frénétique impro jazz dans un club enfumé et alcoolisé, les réparties et invectives fusent tandis que les spectateurs inattentifs prennent place dans la salle en ordre dispersé, bavards et brouillons mais bien plus sages que l’honorable assemblée parlementaire en cours.
La séance finit en pugilat – on s’y croirait pour de vrai ! – pendant qu’un générique de cinéma défile sous des lumières de boule à facettes, balayant d’entrée de jeu toute tentation de réalisme : ici, on est au théâtre : on n’est pas là pour le réel, on est là pour le vrai !

« Certes, nous souffrons à cause de papa et maman,
mais nous souffrons aussi à cause de l’état du monde. »
Jean-Christophe Meurisse, note d’intention

La vague tempêtueuse qui a secoué les spectateurs de rires les dépose doucement sur le rivage d’un service d’urgences psychiatriques. Jean-Claude Meurisse y voit « l’un des rares endroits à recevoir quiconque à toute heure sans exception d’âge, de sexe, de pays. Un lieu de vie extrêmement palpable pour une sortie de route. Un sas d’humanité. »

Derrière le rideau qui tombe fort théâtralement, se dévoile le beau décor dévasté (et ça ne va pas aller en s’arrangeant) de l’hôpital – magnifique scénographie lyrique et punk signée François Gauthier-Lafaye.

C’est Mr Peau qui ouvre le bal des désaxés de ses diatribes amères et absurdes contre tout (les comédiens, l’état du service public, les Palestiniens, les youpins (sic), ad libitum), résolues radicalement (« PAN »).
Le service des urgences verra aussi débarquer un Patrick, ex-directeur commercial de Digitech qui a totalement craqué, séquestrant ses employeurs dans une tentative désespérée de « rebooter le système » qui l’a broyé, le balançant aux oubliettes de l’entreprise à coup de restructuring et d’overboard. Une Christelle y atterrira pour un lavage d’estomac, 46 Xanax, un beau record apprécié par l’équipe médicale. Des jeunes gens fragiles s’y découvrent, lovés au pied du distributeur de boisson « – Névrose d’angoisse à tendance suicidaire, et toi ? – Dépression, toute conne. Même mon diagnostic est chiant ». Une épique baston de CRS contre Gilets Jaunes viendra même s’échouer devant leurs portes.

Tout un concentré de société, des êtres ordinaires, mis à mal par la pression sociale, les blessures narcissiques, le monde qui change, les peurs qui poussent plus vite que des algues vertes sur des littoraux nitratés, le chômage, les ordres, les crises sanitaires, le quotidien, la solitude.

Les questions sont poignantes, les réponses sont percutantes ! Il faut avoir le goût du Grand-Guignol pour savourer la recette, épicée avec le sens de la non-mesure qu’on connaît (et qu’on aime) aux Chiens de Navarre.
La vie est une fête est un spectacle très fluides. Eh non, pas « fluide », mais bien « fluides », en tous genres, sécrétions qui sortent de partout et atterrissent n’importe où, en quantités spectaculaires. Sang, sperme, frottis vaginal, vomissures, morves et bave (liste non exhaustive). Du goudron, aussi, bien que, rappelle-t-on au malade dont on n’ose pourtant brider la créativité trop drastiquement, « on ne met pas de goudron sur la tête d’un élu de la République ».

« – C’est pas comme ça qu’on va sauver le monde.
– Ben si c’est possible. Faut croire à la tendresse »

Pourtant, dans cet humour sauvage, organique et violent, qui dessoude à la kalashnikov les travers, incompréhensions et anxiétés de nos sociétés, pointe une délicatesse inattendue.
Christophe, le défunt chanteur, vient faire un p’tit tour, et ses mots bleus en profiter pour coller un frisson d’émotion. Catherine Deneuve joue du pipeau, une gynécologue gracieuse comme un garagiste se révèlera bienveillante comme une grande sœur, un très beau et lent tango réunit la force publique et le peuple, une ébauche de romance s’esquisse sur un air de chanson populaire. Et ce sont autant de bulles de douceur, prenant une étonnante ampleur dans cette loufoque, enthousiasmante et cathartique apocalypse.
Les interprètes sont fantastiques, comme toujours, sachant se faire retenus et touchants dans ces moments plus sentimentaux, et toujours d’une énergie et d’une générosité débridées et jusqu’au-boutistes.

« Il n’y a rien de plus humain que la folie. » nous confirme Jean-Christophe Meurisse, alors, main dans la main avec les fous furieux des Chiens de Navarre, allons cheminer dans notre humanité, et croyons à la tendresse.

Marie-Hélène Guérin

 

LA VIE EST UNE FÊTE
Un spectacle des Chiens de Navarre
Aux Bouffes du Nord jusqu’au 3 juin 2023
Mise en scène Jean-Christophe Meurisse
Collaboration artistique Amélie Philippe
Avec Delphine Baril, Lula Hugot, Charlotte Laemmel, Anthony Paliotti, Gaëtan Peau, Ivandros Serodios, Fred Tousch et Bernie
Photos © Philippe Lebruman
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En clôture de Séquence Danse au 104, une électrisante Tragédie

Le festival Séquence Danse 2023 au 104 s’est clôt par une magnifique ovation debout saluant la re-écriture, 10 ans après sa création, de l’emblématique Tragédie, qui avait concouru à faire d’Olivier Dubois un chorégraphe majeur.

Tragédie avait à l’époque saisi, retourné, uppercuté, soulevé le public. Lors du Festival 2012, dans la nuit avignonnaise, la place des Carmes résonnait aussi fort du gong tellurique qui ouvrait la pièce que des applaudissements qui explosaient en tonnerre, après un bref et intense silence, dont, même de l’extérieur du Cloître des Carmes qui accueillait le spectacle, on percevait la densité.
Dix ans plus tard, Olivier Dubois, dont on a récemment aimé Itmahrag, ré-écrit son magistral « poème chorégraphique », toujours pour 18 interprètes, dont une partie dansait déjà Tragédie à la création. Dans la salle se mêlent jeunes gens, qui étaient enfants ou adolescents quand naissait Tragédie, et spectateurs de plus longue date.
 

