La Géographie du danger

 

« Ne crains pas de naître
ni de renaître.
Le feu
s’il ne donne que des cendres
donne aussi la clarté.
« 

Une scène dépouillée, d’un côté une chaise, une table basse, un poste radio; de l’autre, un lit sommaire. Maigre univers.
Des nappes sonores telluriques, des craquements de bois ou de glace, des rythmiques sourdes, battements de coeurs ou courses insatiables. Une sensation d’urgence.
En voix off, c’est le récit de l’exil. « Taire la faim, concasser la peur, mettre les mains dans les poches pour leur éviter de trembler ».

Hamid Ben Mahi s’est emparé du roman « La Géographie du danger » de l’écrivain algérien Hamid Skif pour nous parler du parcours d’un clandestin, qui vit depuis des mois terré dans une chambre de bonne, envahi par le sentiment d’enfermement, de rejet, d’incompréhension et d’impuissance. La géographie du danger, c’est celle des hommes qui ne peuvent qu’avoir peur, partout, partout où on peut les dévoiler. La géographie du danger, c’est celle qui plie les hommes, et qui les fait mourir d’invisibilité.

Récit d’une clandestinité, récit de pauvreté, surtout récit de solitude, non : d’isolement. Et de peur.

"La Géographie du danger" de Hamid Ben Mahi Photo © Céline Zug

Le texte est sans pitié, glaçant, lente et immobile chute aux enfers d’un homme sans secours. La composition très électro est hypnotique, sombre, grondante. La danse d’Hamid Ben Mahi est heurtée, physique, un hip-hop âpre pour raconter les murs, le quotidien, l’envie d’envol.
Sous des lumières minutieuses et crépusculaires, l’espace est traversé de mots – voix off, ceux qu’il prononce, ceux qui sortent du poste radio. Ils ne prennent pas la place de la danse, mais s’y superposent, la complètent, la devancent. Quand le récit fait silence, il persiste dans l’air et imprègne la danse tandis que les mots enfin tus laissent place à l’émotion.

La géographie du danger, c’est elle qui semble gagner la partie. Mais l’homme finit debout. Un homme qui crie même de rage est un homme vivant. On quitte de ce spectacle puissant et humaniste avec une once de dignité en plus.

Marie-Hélène Guérin

 

LA GÉOGRAPHIE DU DANGER
un spectacle conçu et interprété par Hamid Ben Mahi
adapté du roman « La Géographie du danger » de l’écrivain algérien Hamid Skif
Avignon Off 2018 : au Théâtre Golovine jusqu’au 27 juillet à 12h30

Dévaste-moi, le corps des femmes chansigné

Une étrange silhouette, très longue robe rouge quelque part entre le sensuel et le solennel, recouvrant étroitement le visage, quelques notes de Carmen égrenées à la trompette, le corps d’Emmanuelle Laborit se courbe, ses doigts s’envolent, on voit l’amour, on voit les oiseaux, on voit la loi et on voit le « non ».
Bientôt elle va dégager son visage, et retrouver une expression moins abstraite, où la mobilité des traits accompagne la vivacité des gestes.
 

Qu’est-ce que ça veut dire chanter en langue des signes ?
« Avant tout chanter, c’est transmettre un message, s’exprimer, exprimer une énergie, un sentiment, des émotions, exprimer ce que nous a dit un texte, l’histoire qu’il raconte et ce qu’il nous raconte, à nous-même. » Emmanuelle Laborit

 

Dévaste-moi, Emmanuelle Laborit, © Jean-Louis Fernandez
 
Emmanuelle Laborit, actrice, metteure en scène, fondatrice et directrice de l’International Visual Theatre, s’avance aujourd’hui sur scène pour nous offrir son chant, son chant de femme sourde qui n’« oralise » pas mais qui, nous rappelle-t-elle, n’est pas muette, et parle avec ses mains dans sa langue, la langue des signes française, parle avec les sons de sa gorge, avec son souffle et son expression physique. Et ici, il s’agit bien d’un chant, qui n’est pas la parole du discours ou du quotidien : son chansigne nait de la langue des signes comme la poésie nait de sa propre langue natale, s’y nourrit, s’y structure, s’en détache, s’en envole, parfois même s’y rebelle. Et ça devient alors une langue neuve et personnelle, un poème, une danse.

