Trigger warning (lingua ignota), fin d’une adolescence

Hildegarde von Bingen, abbesse, poétesse, herboriste, au XIIe s. avait inventé une Lingua ignota. Grande mystique, elle a, suppose-t-on, reçu cette langue par inspiration divine. Elle en avait composé un glossaire, qu’on a retrouvé, d’un millier de mots. Elle en était l’inventrice et la seule locutrice. Ses mots sont morts avec elle.
La « lingua ignota » de Zed est son miroir inversé, une langue qui est née non d’une inspiration mais d’un usage, une langue qui n’est pas parlée, mais par des millions d’êtres, la langue du scroll et du swipe, la langue muette des doigts qui courent sur un écran de smartphone, qui zappent et qui tchattent. Une langue qui n’a pas de voix, mais qui a un rythme, une gestuelle, un sens propres.

Marcos Carames-Blanco, pas 30 ans, plus 16 ans mais ce n’est pas si loin, fait de Trigger Warning le premier volet d’un cycle d’écriture et de recherche, Portraits de la jeunesse non-conforme.
Trigger Warning nous embarque, en temps réel, dans une bribe de vie nocturne d’un.e ado d’aujourd’hui, Zed, autoproclamé.e « genderfuck, pronom ‘bitch’, pseudo @tothezed », perruque blonde pointes roses, cycliste gris, t-shirt noir, 3h58 et pas envie de dormir, étalé.e sur le grand lit blanc, écouteurs aux oreilles, regard scotché à l’écran, doigts glissant d’un site à l’autre, spotify, insta, youtube, Laetitia Casta lors d’un défilé Jacquemus 1997, Ariana Grande, infos fugaces, on bondit d’une recommandation à une notification, d’un whatsapp à un live insta, d’un MP à un message audio.

Avec beaucoup de malice et d’intelligence, Maëlle Dequiedt a confié à une unique comédienne, Orane Lemâle, feu follet à la réjouissante plasticité, le « rôle » du smartphone, contenu, descriptions des écrans – images, icônes, énoncé des URL, interprétation des vidéos consultées et des interlocuteurs. Évidemment, cela lisse la variété des interactions, Bae l’ami drag, la vlogueuse dans son plaidoyer contre les violences faites aux femmes, la bonne copine, les followers anonymes, le vilain troll, ad libitum, se retrouvant dans la même voix et le même corps – ce qui sans doute prive le spectateur d’un certain relief, mais rend perceptible une sorte de dépersonnalisation des contenus passés à la moulinette des algorithmes.
La mise en scène, qu’on aurait sans doute aimé plus tendue, use d’un vocabulaire très actuel – espace dépouillé, adresse au spectateur, micros sur pied, narration… – collant parfaitement au sujet et à la langue déployée. Elle est servie par une belle utilisation de la vidéo (création Grégory Bohnenblust), faussement en direct, dont on applaudit le noir et blanc très élégant, les légers décalages hautement poétiques, la proximité émouvante avec le visage de Zed.

« il est 4h12, on est 9000 sur le live,
mais plus personne ne dort ou quoi ? »
Bae, live tuto makeup drag

Plus personne ne dort, Zed alone dans sa chambre mais pas tout.e seul.e sur les réseaux, pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur de l’adelphité, de la complicité, pour le meilleur de voir à vitesse grand V débouler sur son smartphone les amitiés noctambules, les camaraderies réconfortantes, pour le pire de voir à même vitesse grand V se répandre la saleté.
Solo sur son lit, on se croit dans son cocon, on choisit du bout du doigt les ramifications de sa balade virtuelle, la BO et les images, sur qui on s’attarde plus longtemps et qui on zappe, qui on cherche et qui on vire.
Mais le nouveau Grand Méchant Loup qu’on croise dans les contes d’aujourd’hui rôde, tapi dans la forêt des commentaires et des retweets : le harcèlement en ligne ouvre sa grande gueule vorace pour croquer les ados qui, à l’instar de la brave chèvre de M. Seguin, refusent de rester dans leur enclos et préfèrent vagabonder.
Pour ceux qui s’en souviennent, ça se termine mal pour la petite chèvre qui aimait la liberté, le goût des herbes sauvages et le vent de la nuit.
On aimerait bien que les ados qui aiment la liberté, le goût des herbes sauvages et le vent de la nuit ne se fassent pas croquer par le Grand Méchant Loup.

Lucas Faulong, qui interprète avec finesse Zed, retrouvera bientôt Marcos Caramés-Blanco dans une prochaine création, Gloria-Gloria, et il collabore avec lui en résidence à La Colline pour un travail de recherche autour de la jeunesse et de la marginalité. Tout jeune comédien, il a sans doute à peine plus que l’âge du personnage. Il a un jeu d’une souplesse très maîtrisée, la voix légère basculant par instant dans les graves, le regard presqu’indifférent s’illuminant d’un fugace et vif sourire, le corps fluide en énergie comme en genre.

On pourra rester interrogatif devant l’achèvement de cette (heure de) vie, le voyage accompli en compagnie de Zed ne donnant pas les clefs de sa réponse, qui restera assez hermétique – en dehors du fait qu’elle fasse écho à des faits de société marquants de l’époque où iel vit. La pièce serait-elle elle-même le « trigger warning/avertissement de contenu traumatisant » de l’adolescence d’aujourd’hui ?
Zed reste dans sa chambre, et nous peut-être en dehors. Mais pendant une grande heure on aura avec ellui basculé dans cet entre-deux, cet entre-temps où le monde virtuel est la réalité, faite d’êtres vivants aux rêves, aux peurs et aux névroses bien humaines ; on sera parti à la découverte d’un univers complexe, sans manichéisme, et d’une écriture singulière et sensible, à suivre de près.

Marie-Hélène Guérin

 


TRIGGER WARNING

Au Théâtre Paris Villette jusqu’au 3 juin 2023
Texte Marcos Caramés-Blanco / mise en scène Maëlle Dequiedt / jeu Lucas Faulong et Orane Lemâle / costumes Noé Quilichini / création lumières et régie générale Laurine Chalon / régie lumières Amandine Robert / son Joris Castelli / création vidéo Grégory Bohnenblust / régie vidéo Matéo Esnault / scénographie Coline Gaufllet et Rachel Testard / Photo © Emilie Zeizig

production : ENSATT-Lyon / production déléguée : Cie La Phenomena

Dicklove : « Corps poétique, corps politique »

Les Singulier.e.s, festival des « créations plurielles » invite chaque année à des voyages inattendus, à la découverte de formes atypiques et de personnalités rares. Les disciplines s’y croisent, s’y télescopent ou s’y métissent.

L’artiste de mât chinois Juglair, accompagnée avec une grande pertinence par le musicien Lucas Barbier, clôture en beauté cette édition avec Dicklove, spectacle transversal, transdisciplinaire, transgenre queer et réjouissant.

La scène-piste est lovée au milieu des spectateurs, c’est du premier rang qu’une voix légère et enjouée s’élève, pour quelques confidences d’enfance d’une écolière qui courait trop vite, et qui laissait toujours passer un ou deux garçons devant, parce que, quand même, « les pauvres ! ». Mais la jolie-voisine-toute-simple quitte les rangs des spectateurs, met les pieds sur scène et entame une folle succession de transformations, dont chaque étape contient toujours des traces des autres.

On rit beaucoup. Car Juglair, joueuse, taquine nos repères, bouscule les genres, glisse de l’une à l’un, de l’un.e à l’autre en un mouvement de bassin, un déplacement d’épaule, et c’est un rire d’étonnement qui crépite dans la salle. Mais on jubile aussi de franches scènes de comédie – l’évacuation du Président par hélico pour fuir une horde de féministes en mauve (et de Gilets jaunes en gilets jaunes) est irrésistible !