Une silhouette se détache de la pénombre, une autre, puis une autre, s’avançant du fond du plateau. Tou.te.s sont nu.e.s, d’une nudité si absolue qu’elle semble les revêtir.
Les voilà ces dix-huit humains, vêtus de leur seule nudité, fragiles et puissants, face à nous. Peaux mates ou claires rendues pâles sous la lumière blanche, muscles secs, parfois androgynes, bustes très droits, épaules dégagées, têtes hautes. Marchant, arpentant, découpant le sol de leur circulation géométrique.
Les jambes cisaillent l’espace, les corps cisaillent l’obscurité.
Comme des navettes sur un métier à tisser les danseur.euse.s se croisent et se recroisent, traçant un motif invisible, complexe et tenace.
Chorégraphie d’une radicalité frontale, dont la rigueur extrême est loin de l’apparente simplicité qu’on pourrait y voir. Exercice zen autant pour les interprètes que pour les spectateurs.

Les percussions abruptes compressent l’air, sur un rythme implacable, et ce rythme n’est pas celui de la marche, provoquant une altération étrange de la perception, une double pulsation à l’intérieur de soi. On en perd ses repères, hypnotisés par le mouvement faussement perpétuel et ses minuscules mais saisissantes ruptures, où les interprètes, isolément ou tout d’un bloc, marquent un infime suspens.
La lumière se dissout ou se resserre, le rideau de fils au lointain brouille la vue, transformant les silhouettes en ombres, les ombres en mirages, achevant d’égarer les sens.
 

La nappe sonore se densifie, l’entropie gagne, le désordre pointe, par frissons, hochements de tête, désarticulation ; qu’est-ce qui se passe quand on ne marche pas ? on jaillit, on tombe, on bondit, on court, on heurte. On interpelle, on trébuche, on sexualise, on tombe encore, on se relève. On s’amuse. On danse. Une danse physique, chaotique, comme déchaînée, animée de flux et de reflux, de dispersions et de regroupements, de souffles et d’apnées. Surgissent un ludique et vivifiant pas de bourrée, des rondes difformes de Hyeronimus Bosch, des sculptures grecques, des ballerines, des rugissements de fauves, des frénésies de dancefloor. Les hiératiques et quasi beckettien.ne.s arpenteur.euse.s prennent chair et folie – disons, une autre folie, non plus ce dépouillement fou, mais une sauvagerie folle.

De l’abstraction première, d’une pureté apollinienne, on bascule dans une bacchanale punk, sous un déluge de sons saturés, guitares électriques distordues, sang dans les veines grondant comme un éboulement de rochers. C’est comme une reprise de possession de soi. Le débordement d’une énergie furieuse. Une exultation. – Et je découvre ici que le mot « exulter » vient du latin exsultare, signifiant « bondir, sauter », ce qui est littéralement mis en jeu sur le plateau.
Quand la marche reprend, les peaux ont perdu de leur lunaire pâleur, les êtres ont gagnés de la souplesse – et du sourire.
On assiste, ou plutôt on l’éprouve, à un gigantesque mouvement de systole et diastole, contraction, relâchement – qui anime chaque séquence, mais qui structure aussi l’ensemble. Systole, diastole, contraction, relâchement : ce qui est nécessaire pour qu’un cœur batte, pour qu’un humain vive.
On se souvient qu’autrefois la danse et le théâtre faisaient partie des « mystères », des cérémonies secrètes en l’honneur des dieux anciens, on se souvient que l’art agit, que spectateur on ne fait pas que regarder mais qu’on vit aussi le spectacle.
Dix ans après, celui-ci a gardé toute sa vitalité, toute sa puissance, toute sa violente beauté. Et l’unanime et irrépressible ovation qui le salue en témoigne. Elle explose, et se prolonge, comme une façon de faire durer le spectacle, rendre aux artistes l’intensité reçue, garder encore pour soi le choc esthétique et émotionnel avant de le voir se diluer dans le retour à l’extérieur, maintenir encore un peu cette accélération du rythme cardiaque, ce surplus de vie que provoque une vraie rencontre.

Marie-Hélène Guérin

 

TRAGÉDIE, NEW EDIT
Vu en mai 2023 au 104
Un spectacle créé par Olivier Dubois
Collaborateur artistique Cyril Accorsi \ musique François Caffenne \ lumières Emmanuel Gary \ régie générale François Michaudel
Avec Youness Aboulakoul, Esther Bachs Viñuela, Nichola Baffoni, Taos B. Bertrand, Camerone Bida, Eve Bouchelot, Steven Bruneau, Marie-Laure Caradec, Coline Fayolle, Karine Girard, Steven Hervouet, Aimée Lagrange, Sophie Lèbre, Sebastien Ledig, Matteo Lochu, Sarah Lutz, Nicola Manzoni, Jean-Yves Phuong, Elsa Tagawa, Thierry Micouin, Mateusz Piekarski, Emiko Tamura, Mooni Van Tichel
Photos © François Stemmer
Une production Compagnie Olivier Dubois

Tragédie, ainsi que les autres créations de la compagnie Olivier Dubois, à voir en tournée, dates à suivre ici : https://www.olivierdubois.org/tournee/

La Disparition : un jeu de piste labyrinthique et réjouissant du Groupe Fantôme

Le 1er février 2017, un enfant venu avec sa mère assister à la création théâtrale Le Lac, disparaît avant la fin de la représentation.

A PianoPanier on aime Clément Aubert, Romain Cottard et Paul Jeanson, les auteurs et interprètes de cette Disparition. On les suit depuis des années, ensemble ou séparément. On les a vu séparément dans Le Maître et Marguerite, Intramuros, J’ai couru comme dans un rêve, ensemble dans Idem ou encore Notre crâne comme accessoire. Ils ont l’esprit alerte, un jeu vif et très naturel, et une science aigüe de l’échange avec le public.
Ils nous invitent ici à un jeu de piste labyrinthique et réjouissant, une enquête autant dans les faits que dans l’intime, où l’on ne sait plus qui d’eux ou de nous aident les autres à retrouver ce petit garçon.
 