Johanny Bert, créateur de spectacles hybrides, en collaboration avec Yan Raballand pour le travail chorégraphique, crée un espace élégant, soigné, inventif – écrin mais pas carcan ; les costumes sont poétiques, spectaculaires. The Delano orchestra l’accompagne avec une joyeuse énergie folk-rock, tonique et électrisante.
 
Dévaste-moi, Emmanuelle Laborit, © Jean-Louis Fernandez
 

Une veste d’homme – rose à la boutonnière, un bustier de laine tressé, très beau, tombent des cintres ; glamour, rock, en escarpins, en maillot 1900, éventail de plumes et petite tournure, en peignoir ou en simple pantalon noir, Emmanuelle Laborit est multiple comme les femmes. Et c’est avec sa propre multiplicité qu’elle parle d’elle, mais aussi de la multiplicité de ses sœurs les femmes, et de leurs corps, sans fausse pudeur, parfois avec une cocasserie détachée, souvent avec une sensibilité à fleur de peau maîtrisée autant que vibrante.
Le propos est sans équivoque féministe, mais sans didactisme ni pesanteur. Féminin, en fait. Politique, au sens large. Vivace. Vivant, par-dessus tout.
 

« La liberté, c’est tout ce qui me fait jouir, ô liberté ma tourterelle, à toi seule je reste fidèle et quand je te trompe, tu t’en fous !) (Infidèle, Evelyne Gallet)

 

Certains titres seront surtitrés, d’autres non. Ceux qui ne connaissent pas la LSF se repèrent parfois aux mélodies familières, et de toutes façons se laissent porter par la force d’interprétation de la comédienne et la précision délicate de cette langue. Ainsi on découvre au générique final le titre de Magyd Cherfi, Classée sans suite, dont on comprendra qu’on avait discerné assez justement le propos.
La chanson qui donne son nom au spectacle, Dévaste-moi, de Brigitte Fontaine, restera un moment particulièrement fort, Emmanuelle Laborit au micro, les sons de sa gorge, sa respiration, les sons de son corps martelé, brusqué, peau frappée, textile froissé.

D’un tango des vapeurs, burlesque adieu aux ragnagnas, à la difficulté d’être mère (Anne Sylvestre : « que savent-ils de mon ventre, moi qui suis tant de choses »), des coups reçus au désir brûlant, Emmanuelle Laborit met en jeu mille moments, mille pulsions de femme. Ce sont des mots et des airs populaires ou moins connus, d’hier ou d’aujourd’hui : on croise souvent Brigitte Fontaine, mais aussi Bizet, Bashung (pour un gracieux Madame rêve), Amy Winehouse, Agnès Bihl (« Le Très-Saint Père a dit, il faut faire des gosses, même séropos, ils iront vite au paradis, d’toutes façons ici y’a pas d’boulot »), Donna Summer, Ariane Moffat – autant d’hymnes à la liberté, à l’affirmation de soi, à la pulsion de vie, avec ses fêtes et ses duretés, avec sa voracité et sa tendresse.
Porté par une interprète intense, précise et généreuse, un spectacle rare, qui met l’esprit et les sens en éveil.
 

Marie-Hélène Guérin

 

Dévaste-moi, Emmanuelle Laborit, © Jean-Louis Fernandez

DÉVASTE-MOI
Aux Métallos jusqu’au 8 juillet, puis en tournée (voir ci-dessous) : une date exceptionnelle le 17 juillet à Avignon
Mise en scène Johanny Bert
en collaboration avec Yan Raballand
Comédienne chansigne Emmanuelle Laborit
Musiciens The Delano Orchestra : Guillaume Bongiraud, Yann Clavaizolle, Mathieu Lopez, Julien Quinet, Alexandre Rochon
Interprète voix off Corinne Gache

Accessible au public sourd et malentendant

TOURNÉE
17 juillet : Avignon (84) – Festival Contre Courant (île de la Barthelasse)
24 juillet : Périgueux (24) – Festival Mimos (L’Odyssée, scène conventionnée d’intérêt national « Art et création »)
9 et 10 octobre : Dunkerque (59) – Le Bateau Feu, scène nationale
18 > 20 octobre : L’apostrophe – Scène nationale Cergy-Pontoise & Val d’Oise (95)
6 > 9 novembre : Lyon (69) – Théâtre de la Croix-Rousse
20 et 21 novembre : Brest (29) – Le Quartz, scène nationale
15 et 16 février 2019 : Besançon (25) – Les Deux Scènes, scène nationale
8 mars 2019 : Mâcon (71) – Le Théâtre, scène nationale (Mois des Drôle de Dames)
 

