La femme à qui rien n’arrive : Quand quelque chose arrive, ce n’est jamais.
Une femme seule, très seule, vit entre réalité domestique et réalité virtuelle, elle ne travaille pas, elle n’a pas d’amant ou de mari ni d’ami, encore moins d’enfant. Sa seule fenêtre vers l’extérieur est une machine, son ordinateur, par lequel, elle trie ses courriers quotidiens une fois ses tâches domestiques achevées, courriers pour la plupart indésirables, jusqu’au moment où elle va identifier dans le lot des indésirables, un désiré qui lui rappelle qu’elle doit commander son stock de patates annuel. Elle en est toute troublée, d’autant qu’elle n’a pas été prévenue par quelque missive préalable de l’imminence de la commande à passer, comme il se devrait, car ELLE vit de beaucoup d’habitudes et n’aime pas que celles-ci soient perturbées. Aussi s’attèle-t-elle immédiatement à l’exécution de son passage de commande qui va l’entraîner vers la folie dans laquelle la technologie nous plonge, qui était, du reste, déjà bien entamée. Pourtant, ELLE, c’est son nom, est très prudente. Il ne lui arrive jamais rien et elle ne voudrait surtout pas qui lui arrive quelque chose. Elle se contente parfaitement de son univers fait de patates à éplucher et de machines en tout genre, de la friteuse en passant par la machine à laver le linge.
L’autrice, Léonor Chaix, a su parfaitement identifier et montrer les rouages déshumanisés de la technologie et du marketing, unis main dans la main, qui ne tournent pas ronds et nous rendent chèvre et soumis à leur diktat. Dans un langage qui va de glissements sémantiques en décalages verbaux, en détournements de mots, à des expressions consacrées ou réinventées, elle nous emmène aux portes de la jubilation langagière, du lapsus et du contresens voire du bug comme le ferait une machine qui planterait.
L’écriture, le style, le projet tout à fait maîtrisés de Léonor Chaix créent un personnage devenu objet de la société et de sa tyrannie technologique. Quelque chose de Kafka ou encore du Brazil de Terry Gillian nous est donné à entendre pendant cette heure où l’interprète seule en scène ne s’encombre pas d’accessoire, d’une mise en scène de grands mouvements ou même de mise en lumière compliquée, mais d’un jeu où la direction d’acteur se lit sur le visage, dans les stigmates du corps et par la voix. C’est vraiment le brio du texte, ciselé, très abouti et de son interprétation de variations vocales, de schizophrénie ambiante qui portent ce spectacle de bout en bout, où la sobriété règne, où tout est fade comme la vie d’ELLE et où tout déjante tout à coup quand Big Brother s’en mêle et décide qui lui arrivera quelque chose à ELLE. Mais quelque chose est forcément à craindre quand on souhaite que rien n’arrive. Et ce qui arrivera sera de taille.
Même si à titre personnel, j’ai préféré la première partie du spectacle et du texte donc, plus en phase avec nos réalités, plus politique quelque part, je n’ai pas détesté, loin de là, la dernière partie complètement délirante, exagérée, dans laquelle le devenir de ce personnage nous entraîne.
On sent également dans le texte des influences oulipiennes, même Raymond Devos aura été convoqué ou encore le non-sens anglais, l’absurde ; tout est finesse qui nous fait rire, parce qu’on rit beaucoup à écouter et à observer ELLE et cela nous renvoie à nous-même et à la servitude et la violence qui nous tiennent.
Isabelle Buisson
© Camille Sauvage
La femme à qui rien n’arrive
De et par Léonor Chaix
Mise en scène Anne Le Guernec
A La Scala Paris du 6 février au 20 mars 2024