© Constance Gay
 
Ils ont imaginé avec Heidi Folliet un univers dépouillé pour faire place à toutes les strates de leurs récits. À cour et jardin, deux longues tables, régie son, ordis portables, évoquent d’emblée la fabrication, l’artisanat du spectacle. Un cadre blanc structure le plateau, y crée de l’abstraction. Trois hommes jeunes, trois chaises, un verre, une gourde, une carafe. Trois hommes jeunes, trois hommes de théâtre nous parlent de leur rencontre, de leur travail. Puis de l’écho profond qu’aura sur eux la disparition, ou exactement l’annonce de la disparition de l’enfant, à l’occasion de cette représentation du « Lac » qui devait être le fruit de leur collaboration.
Le spectacle nous entraîne aux côtés des trois protagonistes dans leur traumatisme, à la lisière de la folie et de la violence, nous frottant à leurs peurs les plus profondes. Pourtant, c’est aussi un vrai parcours en leur compagnie vers la consolation, vers la quête de la joie et de la douceur.
Les trois hommes jeunes, les personnages, utilisent les prénoms des acteurs pour se nommer. Qu’est-ce qui est fiction, qu’est-ce qui est création ? « Faites semblant de nous croire, jusqu’à ce que ce soit le cas » nous suggère l’un d’eux, à l’instar de Blaise Pascal… Cette fausse conférence de presse se trouble encore d’incises qui embarquent les spectateurs dans d’étranges expériences collectives. On y goûtera la saveur d’une obscurité partagée, d’un chant à l’unisson, du récit d’un rêve qui se mêlera insidieusement à la construction du spectacle.

À Asnières a lieu la 11e édition du festival de la jeune création théâtrale, Mises en Demeure, rebaptisé cette année Mises en Lumière. La Disparition y partage l’affiche avec Vie sans moi et Les Enfants du soleil : courez y savourer ce spectacle-puzzle, protéiforme, inventif, déroutant, entre conférence de presse, expérience immersive et excursion quantique !
Il y aura, comme chez les vrais clowns, dont les trois lascars ont l’âme, de la poésie, de la profondeur, beaucoup de drôlerie, et autant d’humanité.

Marie-Hélène Guérin

 
 
© Constance Gay
 
LA DISPARITION
Une création du Groupe Fantôme
dans le cadre de Mises en lumière, festival de la jeune création théâtrale
À voir au Studio|ESCA du 17 au 19 mars 2023
Conception et texte Clément Aubert, Romain Cottard et Paul Jeanson
Scénographie Heidi Folliet | Création lumière Stéphane Deschamps | Création sonore et musicale Colombine Jacquemont et Émilien Serrault | Construction décor Jean-Luc Malavasi
Photo en-tête d’article © Pauline Le Goff
Production Le Groupe Fantôme Coproduction Scène Nationale de Sceaux – Les Gémeaux Coréalisation Les Plateaux Sauvages Avec l’aide de la DRAC île de France et de la Mairie de Paris Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages Avec le soutien du Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis et d’ACME

Richard III, quand Guillaume Séverac-Schmitz rencontre Shakespeare

Guillaume Séverac-Schmitz est un jeune metteur en scène attaché aux textes du répertoire. Molière, John Webster, Maxime Gorki, Jean-Luc Lagarce. Et Shakespeare. Richard III, présenté à la Maison des Arts et de la Culture de Créteil, est l’une des dernières pièces du cycle historique du dramaturge, dont la première, Richard II, a été montée par sa compagnie en 2015. Ce goût du metteur en scène pour les pièces de répertoire rejoint celui de la transmission, qu’il exprime notamment dans sa participation au sein de la Troupe Éphémère du CDN de Toulouse avec qui il a créé Tartuffe, actuellement en tournée. Cela se traduit aussi dans sa volonté de créer, à partir des grands textes, un théâtre tout à la fois spectaculaire, exigeant et populaire. À Créteil, la grande salle est remplie à moitié de lycéens et d’étudiants, premiers destinataires du travail de Guillaume Séverac-Schmitz, artiste associé. C’est à eux qu’il va s’adresser en cherchant à partager à la fois la richesse d’un chef d’œuvre dans une forme grandiose et son caractère infiniment contemporain et accessible. L’intention est honnête et ambitieuse, l’objectif est immense.
 

 
Guillaume Séverac-Schmitz nous réjouit en s’attaquant à un monument du théâtre et en convoquant sur scène pas moins de dix comédiens. Sur un plateau épuré, dans une ambiance rock et intimiste, ces derniers vont enchaîner les rôles, déployant une rare énergie. Un large rideau de chaînettes en fond de scène et des structures métalliques mobiles, évoquant tour à tour un tournoi, une tribune ou une tour d’assaut, viennent structurer l’espace. La présence continue d’une brume, d’où surgissent les personnages pour s’affronter ou dans laquelle ils préfèrent disparaître, noyés de colère ou de douleur, produit une atmosphère étrange et interlope.
Guillaume Séverac-Schmitz dresse un portrait de Richard III plus sensible, plus humain, plus fragile que l’image commune qui est véhiculée. Il n’élude pas son handicap, l’intégrant comme un élément de jeu à part entière. Simple boiteux dans le premier acte, il est de plus en plus empêché avec l’ajout d’attelles, de corsets, minerves ou vissé sur un fauteuil roulant jusqu’à le faire apparaître en homme ligoté, empêché, étouffé par ses propres désirs et pulsions. Tantôt monstre sanguinaire, tantôt marionnette intrigante aux allures de bouffon de cour, tantôt homme blessé qui cherche dans le pouvoir une attention et un amour qui lui ont fait défaut, cette évolution physique souligne intelligemment la dramaturgie du personnage.

Dès le début de la pièce, un dialogue parallèle se tisse avec la salle et se poursuit tout au long du spectacle à travers des adresses, des allusions, un rythme induisant un certain humour et jusqu’à l’intervention des spectateurs sur le plateau. Les personnages cherchent à créer une complicité avec le public, conscients qu’ils sont en train de jouer leur propre drame et qu’ils sont les pièces d’une machinerie. Cette métathéâtralité est au cœur du projet de mise en scène de Guillaume Séverac-Schmitz. Elle permet aux personnages de prendre du recul sur l’horreur de la situation et de leurs intentions mais aussi aux spectateurs de se rappeler qu’il s’agit là d’un jeu. C’est dans cette distance aussi que viennent résonner les grands thèmes de la pièce, apparaissant comme éminemment contemporains. Le pouvoir. La tromperie. Les stratégies de l’information.
 

 
Le public adolescent est particulièrement réceptif à ce parti pris de mise en scène inclusif. Mais c’est aussi là que le propos dramaturgique manque de clarté. Guillaume Séverac-Schmitz défend “un théâtre populaire et exigeant, spectaculaire et intimiste qui place au centre les actrices et les acteurs […] pour proposer un spectacle total”. La frontière entre la grande fresque dramatique déployant grandeur et puissance tant dans le dispositif scénique que dans le jeu et l’adaptation parfois un peu superficielle et grotesque est floue. Un choix plus tranché sera fait dans la très réussie dernière partie nous offrant une magistrale joute entre un Richard III désespéré plongeant au plus profond de la folie noire et Elisabeth, reine déchue et mère dévastée remarquablement interprétée par Anne-Laure Tondu, jusqu’à la déchirante et, ici, très émouvante scène finale d’un roi profondément humain et incarné, souffrant et malheureux.