Wade in the water : en apnée

Un décor tout simple, adossé à deux pans de mur : une esquisse de chambre d’un côté, grand lit, table de chevet; une cuisine de l’autre, évier, poste de radio, meubles de bois clair, une fenêtre. Autour, l’obscurité d’une cage de théâtre pendrillonnée de noir, obscurité dense et douce propice à la naissance des rêves.
Dans les jolis gestes du quotidien d’un couple mixte, en quelques scènes muettes, toute une intimité se dessine, s’y écrivent la tendresse des deux amoureux, l’épreuve à venir, la présence attentive de l’ami présent et chaleureux.

On suit le délicat parcours d’un homme confronté à l’expérience du deuil de soi. Une lumière palpite, un verre reste suspendu en l’air car les mains du malade n’ont plus la force de le retenir, un autre éclate sous l’impact d’un cri muet; un homme peut devenir une ombre, se dissoudre, s’effacer peu à peu; deux amis peuvent ne plus se mouvoir dans le même temps, chacun au rythme de ses propres tourments; une femme aimée peut faire s’envoler de joie un homme aimé. Presque avec une simplicité innocente, enfantine, on voit se matérialiser des états psychiques. Déni, colère, marchandage, dépression, acceptation : les 5 stades théorisés par la psychiatre d’Elisabeth Kübler-Ross dans les recherches sur le deuil prennent forme dans les boucles, suspens, flottements, répétitions obsessionnelles, fragments et brisures du temps qui rythment le spectacle. Devant l’étrangeté et la beauté, incrédulité et logique s’estompent, et s’ouvre la possibilité d’accueillir l’inouï.

Les notes d’Ibrahim Maalouf sculptent l’espace, percussions hypnotisantes, trompettes déchirantes, entremêlant chants traditionnels puissants (Like a motherless child, ou l’éponyme Wade in the water, poignant chant d’esclave) et compositions électroniques captivantes. C’est Aragorn Boulanger qui a conçu les chorégraphies du spectacle. A lui, dont le personnage accomplit le solitaire et âpre chemin vers l’acceptation de sa mort proche, la partition la plus obscure et la plus mystérieuse, à lui le le plus impossible. A ses côtés : Marco Bataille-Testu et Ingrid Estarque, dans les rôles de l’ami et la compagne. Deux belles présences, sobres et intenses. Tous les trois sont à la fois aériens et ancrés, pudiques et vibrants. Dans ce spectacle aux teintes sombres, les liens entre eux apportent aussi parfois les douces ou franches couleurs d’un dialogue amical, d’une danse partagée, éclats de joie. La vie n’est pas d’un bloc, et même la douleur a ses respirations : Wade in the water s’irise de toutes ces complexités, ne cherchant pas à échapper au noir mais le parant de mille reflets riches et sensibles.

Ici la magie de Clément Debailleul et Raphaël Navarro (fondateurs de la compagnie 14:20, et concepteurs de ce spectacle) accomplit la grande illusion, qui fait disparaître la magie elle-même, invente un autre espace-temps, un espace où la relativité du temps prend corps. Et ce spectacle muet, nourri d’artifices et d’invention, palpite de mots, d’émotions, de réalité et de vie.

Ce spectacle n’est plus à l’affiche à Paris, mais à guetter en tournée.
On peut aussi suivre les autres créations de la compagnie 14:20, aller découvrir leur collaboration avec la Comédie-Française pour un Faust magique ou les autres spectacles du festival « Magie nouvelle » au Rond-Point : Le Paradoxe de Georges (Yann Frisch), Les Limbes … jusque fin mai !

WADE IN THE WATER
Avec Marco Bataille-Testu, Aragorn Boulanger, Ingrid Estarque
Conception et mise en scène : Clément Debailleul, Raphaël Navarro
Dramaturgie : Valentine Losseau
Chorégraphie : Aragorn Boulanger
Lumière : Elsa Revol
Scénographie : Céline Diez
Ecriture : Aragorn Boulanger, Clément Debailleul, Valentine Losseau, Raphaël Navarro, Elsa Revol
Musique originale : Ibrahim Maalouf

Photos : Giovanni Cittadinicesi

Wade In The Water from Cie 14:20 on Vimeo.