On y est surtout intensément ému par la grâce et la beauté de quelques fragments, un lent tournoiement au mât chinois, un maquillage dont les spectateurs sont le miroir; on y est saisi par une transe électro, un pole dance acrobatique, une chanson hypnotisante ; on y est peut-être aussi troublé ou impressionné par la fluidité des métamorphoses de l’artiste.
« Je suis femme qui se déguise en homme qui se déguise en femme, femme qui se ressemble à un homme quand elle s’habille en femme, homme qui se déguise en femme, drag, personnage, une fiction, un clown, un danger, un rêve, ou toi, ou toi, … » Juglair, brouillant les frontières, est tout cela, successivement ou en même temps. Elle interroge son genre, son expressivité, mais avant tout notre regard, nos regards, aux un.e.s et aux autres, sur le genre.

Performance circassienne, théâtrale, intime et politique, manifeste festif pour la multiplicité, expression singulière, chant libératoire et inclusif, Dicklove est une fête du multiple, de l’altérité – celle des autres, et celles de soi. Ce n’est sans doute pas militant : c’est tout simplement nécessaire, vivant et joyeux !

Marie-Hélène Guérin

 

 

DICKLOVE
Vu au 104 dans le cadre des Singulier.e.s
Création et interprétation : Juglair
Création et interprétation sonore : Lucas Barbier
Regards extérieurs et dramaturgiques : Claire Dosso et Aurélie Ruby
 | création et régie lumière : Julie Méreau
 | construction : Max Heraud, Etienne Charles et La Martofacture | 
costumes : Léa Gadbois-Lamer
 | administration, montage de production, diffusion : AY-ROOP | remerciements à Marlène Rostaing, Jean-Michel Guy et Johan Piémont alias Luna Ninja
Photos © Aurélie Ruby

À voir au festival SPRING les 24 et 25 mars à Cherbourg (50)

Rambert aux Bouffes du nord : Perdre son sac, Ranger, aux deux extrémités de la vie d’adulte

Perdre son sac : la force d’un coup de poing rageur contre un mur
À 19h, on peut voir, interprété avec fièvre par Lyna Khoudry (déjà interprète pour Rambert dans Actrice, remarquée notamment pour son beau premier rôle dans Papicha), Perdre son sac, un court monologue, une diatribe lancée à la face du monde, où se jouent la colère contre le père, contre la société des pères – monde ultracapitaliste qui réduit une jeunesse fougueuse à l’esclavage des « bullshit jobs », contre l’abêtissement à portée de télécommande, mais aussi le sentiment amoureux comme arme de la lutte des classes, et la puissance du langage. C’est compact, touffu, on aurait aimé trouver plus de reliefs, de clarté et de complexité dans le texte comme dans le jeu, mais on peut aussi voir dans cette opacité monolithique la force désespérée d’un coup de poing rageur contre un mur.


Ranger : leçon d’humanité et de théâtre

Dans l’univers lisse, anonyme et chic d’une chambre d’hôtel de luxe, Jacques Weber (qui fut patriarche dans Architecture pour Rambert) s’empare avec maestria de la magnifique partition qu’il lui a composée.
De la puissance du langage, et du sentiment amoureux, il sera aussi question dans Ranger. De la singularité des êtres, de la façon de se trouver une place dans la société, de l’amour des pères et des mères. Ces récurrences traversent l’œuvre de Rambert, la hantent, y reviennent en discrètes allusions ou grandes lignes de force. Rambert n’apporte pas de réponse, mais confronte inlassablement ses personnages à ses interrogations.
On est à Hong-Kong, de nos jours. Dans une chambre immaculée, le grand écrivain est venu recevoir un Prix couronnant son œuvre, il est seul. Il est très seul, ou plutôt pas du tout : l’ombre de sa femme, morte il y a juste un an, l’accompagne. C’est à elle qu’il s’adresse, ils ont eu 55 ans de compagnonnage, un si long dialogue, ça ne s’interrompt pas comme ça. Mais un an sans elle, maintenant c’est assez.
« Ranger », ce n’est pas ce qui l’occupait durant sa vie, mais désormais, sa bien-aimée partie, il s’y attelle. Mettre de l’ordre dans les papiers, dans les souvenirs.
 
 

 
Le grand écrivain est fatigué de voir ce monde qu’il a rêvé plus beau, qu’ils ont rêvé de transformer, lui échapper, et ne pas être plus beau, plus en paix. Il est fatigué de ces combats menés en vain, et de l’absence de l’aimée. Ils ont été très amoureux, très complices, très insouciants, ont partagé la littérature, la drogue, les voyages, la politique, l’alcool, « un goût féroce pour la liberté ». Ils ont partagé la jeunesse et la vieillesse. « Deux choses que nous n’aurons pas trompées : notre couple et la littérature ».
Le grand écrivain ce soir a envie, besoin, d’encore une fois, comme autrefois, raconter sa journée à sa femme. Sa journée, et leur vie.
Avec une grande douceur, et une immense drôlerie.
Cachets, whisky, rail de coke, beaucoup de whisky, encore de la drogue… le grand auteur a choisi sa destination et son mode de transports. Mais rien de sordide ou d’amer en cela, Rambert sait alléger le tragique de tendresse et d’humour, et sa mise en scène de velours tient le glauque à distance. La modernité clinique de la chambre se réchauffe de quelque objet chargé de couleur ou d’affection – baroque bouquet de rose, ours en peluche venue de l’enfance de sa femme, bouteille de whisky mordorée, des pénombres enveloppantes rompent la lumière crue, de délicates parenthèses musicales sont subtilement tressées au récit. On écoute avec le grand auteur fatigué, salle et scène plongées dans la même nuit et la même attention, une chanson d’Aznavour ; sur un Stranglers suave et sépulcral, il danse, à nouveau jeune, souple, léger, d’une élégance chaloupée. Instants de grâce dans un spectacle intense.
 
 

 
Une lettre d’amour sera lue, la première lettre de leur histoire. Était-elle belle ? sans doute. Mais, au fond, c’est des décennies qui ont suivi qu’elle est belle. Voilà un cadeau précieux que de voir cela sur une scène, ce que le temps apporte de beauté à la vie, sachons en gré à Pascal Rambert.
C’est un texte d’une grande maîtrise, aux moirures changeantes, aux ombres fluctuantes, entre folle légèreté et tendre gravité qu’il a inventé pour Jacques Weber. Et de son grand corps qui a vécu, de sa voix au grain de rivière charriant des cailloux, l’acteur déambule dans sa chambre d’hôtel comme dans les mots de Rambert, avec une puissance lente, des gestes denses, une incarnation d’une évidence palpable.
Ranger, c’est un chant d’amour et d’adieu pudique et poignant, une immersion dans une intimité large comme un monde. Jacques Weber a de la retenue et de la générosité, une présence magnétique, la malice qu’il faut pour que le grave reste léger. Une leçon d’humanité et de théâtre.