Alban Wal de Tarlé

 

RICHARD III
de William Shakespeare
Un spectacle de la compagnie Eudaimonia
Vu à la MAC Créteil jusqu’au 10 février
Conception et mise en scène Guillaume Séverac-Schmitz
Traduction et adaptation Clément Camar-Mercier
Avec Jean Alibert, Louis Atlan, Martin Campestre, Sébastien Mignard, Aurore Paris, Thibault Perrenoud, Nicolas Pirson, Julie Recoing, Anne-Laure Tondu, Gonzague Van Bervesselès
Scénographie Emmanuel Clolus | Création lumière Philippe Berthomé | Créatrice son Géraldine Belin | Conseillère artistique Hortense Girard | Créatrice costumes Emmanuelle Thomas
Photos © Erik Damiano ou Vincent Schmitz

Création du 19 au 21 janvier 2023 au Théâtre du Château Rouge, Annemasse
Durée du spectacle : 3h20 entracte compris

À voir prochainement :
Théâtre Jean-Arp – Clamart du 16 au 18 février
Théâtre-Cinéma – Narbonne les 8 et 9 mars 2023
Théâtre Jacques Cœur – Lattes le 23 mars 2023
Théâtre Montansier – Versailles du 18 au 21 avril 2023
Théâtre de Caen les 1er et 2 juin 2023
Théâtre de la Cité, CDN Toulouse-Occitanie du 8 au 14 novembre 2023 
Théâtre de Nîmes les 22 et 23 novembre 2023
Le Cratère – Scène nationale d’Alès les 28 et 29 novembre 2023
Théâtre Molière-Sète – Scène nationale archipel de Thau – les 5 et 6 décembre 2023

Depuis que je suis né : joyeuse visite en enfance !

Voilà un bien joli et vif spectacle sur l’enfance et pour les enfants !

Samy, petit bout de 6 ans, découvre en même temps 1° qu’il sait lire et écrire 2° qu’on peut écrire l’histoire de sa vie.
Sa mamie, compositrice notoire – la postérité l’attend !, s’attelle justement à l’ouvrage. En voilà donc une bonne idée ! À 6 ans, on a déjà une vie bien remplie, pourquoi Sami n’écrirait-il pas lui aussi ses Mémoires ? C’est qu’il en a beaucoup, de la mémoire, se vantent régulièrement ses parents (un peu vexés d’être systématiquement perdants au Memory, malgré quelques tentatives de triche peu glorieuses).

Alors, au boulot ! Une fois réglé l’épineux problème du support (l’ardoise magique, non; le mur, ben, non plus; le cahier d’école, c’est pour l’école…), on démarre du début, et même d’avant le début…

– 1ère partie de mes mémoires : Bienheureux bébé barbotant dans le ventre maternel (mon fils, discrètement : « wouah, on dirait qu’il est vraiment dans l’eau. Mais il devrait enlever ses vêtements. »)
– 2e partie de mes mémoires : « en dehors du ventre de ma maman »


 
Sami va nous faire revivre les grands événements de sa petite vie, invitant quelques adultes, famille, nounous, au gré d’imitations savoureuses, manipulant objets et jouets pour animer ses souvenirs.
Les drames hautement dramatiques et globalement incompris (l’étiquette du body ! la dépose à la crèche ! le retrait de la crèche !), les joies infinies (le lait ! le lait ! les passions exclusives – motos, fourmis, ad libitum; les amis…), les interrogations existentielles (peut-on retourner vers avant ? comment me rappeler si j’ai d’abord su marcher ou parler ? pourquoi les parents n’aiment pas quand les choses s’arrêtent ?) : on s’amuse des situations brossées avec une acuité qui sent le vécu, on se régale du récit alerte, on se réjouit des trouvailles sonores et visuelles.
Le décor malin et beau de la plasticienne Alwyne de Dardel est un plaisir en soi, une chambre-cabane faite d’empilements de palettes, sur lesquelles trône un lit-igloo : c’est un vrai terrain de jeu, avec marches, caches, trappes escamotables d’où surgissent peluches, poupées, tableau blanc ou instruments de musique.


 
Sami est interprété en alternance par deux jeunes comédiennes, Louise Guillaume et, vue ce soir-là – menue, lumineuse, une voix fraîche d’enfance sans contrefaire le bébé, un jeu très juste – Mirabelle Kalfon. Pour son premier spectacle à destination du jeune public, David Lescot leur a composé un solo rythmique, dans une langue rapide, ludique, joyeuse.
Quelques chansons cocasses et judicieuses ponctuent le texte – on connaît le goût de David Lescot pour l’expression musicale – : Mirabelle Kalfon y est tout aussi à l’aise, et nous fait savourer de son joli brin de voix un hilarant opéra contemporain, une ballade ou un gentil rap de l’ère post-doudou.

Un spectacle pétillant d’intelligence, qui s’adresse à la bonne hauteur aux enfants, jouant autant de leurs imaginaires que de leurs réalités, avec une drôlerie pleine de tendresse. Une promenade en enfance malicieuse et pertinente, à savourer en famille (dès 6 ans, 6 ans moins le quart).

Marie-Hélène Guérin

 

DEPUIS QUE JE SUIS NÉ
Spectacle de la Cie du Kaïros
Vu à l’Espace Cardin (Théâtre de la ville hors les murs), jusqu’au 26 février
Texte, mise en scène & musique David Lescot
Scénographie Alwyne de Dardel / conception sonore, électronique Anthony Capelli / costumes Olga Karpinsky / perruques Catherine Bloquère / lumières Paul Beaureilles / collaborateur artistique Romain Pignoux
Avec en alternance Louise Guillaume, Mirabelle Kalfon
Photos © JM Lobbé

Texte édité chez Actes Sud Papier Heyoka en janvier 2022. David Lescot est artiste associé au Théâtre de la Ville Paris

David Lescot en parle ici :

Je suis un lac gelé : emmener les enfants rêver

Les toujours vivaces et ouverts Plateaux sauvages accueillent pour la première fois un spectacle destiné au très jeune public. Laëtitia Guédon et Mathieu Roy avaient envie de porter à la scène un spectacle de texte, forme encore peu développée pour ce public dès 3 ans. Ils ont fait appel à Sophie Merceron : Matthieu Roy avait déjà travaillé sur un de ses textes Manger un phoque (lors de la Brigade de lecture de la Maison Casarès en 2020) et « avait été profondément ému par son univers à la lisière du fantastique et de la réalité…»

Au centre, une malle couverte d’une couverture en patchwork, au ciel des grands oiseaux de bric et de broc, un peu brinquebalants.
La malle se fait lit, sur lequel Göshka, 5 ans, dort, lové autour de son violon… le lit et son dormeur se mettent à glisser, glisser, s’échapper, jusqu’à un lac gelé… Parents et enfants aussi sont installés sur la glace de ce lac, en cercles concentriques faisant nid autour de la scène nue.
 