« Claquettes Jazz » au studio Hébertot

Quel est l’instrument du claquettiste, quelles chaussures, quelles chaussettes lui faut-il? C’est ce que l’on apprend en allant voir le spectacle de Fabien Ruiz claquettiste de renommée internationale, chorégraphe et coach du film aux 5 Oscars  » The artist ».

Pendant une heure pour notre plus grande joie, il nous explique tout en donnant un spectacle éclatant, les rudiments des claquettes, ses origines, et nous parle également de Fred Astaire et de la sœur de ce danseur hors pair.

Claquettes Jazz Studio Hebertot

Avec son complice le pianiste Michel Van Den Ersch, il nous démontre en rythme avec la musique de jazz, son talent, faisant claquer ses pieds sur le sol, soit avec énergie et vivacité, soit au contraire de manière plus douce. Sa prestation est variée, et il fait appel à son côté créatif.

L’humour et la joie de vivre résonnent sur scène, et il existe un vrai plaisir à le voir évoluer et improviser. C’est frais, enivrant, et l’on ne voit pas le temps passer…

Agnès Figueras

CLAQUETTES JAZZ  – de Fabien Ruiz
Mise en scène : Fabien Ruiz
Avec : Fabien Ruiz (claquettes) et Michel Van Der Esch (piano)
du 21 novembre 2017 au 28 janvier 2018 au Studio Hebertot 

We love Arabs, Hillel Kogan, Adi Boutrous, Pianopanier, Théâtre du Rond-Point

Love love love

Silence. Noir. Soudain, un cercle de lumière. Au centre, un homme grand, svelte, immobile. Hillel Kogan, juif, professeur, chorégraphe, conférencier, bute sur la surface. Il peine à danser. L’espace le gêne, lui résiste, se rebiffe, se cabre. Et s’il se trouvait empêché par un autre territoire ? Celui de l’Autre ?

Tout à coup, sans crier gare, sans même qu’on l’ait vu arriver, l’Autre est là. Adi Boutrous l’Arabe fait face à Hillel Kogan le Juif et la danse peut démarrer. Première partie : le mur. Un mur métaphorique qui se construit dans les corps enchevêtrés de ces deux-là. Ça sent l’amour sur le plateau – un plateau aussi nu et désert que le décor évoqué par Hillel scénographe – « on prépare une pièce qui va durer trois jours dans le désert, Adi ».

We love Arabs, Hillel Kogan, Adi Boutrous, Pianopanier, Théâtre du Rond-Point@Gagi Dagon 

“Tu comprends l’identité, Adi?“

Adi n’est pas très bavard. Il est aussi mutique, perplexe, dubitatif que son alter ego est exubérant et prolixe. Ensemble, ils forment le ying et le yang, à l’image de leur posture « identiques mais à l’envers » dans laquelle Adi se retrouve à faire le poirier à côté d’Hillel. On rit beaucoup, d’abord parce la confrontation entre ces deux personnages aussi opposés est irrésistible. Il y a une forme d’autodérision dans ce spectacle : Adi se moque ouvertement d’Hillel et nous avec lui.

Quelques passages sont jubilatoires, à l’image de ces chorégraphies d’objets tellement cocasses : la danse du couteau et de la fourchette, la danse du houmous… Lorsque Hillel décide de dessiner une étoile de David sur son tee-shirt et un croissant islamique sur le front d’Adi – « comme ça, ils comprennent », dit-il en évoquant le public – on pourrait se sentir mal à l’aise, si Adi ne jetait pas d’un ton mi-blasé mi-amusé : « mais je suis chrétien ». Tout le spectacle est construit sur cette ironie furieusement salvatrice.

We love Arabs, Hillel Kogan, Adi Boutrous, Pianopanier, Théâtre du Rond-Point

“Je n’ai jamais rêvé que la danse puisse changer le monde, mais j’ai rêvé que les êtres humains puissent eux-mêmes le changer ».

Découvert en 2016 au Festival Off d’Avignon, We love Arabs a déjà une belle carrière derrière lui et va poursuivre une tournée bien méritée. Il ne faudra pas louper Adi et Hillel, il faudra s’y ruer. Parce que ce spectacle, c’est cinquante-cinq minutes de bonheur. Cinquante-cinq minutes de paix. Cinquante-cinq minutes d’amour. Brut. Charnel. Comme une évidence. Une nécessité. Cinquante-cinq minutes de love, love, love.