Marie-Hélène Guérin

 

PERDRE SON SAC
Aux Bouffes du Nord à 19h jusqu’au 18 février
2023
Texte, mise en scène et installation Pascal Rambert

Collaboration artistique Pauline Roussille
Régie générale Alessandra Calabi
Régie lumière Thierry Morin
Répétitrice Hélène Thil

Avec Lyna Khoudri

RANGER
Aux Bouffes du Nord à 21h jusqu’au 18 février
2023
Texte, mise en scène Pascal Rambert

Collaboration artistique Pauline Roussille
Création lumières Yves Godin
Costumes Anaïs Romand
Espace Pascal Rambert et Aliénor Durand
Répétiteur José-Antonio Pereira

Avec Jacques Weber

Photos Louise Quignon

Echo : hybride et joyeuse entreprise de dissolution des chagrins d’amour

Dans les grésillements d’un ampli Vox, quelques signes griffent l’espace.
Ecran blanc, sol blanc, calligraphie d’un pied de micro noir, de longs cheveux sombres, d’une silhouette hiératique à l’immobilité de pierre.
Quelque chose de solennel se promet. On respire au rythme de l’artiste, l’attention s’aiguise.
Mais… une lueur espiègle pétille au coin de l’œil de Vanasay Khamphommala, une esquisse de sourire affleure… Sur grand écran, des témoignages défilent, avec une esthétique vlog entre journal intime et micro-trottoir, c’est toujours Vanasay face caméra, plus ou moins réveillée, plus ou moins échevelée, qui nous fait le portrait puzzle d’une histoire d’amour ratée, d’un syndrome de « la pauvre fille ». Derrière elle, à Paris ou ailleurs, clin d’œil des noms de rue – rue du Petit Cupidon, rue de la Gaîté, rue des Filles du Calvaire – qui dessine une géographie mélo des états d’âme de notre héroïne désabusée.

« Ceci est (une tentative / de rompre la malédiction d’) Echo »

Pour aller fouiller au jadis des peines de cœur, Vanasay Khamphommala fait appel à l’amoureuse malheureuse archétypale, la jolie et fraîche nymphe Écho, qui fut punie de sa bavardise par la femme du Big Boss. Petit rappel : Héra l’acariâtre cocue épouse de Zeus, pour être sûre de ne plus entendre les encombrants pépiements d’Écho, la priva de parole; ne lui resta plus que la possibilité de répéter ce que d’autres disent avant elle. Envoûtée par la beauté du narcissique Narcisse, Echo se languissait de lui avouer ses sentiments – ce qui n’aurait de toutes façons rien changer puisque Narcisse n’entendait que ses propres mots doux. Finalement, les deux amoureux de Narcisse – donc, Narcisse lui-même et Echo – mourront de chagrin, desséchés. De l’un il restera une fleur, de l’autre une voix.

© Pauline Le Goff

Comment faire pour libérer Echo de la prison de la répétition, que faire de nos chagrins d’amour ?

Dans ce spectacle protéiforme et baroque, Vanasay Khamphommala, artiste performeuse subtile et intense, très gracieusement entourée par les talentueuses personnalités de Caritia Abell, Natalie Dessay et Pierre-François Doireau, questionne avec érudition et malice notre rapport à la souffrance amoureuse.

Elle y met de la solennité et de la cocasserie.
Ça n’a pas l’air comme ça, mais ça se fait du bien réciproquement.
Mozart et boy’s band, Sappho et Britney Spears.
Lapsus chevelü, la compagnie de Vanasay Khamphommala « affiche crânement son identité trans : transculturelle, transdisciplinaire, transgénérationnelle, transcendentale surtout. Tout❤e trans❤e est pour elle un moyen autant qu’une fin. » Echo s’en fait l’écho, spectacle-performance, spectacle-rituel de guérison, spectacle-silence, spectacle-jeu, où les corps mon(s)trés ont des beautés pleines et in-attendues, où les langues se superposent, français, anglais, laotien, allemand, où le sérieux et le facétieux ont autant de valeur, où la tombe et la nappe du pique-nique voisinent chaleureusement, où le vide est empli et le chaos est doux…

Un bulbe de narcisse, une compresse sur le cœur
Une fleur piquée sur une poitrine
L’odeur du terreau sous lequel Echo, son cœur brisé et le corps de Vinasay sont enterrés
Le goût du raisin picoré
Tous les sens sont en alerte

La matière sonore, inventée, sculptée par Gérald Kurdian, est organique, dense et émouvante – boucles sonores, voix multiples nées toutes du même corps – hautes, ténues, sourdes, graves -, bruissements, amplifications des souffles, nappes électroniques hypnotiques entrelacées de chansons populaires ou d’airs classiques.
Un troublant duo bouleverse : la voix enregistrée de Natalie Dessay emplit l’air, parfaite, aérienne, tandis que doucement, comme pour elle-même, comme fredonnant, elle-même reprend sa mélodie, superposant sa voix intime, sa voix familière à celle de la chanteuse lyrique.

© Pauline Le Goff

Une veuve tout de noir vêtue plante des narcisses sur le monticule formé par le corps recouvert de terre, les arrose, chanterait bien, car « elle chante bien aux enterrements » – si un faune rouquin, fulminant (Pierre-François Doireau), ne l’interrompait sans cesse, interpellant Echo, ou son interprète ?, envahissant le recueillement de la veuve de mots, et le plateau d’artefacts de nature, rochers, mousses, arbres, figurines d’animaux.

Les mots saturent l’écran – palimpseste où c’est la superposition et non la disparition qui fait l’effacement, le plateau qui fut nu se couvre de désordre, c’est à dire de vie.

Des majestueuses ailes d’ange passent, portées par le vaste dos nu de Caritia Abell. On entend la légende laotienne de la création de l’écho, presque miroir inverse du mythe grec, puisque l’écho est né là pour guérir une absence, faire qu’à l’appel d’un être aimé il n’y ait jamais seulement du silence pour réponse.

© Pauline Le Goff

« Quand nous nous embrassons, les morts prennent part à nos baisers
Il y a dans nos bouches les baisers qu’Echo n’a pu donner à Narcisse, dans nos baisers Echo embrasse à perdre haleine
Echo ne répète plus les paroles des amants éplorés, sa langue a mieux à faire, elle fouille ta bouche »

C’est beau, c’est drôle, c’est poétique et grave, c’est intelligent, c’est joyeux et romantique, ça brasse et ça émerveille : Echo est un spectacle rare et étonnant, c’est aussi une expérience à laquelle il faut savoir s’abandonner, pour partager un moment hors de l’ordinaire.
Un hymne étrange, tonique, sacrificiel et vivifiant à la vie et l’amour.

Marie-Hélène Guérin

 

ÉCHO
Un spectacle de la compagnie Lapsus chevelü
Dramaturgie et textes Vanasay Khamphommala (à retrouver ici en entretien pour RFI)
Avec Caritia Abell, Natalie Dessay, Pierre-François Doireau, Vanasay Khamphommala et la participation de Théophile Dubus
Collaboration artistique Théophile Dubus et Paul B. Preciado
Création musicale et sonore Gérald Kurdian
Scénographie Caroline Oriot
Création lumière Pauline Guyonnet
Costumes Céline Perrigon

Vu aux Plateaux sauvages
À retrouver en tournée :
Du 4 au 7 octobre 2022 au Théâtre Olympia – CDN de Tours
Du 18 au 22 octobre 2022 au TnBA – Bordeaux
Du 6 au 7 décembre 2022 à la Halle aux Grains – Scène nationale de Blois
Du 13 au 14 décembre 2022 à la MCA – Scène nationale d’Amiens

Soudain, Chutes et envols : C’est quoi, l’amour ?

Soudain, Chutes et envols, Librement inspiré des Fragments d’un discours amoureux, de R. Barthes.
L’intitulé laisse envisager le spectacle à thèse, un petit air universitaire, une chansonnette à langage abscons… Loin de là ! et ça va d’autant mieux à Barthes, philosophe et universitaire qui avait les pieds, la tête et la chair dans la vie.