Dans la chambre de Göshka, dans la tête de Göshka, il y a des oiseaux, qu’il sait nommer, et qu’il brise pourtant, parfois.
Göshka casse ses jouets, cache des spaghettis sous son oreiller, aime l’odeur de sa maman, et celle d’Olga qui sent le yaourt à l’abricot. Göshka aime danser, enrage contre sa mère qui le traite comme un enfant et une fois même il l’a mordu, pour lui apprendre. Göshka connaît le nom des oiseaux migrateurs.
Göshka a de la colère au cœur car il voudrait que le printemps arrive. Parce qu’avec le printemps, reviennent les oiseaux migrateurs. Parce que son père est un oiseau parti avec l’hiver et qu’il s’inquiète qu’il ne revienne pas avec le printemps…
Göshka n’est pas triste, paraît-il. Göshka ne pleure jamais, dit-il.

Göshka a un ami, Anatole le violon alto, qui sait lui murmurer quelques paroles réconfortantes, ou traduire ses tempêtes intérieures. Sous le lac gelé sur lequel glisse le lit, dort un garçon-glaçon, un petit fantôme tombé là il y a mille ans, il s’appelle Milan-sous-la-glace, et s’ennuie, s’ennuie… Mille ans c’est long, et rencontrer enfin un ami, c’est bon ! Milan le fantôme reste invisible, sa voix (voix off facétieuse et tendre de Théophile Sclavis), se déplace autour des spectateurs (espaces sonores habiles de Grégoire Leymarie), titille son nouvel ami Göshka, invente avec lui des jeux et des joutes – on joue à « de quoi tu es le roi », à « ce qui te réchauffe l’intérieur », pour s’amuser et pour s’explorer.
 

Sophie Merceron a composé une jolie et farouche partition, n’oubliant pas que les enfants ont de la légèreté et de la sauvagerie, qu’ils ont le goût du jeu autant que d’intenses profondeurs. Et qu’ils savent inventer le monde. Mathieu Roy a construit un espace simple, chaleureux, propice aux déambulations physiques et mentales.

C’est Iris Parizot qui est Göshka. Alex Costantino l’a vêtue de frusques poétiquement rapiécées, à la façon du kintsugi, cet art japonais de la réparation qui ne dissimule pas les cassures, plaies et bosses mais les montre et les embellit – comme Sophie Merceron le fait des failles et brisures de son petit héros…
Iris Parizot a une petite bouille enfantine, un regard pétillant, l’élocution limpide. C’est avec son violon alto qu’elle a l’expressivité la plus naturelle, la plus spontanée, peut-être à l’image de Göshka, qui se sert du langage de la musique pour dire les paroles les plus intimes, ses tourments et ses émotions.
 

Avec une grande délicatesse, sans aucune mièvrerie, faisant confiance à la puissance de l’imagination des enfants, à la richesse de leur intériorité, à l’évidence de leur empathie, ces artistes emmènent Göshka et ses spectateurs dans un onirique et apaisant voyage initiatique. Il sera doux et âpre, on y découvre la tristesse pour mieux retrouver la joie, on y explore le manque pour mieux célébrer les retrouvailles – car, n’ayez crainte, on entendra chanter la glace, lorsque le printemps reviendra !
Les plus petits, emportés dans cette bulle rêveuse et joueuse, à la durée parfaitement adaptée, restent captivés, et les plus grands, charmés par la finesse de ce spectacle gracieux.

Marie-Hélène Guérin

 

JE SUIS UN LAC GELÉ
Vu aux Plateaux sauvages
Un spectacle de la compagnie Veilleur©
Texte Sophie Merceron
Mise en scène et dispositif scénique Matthieu Roy
Avec Iris Parizot et la voix de Théophile Sclavis et Johanna Silbertsein
Collaboration artistique Johanna Silberstein
Costumes Alex Costantino
Espaces sonores Grégoire Leymarie
Régie générale Thomas Elsendoorn
Photos © Reynaud de Lage

À retrouver en séances scolaires ou tout public :
31 janvier et 1er février
 – Théâtre de Chelles – Festival Solo
6 au 10 mars – 
Glob Théâtre, Bordeaux
4 au 7 avril
 – Théâtre des Bergeries, Noisy-le-Sec
 

« La chute des anges », et l’envol des êtres : magistrale leçon de ténèbres de Raphaëlle Boitel

Le rideau s’ouvre, le noir et le silence se font, soyeusement.
Une maigre forêt de perches armées d’un projecteur-œil encadre la scène, vaguement inquiétante dans sa sècheresse et ses angles, entités mécaniques et autonomes, épiantes et directives.

Des longs manteaux noirs tombent des cintres, des cintres tombent des cintres, des cintrés se glissent dans les manteaux, étranges marionnettes, cousines de celles de Philippe Genty – cet homme en fond de plateau, ces deux femmes sans doute, visage dissimulé sous un voile de cheveux, corps désarticulés, acrobates danseurs clowns désespérés. Trois drôles de petits humains, trois anges déchus, qui tentent d’apprivoiser la pesanteur.
Des mains cherchent leur tête, des corps cherchent leur axe, de êtres cherchent leur centre et leurs limites.
 
© Georges Ridel

Bientôt leurs compagnons d’infortune vont les rejoindre, arpentant le plateau en un mathématique mouvement perpétuel, Quad beckettien chaotique où comme par accident quelques pas se déploient en acrobaties, se prolongent en torsions de dos courbés jusqu’à l’impossible. Circassiens virtuoses ou non, les interprètes ont tous la même netteté dans le geste, et la même densité dans la présence.