WE LOVE ARABS
À l’affiche du Théâtre du Rond-Point  du 12 septembre au 8 octobre 2017 (18h30)
Texte et chorégraphie : Hillel Kogan
Avec : Adi Boutrous et Hillel Kogan

Le Récital des postures, Yasmine Hugonnet, aux Hivernales, Avignon - photo Anne-Laure Lechat

Le Récital des postures : calligraphie de corps

Une surface blanche couvre le sol et se prolonge sur le mur de fond de scène : une page sur laquelle se dessinera la patiente partition de ce Récital.
Yasmine Hugonnet a créé il y a plusieurs années déjà ce solo, issu de sa réflexion sur le rapport entre forme, image et sensation, de sa recherche sur le processus d’incarnation et d’appropriation.

« J’aime envisager la forme du spectacle comme un rite chorégraphique : dans cet espace vibratoire entre l’interprète et le spectateur, on assiste à la naissance de l’Idée d’un Corps. Mais ce corps n’est pas celui de la danseuse, c’est un corps symbolique, archétype, social, un corps qui est le lieu de la communication. » Yasmine Hugonnet

 

Le Récital des postures, Yasmine Hugonnet, aux Hivernales, Avignon - photo Anne-Laure Lechat @ Anne-Laure Lechat

Elle est en scène avant l’arrivée des spectateurs. Petite virgule immobile, la jeune femme, vêtue d’un justaucorps gris, attend, penchée en avant, les cheveux touchant le sol. Le corps imperceptiblement s’arrondit, glisse au sol, s’y allonge de tout son long. Pause. Pour seule musique, le grésillement des projecteurs, le presque imperceptible effleurement de son corps sur le sol. La silhouette ondule comme si chaque partie du corps respirait. Pause. Demi-pointes, attitudes. Pause. En quelques gestes simples, elle se dévêt, et dévoile aussi enfin son visage, resté jusque-là noyé dans ses cheveux ou blotti contre ses bras, entre ses genoux.
Avec une lenteur de taï-chi ou de demi-sommeil, Yasmine amène à la surface de son corps mille autres corps. Un vieillard voûté, une gracile danseuse, une silhouette brinquebalante aux gestes saccadés : une foule la traverse. Il y a parfois quelque chose de très joueur, de burlesque, dans la composition d’un personnage cocasse, une façon de coincer ses cheveux sous son nez pour parader bedaine en avant et moustache fière… mais est-ce le silence, est-ce sa nudité, les rires restent muets. Sa performance est minimaliste, l’œil guette des métamorphoses parfois microscopiques sous une lumière élégante et sans fioritures, mais son dépouillement est sans abstraction, elle est sensuelle, charnelle, parfois drôle. Fantasque au visage impassible, c’est en ventriloque que Yasmine Hugonnet, motus et bouche cousue, posture de scribe égyptien, annonce « we are going to dance ».

Dans le silence, dans ce rythme qui ne tient qu’à celui de sa respiration, sait-on si c’est de la danse, en tous cas, le geste est là, où la vie bat, où le spectateur peut projeter ses imaginations ; Yasmine Hugonnet écrit dans l’espace par son mouvement, elle dépose une infinité de signes sur la page blanche du plateau, inventant une calligraphie de son corps nu. Les spectateurs restent suspendus à ce discret miracle.

 

Le Récital des postures – aux Hivernales, Avignon, jusqu’au 30 juillet
Chorégraphie et interprétation : Yasmine Hugonnet
Collaborateur artistique : Michael Nick
Création lumières : Dominique Dardant
Photos : © Anne-Laure Lechat

Boxe Boxe - Mourad Merzouki - Théâtre du Rond-Point - © M. Cavalca

Boxe Boxe : crochet du droit, crochet du gauche, direct en plein cœur !

Mourad Merzouki a été enfant de la boxe, de l’art des coups de pieds, coups de poings, dont il fut champion de France junior, adolescent, avant de donner à son corps d’autres bondissements, d’autres rythmes.

