Une Débandade enjouée !
Olivia Granville danse depuis longtemps, il y a quelques décennies, ses entrechats débutaient sur les planches de l’Opéra de Paris, puis la faisait s’envoler vers des écritures contemporaines. Elle danse, et chorégraphie, et inventorie, et invente. À son goût du mouvement se mêle son goût des mots de la littérature ou de la parole.
Dans cette Débandade, elle a invité huit artistes à dresser un instantané personnel de la masculinité, la leur, celle définie par la société, celle qui s’oppose ou ne s’oppose pas à la féminité. Leur masculinité, ils vont la danser, la dire, la questionner, la confronter, la fredonner.
Depuis la salle, longeant le public, ils s’avancent vers la scène en tenue légère et en rangs serrés, les huit gaillards, les sept danseurs et leur accompagnateur-DJ-ingé son.
Un peu hâbleurs, un peu frimeurs, un peu joueurs dans leurs p’tits slips, leurs caleçons bigarrés, avec leurs combos tennis chaussettes pour retenir au sol leurs silhouettes hétéroclites de râblés ou d’échalas, d’athlétiques ou de moelleux, ils se lancent dans un jovial rock vintage, c’est enjoué, ensoleillé, accueillant.
Olivia Granville et sa tonique troupe ont envie de prendre le public dans leurs bras, ou au moins par la main, pour les embarquer dans la traversée de leur men’s men’s world.

Sur le vaste plateau, en fond de scène, un praticable forme une petite estrade, bientôt catwalk, piédestal, chemin de ronde, cachette. Un massacre de cerf trône, métaphore hypothétique d’une virilité désarçonnée, son mufle béant, on ne sait si c’est pour le brame ou dans un râle d’agonie. Un micro sur pied, un micro à main : la parole circulera, se déplacera, se télescopera au mouvement ou l’interrompra. Avec l’intimité des confidences et la « pêche » du stand up, les danseurs livreront souvenirs d’enfance et interrogations d’adultes. Chacun son premier pas de danse, avec ou contre la famille, classique, contemporain, de salon, hiphop, à 6 ans, 8 ans, 11 ans, en Argentine, à Rome, à Paris, au Burkina Faso, avec un professeur admiré, avec sa mère, avec mille efforts, ou comme on respire ; et comment ça se passe avec les filles, les femmes, avec ce dont on a hérité des rapports hommes-femmes des générations antérieures, avec le poids du patriarcat, sur soi, sur les relations, sur les attentes, ce qu’on a en commun, ou pas, avec son père, sa mère, ce qu’on sait entendre et transmettre de la parole des femmes.
Leurs mots et leur danse s’entremêlent subtilement, se succèdent, se fondent, s’appuient. Ensemble, en solo, en duo, en trio, les sept interprètes danseront sur des airs populaires, traditionnels ou classiques, de la chanson française, de la techno. Leur technique est patente, leur complicité est palpable. On verra des gestes simples, du sport, du quotidien, devenir danse quand ils seront répétés, rythmés et partagés. On verra des hommes s’imprégner d’animalité, se faire oiseau, singe, félin, déambuler, se toiletter, se humer – et cela aussi est danse.

L’écriture fragmentaire semble laisser peu de temps à l’émotion, et pourtant ! l’émotion surgit, s’installe, au détour d’une ronde sur un air de Laurie Anderson repris a capella, d’une course effrénée, intense, sur une électro hardcore, d’un pas de deux sur fond de voix baroque et viole de gambe, très doux, fluide, qui touche par la perception de la connexion des danseurs, de la matérialisation d’un échange humain, d’un galop un peu cocasse qui se fait ample et sauvage au gré d’une musique de western, de l’énoncé pudique et poignant de souffrances de femmes… et l’on rit beaucoup aussi, de surprise, de plaisir !
C’est à un cheminement à travers la perception de la masculinité qu’invite Olivia Granville, et la balade est riche, polymorphe, généreuse. Il est réjouissant de voir cette troupe se jouer des préjugés du masculin, s’en amuser et s’en délivrer.
Mais c’est un autre voyage qui se dessine en arrière-plan, une déambulation dans la danse, avec une grande fantaisie, une belle liberté. Grands battements, twerk, voguing, kalela du Burkina Faso. Le catwalk où chacun vient faire le fier ou le malin rappelle The Romeo de Trajal Harrel, mais en plus drôle. Un groupe serré arpente avec intensité le plateau comme un écho du Tragédie de Dubois. Abstraction contemporaine, ronds-de-jambe, breakdance. Dancefloor, ballet, battle. Et Pina Bausch bien sûr. Toute une grammaire de la danse, toute une géographie, toute une histoire, à travers leurs histoires. Cette Débandade, humaniste, tendre et drôle, est des plus toniques et joyeuses ! Le public charmé, illuminé de sourires, applaudit à tout rompre.
A voir aussi en famille, à partir de 10-12 ans peut-être (les parties parlées sont sans doute moins accessibles aux plus jeunes).
Marie-Hélène Guérin

DÉBANDADE
Conception Olivia Grandville
Chorégraphie Olivia Grandville et les interprètes
Avec Habib Ben Tanfous, Jordan Deschamps, Martín Gil, Adriano Coletta, Matthieu Patarozzi, Matthieu Sinault, Eric Windmi Nebie, Antoine Bellanger
Création sonore Jonathan Kingsley Seilman | Création vidéo et regard extérieur César Vayssié | Création lumière Titouan Geoffroy et Yves Godin | Scénographie James Brandily | Costumes Marion Régnier
Collaboration Aurélien Desclozeaux et Rita Cioffi | Régie plateau et vidéo Titouan Geoffroy | Régie son Thibaut Pellegrini | Régie lumière Sébastien Vergnaud
Photos © Marc Domage
À voir ensuite 19 et 20 mars 2026 Théâtre du Bois de l’Aune / Aix-en-Provence (13)
Production
Production Mille Plateaux – CCN La Rochelle Partenaires Le Lieu Unique (Nantes), Chorège – CDCN (Falaise), Les Subs (Lyon), CCN de Rillieux-la-Pape – direction Yuval Pick (dans le cadre du dispositif accueil-studio), Charleroi danse – Centre chorégraphique de la Fédération Wallonie-Bruxelles, La Place de la Danse – CDCN de Toulouse Occitanie, Les Quinconces et L’Espal – Scène nationale du Mans, TAP – Théâtre Auditorium de Poitiers, CNDC Angers, CCN Nantes, CCN2 Grenoble Soutiens CCN de Caen en Normandie – direction Alban Richard, SEPT CENT QUATRE VINGT TROIS (Nantes)
Avec l’aide du Conseil départemental de Loire-Atlantique et de la Région Pays de la Loire
Extrait du Sacre du printemps, chorégraphie de Pina Bausch, créée le 3 décembre 1975 à l’Opernhaus Wuppertal