Une ange aurait-elle la nostalgie des cieux, une humaine aurait-elle le souvenir d’une jeunesse plus lumineuse ? Une des anges se détache du chœur, tourne son visage plein d’appétits vers un soleil artificiel, lui adresse une mélopée chantante, un fouillis de mots, un esperanto d’espoir. C’est elle qui poussera le plus loin les tentatives d’échappée, les désirs d’envol.

Les noirs sont profonds comme les notes de contrebasse qui vibrent dans l’espace, ciselés de graphiques lumières dorées – presque des lumières de « théâtre noir », qui découpent de fines lames dans l’obscurité, de fines lames de réalité et de vie dans la poix des contraintes, dans l’ombre des assujettissements et des surveillances. La composition sonore d’Arthur Bison est de même dense, prenante, sophistiquée et organique, avec des grondements sourds de tempête et des vivacités de clairière après la pluie.

Les silhouettes dessinent des calligraphies, des ombres chinoises, creusent des tourbillons dans la fumée. Une femme plus âgée passe avec une opacité tranquille de vieux chaman. Un vertigineux numéro de mât chinois époustoufle et émeut, élévation et chute, élévation et chute, tragique destinée en réduction.
 
© Marina Levistskaya

Dans cette esthétique de fin du monde, il y a aussi de la cocasserie, une guerre des « chut » rigolarde, des moments de sourires au milieu des décombres : deux tubes métalliques arrachés à une des machines feront une paire d’ailes de fortune, sait-on jamais (spoil : ça ne suffira pas). L’image est drôle, et déchirante. Très drôle aussi, et très tendre, un « pas de deux » à quatre, deux des êtres tentant tant bien que mal d’en animer deux autres, tâtonnant, expérimentant, réinventant les gestes les plus simples…

Le danger peut rôder dans les objets, les perches se démantibulent, pourchassent, ordonnent, menacent – en contrepoint un majestueux gramophone offre sa beauté incongrue et une occasion de bouffonnerie légère, un rail suspendu s’envole au-dessus des spectateurs avec la souplesse et la joie des balançoires de l’enfance.

Ce monde de métal glacé et oppressant, univers sombre troué de somptueuses mordorures (magnifique scénographie et création lumières de Tristan Baudoin), Raphaëlle Boitel le peuple d’êtres faits de servitude et de pesanteur, mais surtout de curiosité et d’empathie, qui vont trouver, ensemble, un chemin vers la liberté.

Danse contemporaine et équilibrisme, contorsion et hip-hop, prouesses techniques et clowneries délicates, mât chinois et métaphysique, on ne distingue plus où une discipline s’exprime, où l’autre prend le pas, tant Raphaëlle Boitel les pétrit, les étire et mêle pour en faire le vocabulaire et la grammaire de son propre langage, extrêmement maîtrisé, poétique, gracieux, in-quiet et tendre.
« Dans la chute, il y a toujours la question de la manière dont on s’en relève. » précise Raphaëlle Boitel à La Terrasse : elle donne une beauté hypnotisante aux deux, à la chute et à la manière dont on s’en relève.
C’est onirique, envoûtant, et bienfaisant.

Marie-Hélène Guérin

 

© Sophian Ridel

LA CHUTE DES ANGES
Un spectacle de la Cie L’Oublié(e) – Raphaëlle Boitel
vu au Théâtre du Rond-Point, Paris
Mise en scène et chorégraphie Raphaëlle Boitel
Collaboration artistique, scénographie, lumière Tristan Baudoin | Musique originale, régie son et lumière Arthur Bison | Costumes Lilou Hérin | Accroches, machinerie, complice à la scénographie Nicolas Lourdelle
Interprètes Alba Faivre ou Marie Tribouilloy, Clara Henry, Loïc Leviel, Emily Zuckerman, Lilou Hérin ou Sonia Laroze, Tristan Baudoin, Nicolas Lourdelle

DATES DE TOURNÉE 2022-2023
• Actuellement et jusqu’au 31 décembre 2022 I Théâtre du Rond-Point, Paris (75)
• 28 février 2023 I Théâtre Equilibre-Nuithonie, Fribourg (17)
• 3 et 4 mars 2023 I Théâtre municipal de Grenoble (38)
• 7 mars 2023 I Espace Albert Camus, Bron (73)
• 10 et 11 mars 2023 I Le Manège, Maubeuge (59)
• 14 et 15 mars 2023 I Opéra de Massy (91)
 

De bonnes raisons, ou l’artisanat du risque à mains nues

Cage de scène ouverte à 360°, sur le grand plateau du Monfort se love aujourd’hui un petit cirque. Piste, gradin, une perche, une bascule, une guirlande de loupiotes, deux acrobates, on y est !

Interrogations existentielles et voltige font bon ménage, et on les découvre même voisinant en haut d’une perche, dans le crâne en ébullition d’un voltigeur à 7 mètres du sol.
Les deux lascars, Matthieu Gary et Sidney Pin, qui ont fondé la compagnie La Volte-Cirque en 2018, n’en sont pas à leur première chute partagée.
De fausses impros en vraies prouesses, Mathieu est en haut qui fait le p’tit oiseau, Sydney est en bas qui fait les gros bras.

Le chemin sur lequel Matthieu Gary et Sidney Pin nous emmènent sillonne à partir d’une illusion de work in progress très maîtrisée. Les deux circassiens se révèlent des acteurs d’une belle justesse, répandant une impression de grande spontanéité, d’invention permanente, alors même que leurs échanges sont ciselés au silence près.
Ils nous embarquent dans la reconstruction d’un moment de création, nous faisant spectateurs de leurs doutes et questionnements, nous entraînant dans leurs recherches de solutions et nous prenant à témoin de leurs réponses.
 

 

« Matthieu, le voltigeur — Je tombe tout le temps ?
Sidney, le porteur — Moi je dirais plutôt que je te rattrape tout le temps »
« Matthieu — C’est hyper dangereux ton truc
Sidney — Ben ouais »

 

On assiste à une chorégraphie du danger et de la confiance, où, de corps-à-corps intenses en voltiges perchées, risque et sécurité dansent l’immémorial pas-de-deux d’Eros et Thanatos. Sans se départir jamais d’un humour très allègre, parfois même d’un esprit de farce très joueur, Matthieu et Sidney se livrent, mettant à nu leurs peurs, la panique qui recrée le monde, qui rétrécit la pensée, cherchant ces « bonnes raisons » qu’ils ont d’ensemble frôler et éviter le péril, interrogeant leur désir d’aventure et le désir d’affronter la vie, donc la mort qui s’y cache.