Dans un noir profond, on distingue des yeux quelques ballons de boxe tombant en grappe des cintres comme autant de globes d’un planétarium imaginaire, on distingue des oreilles la pureté et délicatesse des cordes, une envolée de Schubert ; la lumière se fait sur un décor de conte, inventé par Benjamin Lebreton et Mourad Merzouki, sol en échiquier, damier usé, portail de palais timburtonien, enfantin, baroque, forain, la ferronnerie comme une esquisse un peu brinquebalante. Sous les belles lumières et surtout dans les ombres ménagées par Yoann Tivoli, le voyage sera onirique et fantasque !

Et pif, et paf ! le voyage sera ludique aussi ! Une tribu de gants de boxe aux petites bouilles curieuses émerge d’un ring-boîte noire, foule agitée, minuscule et compacte ; l’arbitre est rond et rayé et bondissant comme un ballon ; on fait des pas-de-deux avec son punching-ball ; Mourak Merzouki, en lutin malicieux et sage qui sait que la violence et la douleur arriveront bien assez tôt, accueille les spectateurs avec généreuses brassées d’humour et de légèreté.

Boxe Boxe - Mourad Merzouki - Quatuor Debussy @ D.R.
Les musiciens, parés entre fanfare et frac de soirée par Émilie Carpentier, font corps et offrent à la musique une ampleur particulière par leur présence sur scène, orchestrée avec justesse, à la bonne distance, parfois tendrement enveloppants, parfois presque invisibles. Schubert, Gorecki, Philipp Glass, les créations originales d’AS’N… : ce mariage multiculturel, dont l’évidence s’impose, invente un espace sonore à haute sensibilité où les gestes des boxeurs-danseurs pourront se déployer dans toute leur amplitude.

« De la boxe à la danse, comme une pirouette. »
Mourad Merzouki

La boxe n’attendait que d’être poussée un peu dans ses retranchements pour danser. Les pieds effleurent à peine le sol, les coups de poings s’allongent en hip-hop et s’arrondissent en envolées de bras. Sueur, effort, répétition, dépassement de soi, écoute du mouvement de l’autre, mobilité : vocabulaire commun !
Les danseurs, fauves, coqs, jeunes chiots joueurs, costumes mi-circassiens, mi-footballeurs du Douanier Rousseau, sont vifs, toniques, précis, avec une présence au ras du sol puissante autant qu’un bel élan qui en rend certains comme aériens. Ces jeunes hommes et femme véloces et puissants ont une danse acrobatique, athlétique et fluide.

Boxe Boxe - Mourad Merzouki - Théâtre du Rond-Point - © M. Cavalca @ M. Cavalca
Mourad Merzouki raconte de la boxe la vivacité, le rebond, l’aérien et le terrestre, la souplesse et la fougue, le collectif, la puissance et le contrôle. L’allégresse et la fraternité jettent des couleurs vives et chaudes sur ce beau spectacle ; l’arbitre jette un œil satisfait sur l’harmonie de sa troupe à l’entraînement, on est heureux avec lui. La fantaisie et l’inventivité y glissent des souriantes légèretés. Des images fortes resteront gravées longtemps, sans doute, dans les mémoires : ce moment compact, dense, d’énergie concentrée, duo-combat haletant du danseur avec son sac de frappe, pas-de-deux en fond de scène dont l’intensité traverse tout le plateau en ondes puissantes pour aller marteler la salle, au rythme des respirations et sifflements du boxeur. Ce grand « ensemble », comme une vague, comme un mouvement perpétuel d’énergie, porté par le flamenco hypnotique d’AS’N. Ce solo où les cordes poignantes de Schubert mèneront le danseur jusqu’au bout de ses forces.
Les gants retirés, tous les combats menés, c’est l’émotion qui fera ce soir-là se lever d’un bloc les spectateurs aux dernières notes, et c’est la vitalité, force bouillonnante qui traverse tout l’opus, qui les accompagnera sur le chemin du retour.

Boxe Boxe
À l’affiche du Théâtre du Rond-Point jusqu’au 18 juin
Direction artistique et chorégraphie : Mourad Merzouki
Conception musicale : Quatuor Debussy, AS’N
Avec Diego Alves Dos Santos dit Dieguinho, Rémi Autechaud dit RMS, Guillaume Chan Ton, Aurélien Chareyron, Aurélien Desobry, Frédéric Lataste, Cécilia Nguyen Van Long, Teddy Verardo
Musiciens : Christophe Collette, Cédric Conchon, Vincent Deprecq, Marc Vieillefon

BiT, Maguy Marin, photo © Christian Ganet

Maguy Marin, BiT : le rythme comme arme de combat

Pour décor, une muraille inclinée, sept pans gris béton. S’avancent dans l’obscurité, petits pas après petits pas, la file des six danseurs, enfantins, main dans la main ; s’élèvent d’intenses nappes électro – envoûtantes, telluriques, comme une onde gonflée de tremblements de terre, d’orages antédiluviens, d’éclairs secs… Une inquiétude pourrait sourdre de ces grondements sans âge, mais elle est rompue par les sourires francs qui bientôt illuminent les visages des danseurs : leur farandole n’est pas procession macabre mais fête.