Laurent Vacher avait envie d’explorer le rapport des enfants et ados au sentiment amoureux. Une évidence : s’appuyer sur les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes – sorte d’abécédaire hautement subjectif et palpitant, voyageant de A comme Absence à V comme Vérité, en passant par le C de Corps et le J de Jalousie dans une moderne carte du tendre.

« Pour l’écriture de ce projet, j’ai de suite proposé à Marie Dilasser de faire partie de cette aventure pour ses qualités d’autrice : son irrespect des conventions, des clichés, sa pertinence, son humour cinglant, son non conformisme, son sens de l’observation. Sa dramaturgie éclatée, l’entrelacement de ses idées, les ruptures et fantaisies qui ne quittent jamais le service du sens, un sens poétique, aiguisé et léger qui me paraissait essentiel pour traiter ce sujet. » écrit Laurent Vacher, metteur en scène et initiateur du projet.

Le spectacle et le texte se sont nourris de confrontations, de rencontres, les Fragments de Barthes s’entrechoquant aussi bien au Banquet de Platon, aux mots de Nan Goldin, qui sera citée, qu’aux témoignages recueillis pendant une longue enquête, pour faire jaillir questions, interrogations et inventions.

C’est perché au cœur du beau Parc des Buttes-Chaumonts, à Paris, qu’en ce mois de mai Soudain, Chutes et Envols nous a emporté au cœur de son parc archétypal, l’endroit idéal pour s’aimer, parce c’est « un trou dans la ville, parce qu’il y a assez d’espace entre les gens, un endroit où il y a de la place pour que les rêves fassent irruption ». À Avignon, il se nichera dans les Jardins de Saint-Chamand.

Les trois jeunes comédiennes, streetwear bigarré, leggings, jeggings, minikilt gentiment post punk, sacs à dos, smartphones. 3 grandes gamines, Cookie, dite Poupée (Ambre Dubrulle), Guido (Inès do Nascimento), Jo (Constance Guiouillier). Trois grandes gamines-gamins car, comme dans les Fragments, l’être aimé n’est pas d’un genre déterminé. Guido fut autrefois une petite fille nommée Trixi, Jo n’est pas un garçon, Cookie, blonde princesse 2.0 aimera l’un et l’autre.

Guido rechigne qu’on puisse lui dire qu’iel est une fille « vous dites ça juste parce que j’ai une jupe et des seins ! », Jo la sapiosexuelle préfère remplir sa vie de livres, découvrir le monde, Cookie demoiselle dépressive – « Pas d’envie. Pas de désir. Pas de problèmes. Rien » – retrouvera le goût d’être aimée afin de pouvoir retrouver celui d’aimer…

Ambre, Constance, Inès, se métamorphosent à vue, sur un jean une robe apparaît, un blouson disparaît, un jupon tombe, Jo et Cookie brièvement deviennent les géniteurs de Trixi/Guido, des pages deviennent tulipes, bleuets, anémones, un bouquet devient fontaine.

Comme à l’adolescence, comme en amour, tout devient tout autre.

« J’ai des visages que je n’aurais pas eu
si je ne t’avais pas rencontré.e »

Soudain, Chutes et Envols : car sans doute dans l’amour il y a du soudain, des chutes et des envols. Soudain soi accueillant l’autre devient autre qu’avant, soudain on se prend les pieds dans le tapis du rêve ou celui de la réalité, ou à la jonction des deux, et nous voilà falling in love, chutant en amour, tombant amoureux, et sentant cœurs, âmes et corps frémissants s’envoler, s’élever, s’aérer…

On parle du désir et de peau qui appelle l’autre, de chemins où l’on se promène, tracés par les mains de l’autre, d’un corps qui est devenu la carte du parc où l’on se retrouvait – à moins que le parc ne fût la carte par anticipation du corps qu’on apprendra à aimer, bientôt.

L’air de rien, tout en délicatesse, en légèreté, en humour et en mouvement, on met en jeu la fluidité des genres, la construction de soi, l’estime de soi, l’ouverture à l’autre, les aspirations et inquiétudes menues ou immenses d’une jeunesse d’aujourd’hui.

Les comédiennes ont de la justesse et de la fraîcheur ; l’écriture est alerte, parfois littéraire, toujours vive ; la mise en scène se fait fantaisiste pour raconter une quotidienneté foisonnante. Le public, multiculturel, multigénérationnel, quitte le parc réel et son double théâtral avec une petite pétillance de plus au coin de l’œil et quelque chose de guilleret en plus au coin du sourire ! C’est réjouissant et rafraîchissant, d’une intelligence vivace et gaie, et sans doute, si on partage ce moment en famille avec des jeunes ados, ce sera une jolie porte d’entrée pour le dialogue.

Marie-Hélène Guérin

 

P.S.
Un monsieur à la belle barbe blanche, visage buriné, anorak décati et chaussures râpées, un vieux cabas à ses pieds, sur un banc en périphérie de l’espace scénique s’est rapproché. On est venu déranger l’ordre de son havre, on s’est invité en plein sur son aire. Manifestement, ça valait le coup ! Ce spectateur à la dérobade, regard clair et vigilant, mains tranquilles croisées sur les genoux, est un discret témoin du pouvoir et de la magie du théâtre.

SOUDAIN, CHUTES ET ENVOLS
Vu au Parc des Buttes-Chaumont à Paris XIXe
À retrouver dans le cadre de la programmation toujours passionnante de La Manufacture, toujours en plein air (Jardin de St Chamand), du 7 au 26 juillet 2022
Texte de Marie Dilasser
Mise en scène Laurent Vacher
Avec Ambre Dubrulle, Constance Guiouillier, Inès Do Nascimento.
Une production Compagnie du Bredin – Laurent Vacher avec la participation artistique du Studio d’Asnières – ESCA et le soutien du Festival Aux quatre coins du Mot (La Charité-sur-Loire)

Donnez-moi un coupable au hasard, de Gaëlle Lebert : on va s’en tenir aux faits

Traiter de la domination masculine sans avoir l’air d’une harpie féministe pénible qui exagère et nous fatigue avec ses propos est exactement ce que Gaëlle Lebert réussit à faire dans Donnez-moi un coupable au hasard.

La pièce s’ouvre sur une citation de Simone de Beauvoir : « Le corps n’est pas une chose, il est une situation : c’est notre prise sur le monde et l’esquisse de nos projets ». Gaëlle Lebert va nous montrer pendant 1heure 40 de quelle manière notre corps est une situation.

Dès le début, elle nous explique ce qu’est le pouvoir : « La place que j’occupe ici sur scène me donne sur vous tous un ascendant…Je pourrais tout aussi bien me taire… Vous auriez beau vous impatienter sur votre siège, … il vous faudrait un certain courage pour prendre la décision de quitter la salle. Alors vous vous tenez cois, bridés par la paresse, la gêne, les conventions sociales. Et je peux deviner dans le silence épais si vous croirez ou non à ma version des faits. ». Mais les places de pouvoir sont la plupart du temps tenues par les hommes et elle nous montrera rapidement le pouvoir en action dans le monde du travail, dans les arts, dans les transports en commun, au cœur des foyers, dans l’architecture et bien sûr, elle mettra en scène la domination de l’argent et la domestication quotidienne des femmes dans leur foyer, car c’est acquis que les femmes doivent se charger des tâches domestiques ou encore, elle nous montrera l’impunité des créateurs ou l’annihilation de celles qui ne comptent pas, comme les femmes de ménage.