On parle beaucoup, dans De bonnes raisons. On y apprend cette chose troublante, qu’on pourrait appeler le paradoxe de la perche ? : en allant plus haut, on augmente le danger, mais on réduit les risques (en donnant plus d’amplitude au porteur pour réagir). On parle, on réfléchit, on rit beaucoup.
On parle mais on ne discourt pas. À mille lieux d’une conférence, plutôt au cœur d’une pensée en mouvement, dans la construction physique du déséquilibre et de la complicité, dans ce lieu où on éprouve son corps, où on partage une expérience.
Et quand les mots cessent, naît l’émotion. Car Matthieu et Sidney savent aussi nous saisir par surprise ou nous amener pas à pas à ce point où l’on a le souffle coupé, le cœur un peu battant d’appréhension et l’âme émerveillée. Ils nous offrent, en un art du cirque très nu, au plus simple, de ces instants gracieux où la virtuosité crée la poésie.
 

 
Une forme légère : deux artistes, un régisseur polymorphe, deux agrès des plus simples – la perche, la bascule, 200 paires d’yeux aux aguets, une once de requiem, un souffle de philosophie, beaucoup d’agilité technique et mentale : c’est peu, ça tient dans 10 mètres de diamètre, mais avec une vive intelligence et un rythme implacable, il n’en faut pas plus pour faire naître rires et frissons : un spectacle pertinent, drôle et tonique, à voir en famille !

Marie-Hélène Guérin

 

DE BONNES RAISONS
Un spectacle de la compagnie La Volte-Cirque
Au Monfort Théâtre, jusqu’au 19 novembre
Ecriture et jeu : Matthieu Gary et Sidney Pin
 

Echo : hybride et joyeuse entreprise de dissolution des chagrins d’amour

Dans les grésillements d’un ampli Vox, quelques signes griffent l’espace.
Ecran blanc, sol blanc, calligraphie d’un pied de micro noir, de longs cheveux sombres, d’une silhouette hiératique à l’immobilité de pierre.
Quelque chose de solennel se promet. On respire au rythme de l’artiste, l’attention s’aiguise.
Mais… une lueur espiègle pétille au coin de l’œil de Vanasay Khamphommala, une esquisse de sourire affleure… Sur grand écran, des témoignages défilent, avec une esthétique vlog entre journal intime et micro-trottoir, c’est toujours Vanasay face caméra, plus ou moins réveillée, plus ou moins échevelée, qui nous fait le portrait puzzle d’une histoire d’amour ratée, d’un syndrome de « la pauvre fille ». Derrière elle, à Paris ou ailleurs, clin d’œil des noms de rue – rue du Petit Cupidon, rue de la Gaîté, rue des Filles du Calvaire – qui dessine une géographie mélo des états d’âme de notre héroïne désabusée.

« Ceci est (une tentative / de rompre la malédiction d’) Echo »

Pour aller fouiller au jadis des peines de cœur, Vanasay Khamphommala fait appel à l’amoureuse malheureuse archétypale, la jolie et fraîche nymphe Écho, qui fut punie de sa bavardise par la femme du Big Boss. Petit rappel : Héra l’acariâtre cocue épouse de Zeus, pour être sûre de ne plus entendre les encombrants pépiements d’Écho, la priva de parole; ne lui resta plus que la possibilité de répéter ce que d’autres disent avant elle. Envoûtée par la beauté du narcissique Narcisse, Echo se languissait de lui avouer ses sentiments – ce qui n’aurait de toutes façons rien changer puisque Narcisse n’entendait que ses propres mots doux. Finalement, les deux amoureux de Narcisse – donc, Narcisse lui-même et Echo – mourront de chagrin, desséchés. De l’un il restera une fleur, de l’autre une voix.
 
© Pauline Le Goff
 
Comment faire pour libérer Echo de la prison de la répétition, que faire de nos chagrins d’amour ?

Dans ce spectacle protéiforme et baroque, Vanasay Khamphommala, artiste performeuse subtile et intense, très gracieusement entourée par les talentueuses personnalités de Caritia Abell, Natalie Dessay et Pierre-François Doireau, questionne avec érudition et malice notre rapport à la souffrance amoureuse.

Elle y met de la solennité et de la cocasserie.
Ça n’a pas l’air comme ça, mais ça se fait du bien réciproquement.
Mozart et boy’s band, Sappho et Britney Spears.
Lapsus chevelü, la compagnie de Vanasay Khamphommala « affiche crânement son identité trans : transculturelle, transdisciplinaire, transgénérationnelle, transcendentale surtout. Tout❤e trans❤e est pour elle un moyen autant qu’une fin. » Echo s’en fait l’écho, spectacle-performance, spectacle-rituel de guérison, spectacle-silence, spectacle-jeu, où les corps mon(s)trés ont des beautés pleines et in-attendues, où les langues se superposent, français, anglais, laotien, allemand, où le sérieux et le facétieux ont autant de valeur, où la tombe et la nappe du pique-nique voisinent chaleureusement, où le vide est empli et le chaos est doux…

Un bulbe de narcisse, une compresse sur le cœur
Une fleur piquée sur une poitrine
L’odeur du terreau sous lequel Echo, son cœur brisé et le corps de Vinasay sont enterrés
Le goût du raisin picoré
Tous les sens sont en alerte

La matière sonore, inventée, sculptée par Gérald Kurdian, est organique, dense et émouvante – boucles sonores, voix multiples nées toutes du même corps – hautes, ténues, sourdes, graves -, bruissements, amplifications des souffles, nappes électroniques hypnotiques entrelacées de chansons populaires ou d’airs classiques.
Un troublant duo bouleverse : la voix enregistrée de Natalie Dessay emplit l’air, parfaite, aérienne, tandis que doucement, comme pour elle-même, comme fredonnant, elle-même reprend sa mélodie, superposant sa voix intime, sa voix familière à celle de la chanteuse lyrique.
 
© Pauline Le Goff
 

Une veuve tout de noir vêtue plante des narcisses sur le monticule formé par le corps recouvert de terre, les arrose, chanterait bien, car « elle chante bien aux enterrements » – si un faune rouquin, fulminant (Pierre-François Doireau), ne l’interrompait sans cesse, interpellant Echo, ou son interprète ?, envahissant le recueillement de la veuve de mots, et le plateau d’artefacts de nature, rochers, mousses, arbres, figurines d’animaux.