“Taper dans les mains, les percussions, les subtilités du jeu d’un batteur, tout ça c’est du plaisir pour moi. Le rythme, c’est ce que l’on voit tout le temps dans la rue, comment une vie est scandée par des évènements très rapides à certains moments, ou plus lents à d’autres. …La danse peut être une forme d’oubli de soi, le corps est pris dans un inconscient, dans une folie, il prend le pouvoir.” Maguy Marin

 

BiT, Maguy Marin, photo © Hervé Deroo @ Hervé Deroo

Trois hommes, trois femmes, silhouettes juvéniles ou plus mûres, sèches ou souples, jolies robes, costumes et chapeaux noirs, tenues et corps individués, mais rôles indistincts. Quelques pas de danses populaires – une façon pinabauschienne de danser la danse, de s’accorder le plaisir des sardanes d’hier, une esquisse de tango, un rond de jambe, un demi-plié… Sous un déluge de musique métallique, composée par Charlie Aubry, sonorités d’aujourd’hui, techno sans concession, c’est la joie d’une ronde échevelée. L’immuable enchaînement de pas s’affole et s’accélère, en jubilation sans bornes. La chaîne rompt, s’interrompt, se désorganise pour un slam ou un pogo joueurs, on escalade les pans inclinés : les six danseurs à l’énergie sans faille bravent la gravité à tous les sens du terme !

Maguy Marin n’y va pas par quatre chemins : l’exultation est brutalement rompue quand le pacte est brisé. Cet homme contant fleurette qui nie le refus de la femme convoitée, la violence ancestrale d’un homme sur une femme, c’est la fin du jeu et de la bienveillance, c’est la dévoration du plus faible par le plus vorace.

Une lente chute de corps dénudés au visage figé le long d’une pente rouge sang : la puissante beauté de l’image et sa charge d’effroi saisissent. C’est le premier pas en enfer, la plongée dans le versant obscur des pulsions humaines, là où elles se font bestiales, là où l’appétit de vie tourne à la curée. Reptations d’animaux archaïques, lézards ou cobras. Sexe à la fois cru et pudique. Dans ce monde-ci, hommes et femmes ne font plus « ensemble », les uns et les autres s’affrontent… Des femmes-fileuses, inexorables Parques, brandissent d’anodins et menaçants petits ciseaux ; des hommes-moines – poupées sans visages effrayantes et lubriques – condamnent et violent, reprenant les pas de la précédente farandole, qui était si fantasque et vive aux temps légers, en une pantomime grossière et funèbre; des couples en habit de soirées tournoient, monsieur menant la danse sans élan, madame suivant le mouvement sans gourmandise, précautionneux, guindés, en équilibre précaire sur le pan si incliné : on a mis ses beaux habits, mais l’ambiance n’est pas à la fête…

BiT, Maguy Marin, photo © Hervé Deroo @ Hervé Deroo

Le manifeste est à larges traits, mais d’une tonicité réjouissante. Maguy Marin a le regard sombre mais gorgé de vitalité. Avec une rageuse et contagieuse fougue, elle oppose à l’acide destructeur de l’indifférence, de l’hypocrisie, de l’avidité ou du pouvoir, la gaieté de la liberté, le goût intense du bonheur, la force de la danse et du plaisir partagé. Une heure dense, brutale et revigorante.

BiT, Maguy Marin, photo © Christian Ganet @ Christian Ganet

BiT
Un spectacle du Théâtre de la Ville au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 11 février, puis en tournée
Conception : Maguy Marin
Avec Ulises Alvarez, Kaïs Chouibi, Laura Frigato, Daphné Koutsafti, Françoise Leick, Cathy Polo, Ennio Sammarco, Marcelo Sepulveda
Musique : Charlie Aubry