Même si elle nous raconte une histoire, si elle nous raconte plusieurs histoires à travers des fragments de vie, à travers des corps en situation, qui forment un tout très cohérent, Gaëlle Lebert s’appuie avant tout sur des faits et sur des chiffres pour constater la violence de la domination masculine : « 155 000 enfants en France victimes de viol ou de tentative de viol. 2 enfants par classe. 3 millions de personnes incestées en France ».

La situation des corps sur scène est la suivante : cinq comédiens, la plupart du temps assis, se retrouvent pour la lecture d’une pièce autour d’une table, sur le thème de la domination masculine. C’est déjà la pièce dans la pièce, puisqu’en tant que spectatrice ou auditrice, ce jour-là, j’assistais à une des toutes premières lectures de la pièce à la SACD, d’un texte sur la domination masculine.

Tout au long du texte et ce, dès le début, Gaëlle Lebert s’amuse à superposer les strates temporelles et les strates de situations : un coup on est à la lecture de la pièce que des comédiens jouant des comédiens lisant une pièce jouent sur scène, un coup, on est dans le texte, dans les situations racontées, les scènes montrées, un coup on est hors-champs, avec la vision de la metteuse en scène comme des arrêts sur images ou des intercessions ou encore des conclusions, des constats de situations. Tout est poupées russes donc, emboîtements, un comédien qui joue un comédien est soudain déstabilisé : « Mais non. Je n’ai pas violé. Pas moi. Tu rigoles ou quoi ? Une fois seulement c’est vrai, j’ai insisté. Une toute petite fois. Un tout petit peu. Je ne dirai pas que j’ai violé, pas vraiment. Tu déconnes ou quoi. Je dirai que j’ai été… convaincant » Les rôles, les assentiments, les habitudes, tout est remis en question ici. Les comédiens qui ne veulent pas endosser les rôles de salauds trop salauds. La limite du jeu et de l’empathie nous est également montrée.

C’est d’abord la scène de la rencontre du jugement des hommes sur les femmes ou plutôt sur les jeunes femmes, sur celles qui sont encore innocentes, qui ne savent rien du pouvoir et de ce que leur corps renvoie aux hommes. Ce serait comme une scène primitive des relations entre les hommes et les femmes « 1 verre = une discussion. Deux verres c’est le bisou avec la langue. Trois verres, c’est un rencard pour la semaine suivante. Quatre verres, c’est le parking. Si tu choisis le parking t’as encore le choix entre la pipe et la pénétration, mais je te déconseille vivement la pénétration le premier soir : tu fais une croix sur ta réputation et sur une relation stable. Si tu choisis la sodomie, tu finis sur le trottoir le mois suivant ». Avec encore des superpositions temporelles dans les dialogues : « Albertine : On ne dit plus « Mademoiselle » depuis la circulaire de Matignon de 2012. Etienne : On est en 1993 ». Et à travers toutes ces superpositions du temps, Gaëlle Lebert nous montre comme les temps ont changé, comme c’est possible de faire changer les choses, les regards et les comportements, comme la loi oblige les peuples a changé leur mentalité, car malheureusement, on en n’est pas encore a changé les comportements, a éradiqué le viol.

Elle casse les clichés sur le viol, avec une scène qui nous amènerait à penser qu’un viol va avoir lieu, et non, ce n’est pas ce qui arrive.

Elle fait se mélanger les places, les rôles, les réalités en jouant avec le texte et avec ses comédiens.

On pourrait se dire que tout ça confine à la caricature, que c’est trop facile d’accumuler les scènes de violence pour accuser les hommes, mais Gaëlle Lebert a prévu cet écueil et elle invente le rôle de Teddy, celui qui constate que les femmes peuvent aussi se laisser dominer, qu’elles peuvent jouer le jeu de la domination masculine, qu’elles peuvent prendre le parti des hommes. C’est ce que, par exemple, nous montre Alice Ferney dans La Conversation amoureuse ou encore la psychanalyste Jacqueline Schaeffer dans Le Refus du féminin. Mais que les choses soient claires, Gaëlle Lebert est à l’opposé de ce parti pris, elle sait bien ce que peuvent les corps, elle sait bien que les hommes sont physiquement plus forts que les femmes et qu’en cas de confrontation physique, elles n’auront jamais le dernier mot. Teddy a le rôle de celui qui se dégage des partis pris binaires et qui est dans d’autres problématiques et c’est celui qui amènera la morale de l’histoire.

Les « affaires » d’abus et de viols sont évoquées, à commencer par l’affaire Gabriel Mazneff, protégé de presque tout temps par le germanopratin et le monde politique. La littérature est immorale alors on pourrait tout faire et tout se permettre. On peut se demander ce que cet individu sait pour avoir autant été mis hors d’atteinte, alors que c’est évident qu’enculer des gamines à peine pubères quand on a 65 ans, c’est intolérable.

La manière dont elle fait parfois l’impasse sur des dialogues qui auraient pu être écrits, mais qu’elle choisit de résumer, ce qui apporte encore un autre regard et une manière différente de raconter et d’envisager le temps : « Etienne : Il s’en est suivi une engueulade assez musclée. Au cours de cette engueulade, il a été évoqué, pêle-mêle : – La supériorité de Virginie Despentes sur tout autre auteur contemporain. – La nécessité pour la pérennité d’un Contrat Social de faire respecter La Loi. – Des chiffres trouvés sur Wikipédia… Teddy et Adèle ont soutenu qu’il s’agissait certainement d’une lutte des classes plus qu’une lutte des sexes dans cette affaire. Les autres ont hurlé que ça n’avait aucun rapport. – Puis sans aucune raison apparente, Verlaine a eu des mots blessants envers moi, je lui ai dit d’aller se faire foutre et de ne plus m’adresser la parole. – Suite à quoi Adèle a égrené une liste de noms de femmes artistes en hurlant que ces femmes étaient aussi puissantes que leurs collègues mâles.»

Quand arrive la scène à propos d’un vieux pervers envers les enfants, on n’est plus à se dire qu’il s’agit de féminisme, plus du tout. On est pris aux tripes. On est pris dans sa chair et on n’a pas du tout envie de rire de la situation.

Parce qu’il faut dire qu’on rit beaucoup de bout en bout malgré la gravité du thème. On rit beaucoup parce que Gaëlle Lebert manie avec virtuosité la langue française, ses nuances et qu’elle aime ses personnages quoi qu’ils soient, quoi qu’ils aient fait. De la même manière qu’elle aime ses comédiens qu’elle sert avec justesse, dans des répliques précises qui claquent et qui se moquent et que ses comédiens le lui rendent bien. Et de la même manière que son intention est d’être légère sur un thème grave et elle y parvient complètement. L’écriture de la pièce est très structurée, avec un titre à chaque scène, qui accompagne le spectateur et le cadre, avec mon titre préféré, le 5eme : « Mon Dieu, protégez-nous du meurtre, protégez-nous de la vengeance, et ne nous soumettez pas à la légitime tentation de l’émasculation »

La morale de Gaëlle Lebert arrive par la voix de Pierre Grammont alias Teddy : « J’ai fait ce que j’ai pu. Je l’ai accompagnée au bout du couloir, en lui murmurant tout bas que le geste auquel elle pensait serait irréversible, qu’il y avait des lois pour punir ça, que le pardon était plus fort que la vengeance… Si les artistes ne défendent plus l’humanité des monstres, alors qui le fera ? ». Je ne suis pas persuadée que le pardon soit plus fort que la vengeance et peut-être que la prochaine pièce de Gaëlle Lebert pourrait porter sur ce thème qui me semble tout trouvé et qui pourra ébranler sa morale. Cependant, à ce moment-là de l’écoute du texte, quelque chose en moi a également été ébranlé, je me suis reconnue dans le monstre, peut-être parce que j’ai souvent été forcée et que victime et bourreau deviennent tour à tour des monstres.