Les mots saturent l’écran – palimpseste où c’est la superposition et non la disparition qui fait l’effacement, le plateau qui fut nu se couvre de désordre, c’est à dire de vie.

Des majestueuses ailes d’ange passent, portées par le vaste dos nu de Caritia Abell. On entend la légende laotienne de la création de l’écho, presque miroir inverse du mythe grec, puisque l’écho est né là pour guérir une absence, faire qu’à l’appel d’un être aimé il n’y ait jamais seulement du silence pour réponse.
 
© Pauline Le Goff
 

« Quand nous nous embrassons, les morts prennent part à nos baisers
Il y a dans nos bouches les baisers qu’Echo n’a pu donner à Narcisse, dans nos baisers Echo embrasse à perdre haleine
Echo ne répète plus les paroles des amants éplorés, sa langue a mieux à faire, elle fouille ta bouche »

C’est beau, c’est drôle, c’est poétique et grave, c’est intelligent, c’est joyeux et romantique, ça brasse et ça émerveille : Echo est un spectacle rare et étonnant, c’est aussi une expérience à laquelle il faut savoir s’abandonner, pour partager un moment hors de l’ordinaire.
Un hymne étrange, tonique, sacrificiel et vivifiant à la vie et l’amour.

Marie-Hélène Guérin

 

ÉCHO
Un spectacle de la compagnie Lapsus chevelü
Dramaturgie et textes Vanasay Khamphommala (en entretien pour RFI)
Avec Caritia Abell, Natalie Dessay, Pierre-François Doireau, Vanasay Khamphommala et la participation de Théophile Dubus
Collaboration artistique Théophile Dubus et Paul B. Preciado
Création musicale et sonore Gérald Kurdian
Scénographie Caroline Oriot
Création lumière Pauline Guyonnet
Costumes Céline Perrigon

Vu aux Plateaux sauvages
À retrouver en tournée :
Du 4 au 7 octobre 2022 au Théâtre Olympia – CDN de Tours
Du 18 au 22 octobre 2022 au TnBA – Bordeaux
Du 6 au 7 décembre 2022 à la Halle aux Grains – Scène nationale de Blois
Du 13 au 14 décembre 2022 à la MCA – Scène nationale d’Amiens

Pour que tu m’aimes encore, ou l’enfance de l’art

Vous avez envie de vagabonder sur les chemins de l’enfance ? Elise Noiraud se propose de vous prendre par la main et vous emmenez en balade. Seule en scène, puisant dans ses souvenirs pour en faire la matière d’une enfance archétypale, une enfance-miroir de nos enfances de petits Français de la classe moyenne d’après le baby-boom.

Pour_que_tu_m'aimes@Baptiste Ribrault Elise Noiraud © Baptiste Ribrault

« Pour que tu m’aimes encore »

ou « de Céline Dion en tant que symbole des affres adolescents entre 1995 et 1998
(on se souviendra fort à propos de « Mommy », de Xavier Dolan) »

Elise a 13 ans et demi. C’est elle sur l’affiche, c’est elle qui, en ces années 90’, adule Cécile Dion, c’est elle qui fera une « choré » sur « Pour que tu m’aimes encore » avec ses meilleures copines pour la fête de fin d’année de l’école, c’est d’elle dont on nous promet le portrait.
Et c’est bien elle qui avancera vers l’adolescence au fil de ce solo tonique et sensible. Pourtant c’est autant sa mère et tout son monde de collégienne qui vont se déployer sur le plateau nu, habillé simplement d’une chaise et des lumières judicieuses de Manuel Vidal. Elise Noiraud croque avec justesse et une grande expressivité Tony, l’amoureux secret, les professeurs, les meilleures copines, une chargée de mission du Conseil régional, s’attarde sur la maman à la maturité tourmentée, laissant à chacun le temps d’exister, de prendre forme – au risque de s’éloigner – peut-être sciemment ? – de l’émotion, de prendre de la distance avec le cœur du sujet, cette demoiselle en pleine construction qu’elle était alors.
Difficulté de communication, mais aussi fugace tendresse partagée, avec sa mère, complicité du trio des copines, comment faire avec l’autorité, avec les premiers émois amoureux, avec son propre corps, Elise tâtonne, cherche, expérimente… Deux acmés de son apprentissage de la liberté, deux pics d’intensité du spectacle aussi : la boum : « y’a des grands qui fument des cigarettes » – l’exaltation de la danse, la jouissance du regard admiratif des autres – ah encore une fois on se retrouve happé par un moment de danse sur du Céline Dion, Xavier Dolan, Elise Noiraud, cessez cette conspiration !, la frustration d’en être arrachée prématurément par une mère dont on ne sait si elle est plus inquiète qu’envieuse, ou l’inverse… et le voyage scolaire : « on est en Pologne, tout près de la Russie, et je ne veux pas rentrer – tout est différent, même la pluie est différente ». Le voyage est raconté au mégaphone, petit drapeau rouge à la main, sur l’air de la Maknovtchina, c’est le premier voyage « de grande », tout est neuf, ce qu’on voit comme son propre regard, c’est la femme libre qu’elle deviendra qui transparaît sous sa carapace d’ado, c’est le goût de l’ailleurs qui naît.

« De l’extraordinaire des vies normales »

Elise Noiraud – extravertie, ludique, avec une approche un brin sociologique dans son « portrait de groupe » autour de la figure centrale d’Élise, 13 ans et demi, nous dessine des vies « de tous les jours », dont chacun des spectateurs a vécu une bribe, des pans, peut se reconnaître dans le détail ou les grandes lignes, les airs populaires qui traînent dans un coin de la tête, les timidités, les fous-rires, les errements, les heures d’ennui, les enthousiasmes, les colos… Et, au bout de cette enfance « comme tout le monde » : une artiste ! qui sait faire voir l’extraordinaire, les saveurs riches, variées, partagées et particulières de ces vies normales.

Marie-Hélène Guérin

 

À voir en trilogie (La Banane américaine + Pour que tu m’aimes encore + Le Champ des possibles)
au Transversal Théâtre du 7 au 26 juillet
Un spectacle écrit et interprété par Elise Noiraud
Avec la collaboration artistique de Baptiste Ribrault
PianoPanier avait interviewé Elise Noiraud au moment de la création de Pour que tu m’aimes encore : entretien à retrouver ici : CLIC