La dernière scène fait basculer la pièce dans le burlesque et le théâtre sacré et c’est l’humour, la folie et la cruauté qui semblent l’emporter alors, comme pour contrebalancer la morale émise par la bouche de Teddy et nous montrer une dernière fois, qu’on n’en a pas fini avec les archaïsmes.

J’espère que cet article servira la compagnie Vagu’Only/Gaëlle Lebert et que Donnez-moi un coupable au hasard aura de beaux jours devant lui. Je l’espère d’autant plus, que par ces quelques mots en faveur de ce spectacle, ce sont mes derniers mots en tant que commentatrice de spectacles vivants pour le blog Pianpanier. Et j’espère ne pas avoir été trop laborieuse, car ce qui m’a dominée à l’écoute de Donnez-moi un coupable au hasard, ce matin-là, à la SACD, c’est une émotion vive et partagée.

Isabelle Buisson,
Atelier d’écriture À la ligne

 

DONNEZ-MOI UN COUPABLE AU HASARD
De Gaëlle Lebert
Compagnie Vagu’Only
Écriture et mise en scène Gaëlle Lebert
Assistanat et collaboration artistique Rama Grinberg
Avec Gwendal Anglade, Claire Chastel, Pierre Grammont, Rama Grinberg, Gaëlle Lebert, Bruno Paviot ou David Talbot (en alternance)
Images et photos Yuta Arima | Création vidéo Jean-Christophe Aubert | Musique Bruno Fleutelot | Son Jean-Louis Bardeau | Lumières Bruno Brinas

en savoir plus : ici

Pour autrui : hymne à l’amour

C’est un don qu’elles font, ces femmes.
Si on pense que donner c’est forcément perdre quelque chose
alors on ne peut pas comprendre.
Pauline Bureau, Pour autrui

Pauline Bureau (dont on a aimé, autrice ou metteuse en scène, Mon Cœur, Bohème, notre jeunesse, Les Bijoux de pacotille) avec Pour autrui pose comme elle sait si bien le faire le son regard aiguisé et généreux sur un sujet d’actualité.
Ici, après l’affaire du Médiator, c’est la GPA qui sera le pivot de la pièce. Le pivot mais pas le cœur. Pour autrui, bien que fort étayé, n’est pas un documentaire, c’est une histoire d’amours. Le cœur du sujet, c’est ce qui fait famille, ce qui pousse les humains à fonder un foyer, à donner le jour à un nouvel être, le « mettre au monde », l’accueillir.

On entre directement dans le vif de l’action. Liz, 35 ans, sillonne la planète pour faire pousser des toits végétalisés dans les métropoles du monde. On la découvre dans sa chambre-bulle, en pleine conversation téléphonique, puis l’instant d’après, sur un chantier, constructive, ancrée autant qu’en mouvement. Au-dessus de son espace-cocon : une skyline, un toit, une grue, un chantier. On retrouve ce vocabulaire visuel propre à Pauline Bureau, cet usage de la vidéo ultra-réaliste, et rêveur pourtant. On est projeté dans le dehors, on perçoit presque le vent des hauteurs, le bruit des marteaux-piqueurs. Pauline Bureau a le talent rare et précieux de faire surgir de ces réalismes oniriques, images si concrètes qu’elles sont impossibles et décollent du terre-à-terre malgré ou grâce à leur familiarité.

Liz, dans un aéroport mis à l’arrêt par de trop fortes intempéries, rencontre Alexandre, marionnettiste entre deux dates de tournée. À cause d’avions figés au sol, un grand voyage commence pour eux…
Il loue une voiture, il lui propose de partager le trajet, Francfort-Paris, une nuit pour retrouver son chez-soi, et découvrir un autrui.
Les panneaux autoroutiers défilent, les heures glissent, les complicités naissent. Il neige sur scène comme il peut neiger au théâtre : comme un doux sortilège.
Station d’autoroute, l’homme se dédouble en une petite marionnette ventriloque, la femme se dédouble en un reflet dans une vitrine, moment d’une grâce et d’une poésie infinies. Autour de leurs corps dansant, les mots, les mots des amoureux, les mots du désir et des projets.

La sonorisation assumée mais discrète des voix, qui permet le murmure au creux de nos oreilles, est au service d’une direction d’acteur d’une finesse rare. La mise en scène est fluide et d’une belle lisibilité.
Le beau décor occupe toute la hauteur et toute la largeur de la scène; en rez de plateau, les espaces privés, au-dessus, les espaces de l’extérieur, les lieux du travail, les lieux des autres.
Pourtant ce décor immense, spectaculaire, ne s’impose jamais, n’envahit jamais la narration, n’écrase pas le jeu. il semble froid, espace très moderne, lisse, tout en lignes pures, droites et courbes, mais se révèle d’une poésie folle, le long des murs rectilignes glissent et vibrent les états d’âme.

Liz est maître d’ouvrage, Alexandre crée des marionnettes. Des villes se transforment, des arbres grandissent, et elle y prend part. De petites formes de bois et de fibres surgissent du néant et deviennent des êtres doués d’expressivité, et c’est sous ses doigts à lui qu’ils naissent. Des marionnettes s’animent, des plantes poussent, leur amour se déploie, et un fœtus ne pousse pas. La vie prend un chemin qu’on n’attendait pas.

La sœur obstétricienne vit à San Francisco, c’est loin, mais elles sont proches.
Elle est en couple, sans enfants : un « désir qu’elle n’a pas ». Mais elle aime les enfants, et elle aime que d’autres en fassent grandir dans leurs rêves, dans leurs vies, ou dans leur ventre. De celles-ci elle prend soin.
C’est elle qui fait survenir la GPA, en deus ex machina transatlantique…

Rose portera l’enfant de Liz et Alexandre. Rose a un nom de fleur, Rose travaille à la maternité avec la sœur de Liz, elles sont amies. Elle aime être enceinte, ça la rend légère, la connecte au monde. Elle a rencontré son compagnon et père de ses déjà deux enfants sur un arbre, lors d’une manif écolo.

La fillette sera à haut potentiel, arborescente, ultra-sensible, ultra-cérébrale.
Ce qui la calme, c’est la forêt, écouter les arbres et leur parler, retrouver ce lieu où est né l’histoire de Rose et son compagnon. En elle se croisent et se nouent tous ceux qui ont permis sa naissance, la génétique et l’affectif, la science et les irraisonnables raisons du cœur.
– Était-ce nécessaire que l’enfant soit à part quand l’histoire de ses parents, l’histoire de sa venue au monde, l’était tant ? « qui trop embrasse mal étreint », ce n’était sans doute pas utile de rajouter de l’extra-ordinaire à l’a-normal, faisant dévier l’intérêt vers d’autres questions, amenuisant l’écho du pourtant remarquable spectacle qu’on vient de voir, induisant que l’enfant né « autrement » doit être porteur d’une altérité encore plus grande.
Mais que cette poignée de minutes n’abolisse pas le reste : Pour autrui est un spectacle doux et intense, tendu, grave et plein de fantaisies, un plaidoyer humaniste pour la circulation de la vie, porté par une troupe très homogène de comédiens tous subtils et justes; un spectacle vibrant et palpitant.

Marie-Hélène Guérin

 

POUR AUTRUI
à voir au Théâtre de la Colline jusqu’au 17 octobre 2022
texte et mise en scène Pauline Bureau
avec Yann Burlot, Martine Chevallier, Nicolas Chupin, Rébecca Finet, Sonia Floire, Camille Garcia, Maria Mc Clurg, Marie Nicolle, Anthony Roullier et Maximilien Seweryn
et à l’image Rose Josefsberg Fichera et Jason Kitching
Photos © Christophe Raynaud de Lage

Croire aux fauves – devenir autre, et vivre : récit d’une métamorphose

ACTUALITÉ :
à voir le 16 octobre 2021 au Théâtre La Reine Blanche, Paris (75) dans le cadre du festival « Les Contagieuses »

Un jour de 2015, aux confins de la Sibérie, une anthropologue française, Nastassja Martin, affronte, au sens le plus littéral, un ours. Tête contre tête, elle laissera un morceau d’elle en l’ours, mâchoire emportée dans la gueule de l’animal ; et l’ours laissera un morceau de lui en elle, pelage dans la plaie, odeurs, métamorphose.

« Ce jour-là, le 25 août 2015, l’événement n’est pas : un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L’événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. Non seulement les limites physiques entre un humain et une bête qui, en se confrontant, ouvrent des failles sur leurs corps et dans leurs têtes. C’est aussi le temps du mythe qui rejoint la réalité ; le jadis qui rejoint l’actuel ; le rêve qui rejoint l’incarné » Nastassja Martin

De cette lutte stupéfiante dont les humains ne sortent pas vivants, du moins presque jamais, et de son long cheminement vers sa reconstruction physique et psychique, elle tire un texte puissant, qui entrelace narration et réflexion, introspection et extrospection, dans une langue plus directe dans le récit de son aventure, aux méandres plus cérébraux dans les extraits des notes d’anthropologue, mais toujours rythmée et ample, à la poésie vivace.
De ce texte, Émilie Faucheux et Michaël Santos ont fait naître une adaptation condensée et intense. Toute adaptation, même la plus vaste, ne peut contenir un roman ; mais elle peut en dégager un monde, en faire surgir une voix, une pensée. Et le pari est tenu ici, avec finesse et sensibilité.

Le dispositif scénique semble dépouillé, un plateau sans décor, un petit projecteur tombant des cintres au centre, un large cyclo en fond de scène.
Cette nudité laisse toute sa place à la création lumières, tranchante, sobre, toute de nuances du noir au blanc, de beautés tremblantes d’aubes neigeuses en rythmiques faisceaux acérés. Une scénographie très rigoureuse, élégante, épurée, espace parfait pour le déploiement du récit et l’épanouissement de la création sonore qui lui répond et l’enrichit.
D’emblée, l’actrice saisit. Elle débute le récit par ce moment juste après la morsure, ce moment où Nastassja Martin prend conscience de sa survie et de sa blessure. À la première personne du singulier. En fond de scène, coupée à mi-corps par une bande de lumière qui ne fait surgir de l’obscurité que son torse, visage dressé vers le ciel, micro collé aux lèvres, Emilie Faucheux tourne lentement, étrange pythie du déjà-advenu et de l’encore-impensé. La voix murmurée est rendue à la fois irréelle et plus intime par l’amplification, qui en sature grain et fêlures.
Dans sa belle voix un peu grave, Emilie Faucheux nichera grande douceur, sourires généreux, humour salvateur et fureurs viscérales. Le visage mobile et expressif, le corps élancé et solide, le geste rare mais plein, elle nous emporte avec elle/Nastassja Martin dans cette aventure organique et mentale, où le corps de la narratrice, donnant chair à la pensée animiste qu’elle étudie/habite, se fait champs de batailles et de possibles réconciliations, entre ours et femme, entre nature et société, entre occidental et boréal, entre corps blessé et médecine, entre individu et monde…

Telle Nastassja Martin, femme-ursidée – « miedka », celle qui vit entre les mondes, dans la tradition évène -, chercheuse-poétesse, ce spectacle a forme hybride : au théâtre, au langage des mots et d’elle – Emilie Faucheux, se mêle intimement le langage des sons et de lui – Michaël Santos.
Comédienne et musicien tous deux pareillement pieds nus, en contact direct avec le sol et ses vibrations. Lui, à sa table de magicien des sons, de sa voix et de ses instruments sibyllins – mélange de système D et de technologie, thérémine artisanal, boîtiers électroniques… -, fait naître crépitements de feux, grondements telluriques et feulements animaux, bruits d’hôpitaux et de machines, respirations et apnées. Un chant diphonique emportera pendant un de ces instants magiques au théâtre les esprits au loin, abolissant les frontières d’espace et de temps.
Matières sonores, lumineuses, dramaturgiques, littéraires, s’entrelacent pour nous transporter à travers ces territoires immenses, de terres et d’âmes, avec une profondeur pétillante de fantaisie, avec une intelligence palpitante de vie.
Une performance remarquable, mais surtout un voyage rare, touchant et intense, une échappée belle qui laisse au spectateur le cœur vibrant. De ces rencontres qui marquent.

« Croire aux fauves, à leurs silences, à leur retenue ; croire au qui-vive […] ; croire au retrait qui travaille le corps et l’âme dans un non-lieu […]. Désinnerver, réinnerver, mélanger fusionner, greffer. Mon corps après l’ours après ses griffes, mon corps dans le sang et sans la mort, mon corps plein de vie, de fils et de mains, mon corps en forme de monde ouvert où se rencontrent des êtres multiples, mon corps qui se répare avec eux, sans eux ; mon corps est une révolution. » Nastassja Martin

Marie-Hélène Guérin

 

CROIRE AUX FAUVES
Un spectacle de la compagnie UME THÉÂTRE
D’après Croire aux fauves de Nastassja Martin, Éditions Gallimard, octobre 2019
Jeu, mise en scène et composition musicale Émilie Faucheux
Composition musicale et jeu Michael Santos
Création lumières et régie générale Guillaume Junot
Costumes Amélie Loisy-Moutault
Photographie Thomas Journot

Après sa création à Présence Pasteur, festival OFF Avignon 2021 (84), à voir en tournée :
16 octobre 2021 – Théâtre La Reine Blanche, Paris (75) dans le cadre du festival « Les Contagieuses »
9 Novembre 2021 – Abbaye de Corbigny (58)
19 Novembre 2021 – Le Réservoir, St Marcel (71)
7 Décembre 2021 – L’Atheneum, Dijon (21)
28 Janvier 2022 – L’Auditorium, Joigny (89)
3 février 2022 – Le Théâtre, Beaune (21)
12 Avril 2022 – Centre Culturel Aragon, Oyonnax (01).
Saison 22/23, dates à préciser : Le Théâtre, Auxerre (89) | La Fraternelle, St-Claude (39) | Théâtre de Morteau (25) | L’ECLA, St Vallier (71) | Conservatoire Grand Chalon (71) | Auditorium, Lure (70)

Amour amère : amour a-mère, par delà le bien et le mal

Edouard et Marie-Joséphine se sont aimés, trente années. Trente années à faire jaillir la vie, à bâtir, entreprendre, fonder une famille, fructifier. Leur rencontre a été un coup de foudre, de ces évidences inéluctables.
Avant, oh, avant, ils s’attendaient… dans les affres d’une jeunesse, d’une enfance d’orphelin ballotté de famille d’accueil en famille d’accueil; dans la morosité d’un médiocre mariage, pour échapper à une mère mal aimante.
Mais aujourd’hui, on enterre Marie-Jo. Edouard s’échappe un instant du brouhaha des amis, de la famille, réunis dans la pièce adjacente. Clope au bec, lunettes noires, voix au grain rocailleux, belle gueule, l’homme se réfugie près du cercueil de la très-aimée, se laisse aller aux confidences…
Penaud et malicieux, il cache sa clope éteinte dans les fleurs du cercueil.


Un cercueil, des banquettes marbrées comme des tombeaux. Quelques taches de rouge, fleurs couvrant le catafalque, bouquet au bras de l’homme. La scénographie est élégante, d’une netteté très graphique.
Des vrombissements de voitures traversent le spectacle, le crissement de l’accident qui a failli les emporter, le feulement de l’Impala bleue 1965 qui fait partie de leur flotte de location de « Tacots Rétro ».

« Putain de douleur,
putain que j’ai pleuré, je devais ressembler à Heïdi »

Chant d’amour rieur, tendre, rageur.
Avec lui, comme lui, on a le cœur serré et l’œil pétillant, parce qu’une vie, un amour, c’est comme ça, d’ombres, de sourires, d’éclats.
La deuxième clope rejoint la première…

« Elle a 15 ans de plus que moi,
la majeure partie de l’année »

Par moment, les lumières baissent, se resserrent autour de l’acteur, un piano égrène quelques notes, on glisse de la confidence au monologue intime, Edouard nous oublie, se replie. Son tangage, sa déambulation s’interrompent. L’attention des spectateurs se densifie.
Elle est morte d’un cancer, lui ne tardera pas. Maintenant qu’il a trouvé une place pour ses clopes, plus d’hésitation, hop, au milieu des fleurs. Dans les volutes de fumées, les confidences s’égrènent, et l’étau du secret se desserre.

« L’amour est un animal étrange »

Jean-Pierre Bouvier est bouleversant.
Une interprétation implacable, d’une fine justesse dans chacune de ses nuances, un art précis de la rupture, un condensé d’humanité, avec ses houles et ses douceurs, ses rires de gaieté et de douleur.
« L’amour est un animal étrange », nous dit-il, et chacun se fera juge, ou acceptera de ne pas juger, cet amour étrange, étrangement émouvant.

Marie-Hélène Guérin

 


AMOUR AMÈRE
Au théâtre La Bruyère automne 2021
De Neil Labute, adapté par Dominique Piat
Mise en scène et interprétation : Jean-Pierre Bouvier

Tout ça pour l’amour ! : un bain de vitalité et d’intelligence

Ce soir-là, le Petit Montparnasse nous avait semblé bien grand.

La petite salle, nichée au bout de sa ruelle pavée, accueillait une des surprises les plus passionnantes de la saison. On la retrouve avec gourmandise au Théâtre de l’Œuvre.

Dans le noir qui se fait, encore bruissant des affairements du public, une belle voix surgit, nous embarque dans une de ces lugubres chansons réalistes début XXe, l’attention est captée, l’atmosphère a une gravité crépusculaire…
Solennité immédiatement brisée en éclats de rire par l’irruption en roulé-boulé d’une improbable professeur de « littérature et latin ». Acrobaties, jambes en l’air, accent suisse marqué, grosses lunettes, débit de mitraillette. Et vlan, c’est parti mon kiki !
 


 

« POUR BIEN RÊVER,
IL NE FAUT PAS DORMIR »

« Pour bien rêver, il ne faut pas dormir », beau programme clamé et tenu par Edwige Baily et Julien Poncet, les co-auteurs de cette pépite.

Assoiffés de théâtre, pour se dégager de la sidération de la pandémie, par goût de la vie et de leur métier, Edwige Baily et Julien Poncet se jettent au printemps 2021 dans la création de ce texte. Pour transformer l’attente et l’immobilité en temps de travail, pour faire ce que fait l’art et le spectacle vivant : ajouter au monde une palpitation supplémentaire, même infime.

Brassant dans leur chaudron d’alchimistes faits réels, souvenirs d’enfance, bulletins d’information, grands mythes fondateurs, culture savante et populaire, ils concoctent une potion des plus revigorantes.

Gainsbourg se frotte à Camus, Barbara fredonne avec Aragon, Jean Ferrat, le Che Guevara, Sgnanarelle, le Petit Chaperon rouge, Sophocle et Bettelheim déboulent en cascades, en torrents, chantés, dits, narrés, cités. Autant de grains de sel savoureux bondissant dans cette parole érudite et cocasse – déclaration d’amour échevelée à l’amour, à la littérature, à l’ivresse (« de vin, de poésie ou de vertu, à votre guise », disait Baudelaire…).
 

 
Deux fils s’entrecroisent pour tisser ce spectacle inattendu : celui de l’extravagante enseignante sans âge et sans inhibition, celui de la douce et jeune professeur. Seule en scène, mais deux voix, deux rythmes, presque deux corps distincts.

On reconnaît l’histoire de Gabrielle Russier, déjà portée à l’écran ou gravée sur quelques microsillons au fil des décennies. Professeur de lettres, à la fin des années 60’ elle avait aimé son élève mineur, fut emprisonnée pour cette liaison illicite, et se suicida, à l’âge de 32 ans, des suites de cette condamnation.

Edwige Baily interprète ce double fictionnel de Gabrielle Russier avec finesse et retenue, fait percevoir son enthousiasme, son romantisme et son intelligence sans forcer le trait, avec une belle justesse, sobre, chaleureuse et gaie.
En contrepoint, une pythie fantasmagorique, une Gabrielle Russier libérée de ses entraves, une sorcière de l’enseignement vient bousculer la narration, déployant le mythe d’Antigone pour parler de ce qui portait Gabrielle Russier et l’a jetée aux gémonies. Pour parler des femmes d’hier et d’aujourd’hui, pour parler de littérature, de soif d’absolu, de liberté, d’intégrité. Beaucoup des femmes. Surtout de liberté. Edwige Baily se transforme alors en gargouille, en corbeau, en sphinge farfelue et furieuse, dans une effervescence un brin punk. La tranquillité du plateau s’en trouve tout aussi chamboulée que celle du spectateur ! Sur scène elle fait des choses qui « ne se font pas », comme Gabrielle Russier, comme Antigone, faisaient des choses qui « ne se faisaient pas ».
 

 
Passant d’un registre à l’autre avec une grande fluidité, Edwige Baily excelle dans les deux, avec une grande liberté de jeu, précise et généreuse aussi bien dans l’outrance que dans la délicatesse. La création sonore et les lumières sont soignées, pleines de pertinence, lui offrant un espace de jeu très élégant et actuel, à l’image de la mise en scène, qui a le muscle sec, fine, vive et nette.

Tout ça pour l’amour, c’est un de ces spectacles qui rappelle pourquoi on aime le théâtre.
Tout ça pour l’amour, ça pulse et ça émeut, on rit, on se fait secouer les neurones, on rit encore, on a du beau dans les yeux, les oreilles et dans la tête.
On en sort avec l’envie de le partager, les yeux pétillants, l’âme en joie, le cœur encore ému du destin fracassé de cette femme débordante d’amour, et l’esprit revigoré par ce joyeux bain de vitalité et d’intelligence.

Marie-Hélène Guérin

 

TOUT ÇA POUR L’AMOUR !
Au Théâtre de l’Œuvre, du 20 octobre au 31 décembre 2022
D’Edwige Baily & Julien Poncet
Mise en scène Julien Poncet
Avec Edwige Baily
Scénographie et costumes Renata Gorka
Lumières Julien Poncet
Sound design Raphaël Chambouvet