Ceux qui res(is)tent…
Sur le plateau nu du Théâtre Déjazet (dernier théâtre du boulevard du crime, resté “dans son jus” depuis 40 ans et dirigé par l’inénarrable Jean Bouquin), deux chaises font face au public. Légèrement décalées l’une de l’autre. Tout à coup, sans même qu’on les ait vu s’approcher, ils sont là. Ils sont arrivés sur la pointe des pieds, discrètement, l’air de rien. Ils se sont assis. Lui devant, elle un peu en retrait. Elle est l’interviewer, celle qui fait accoucher la parole de Pavel. Pavel, c’est Paul Felenbok, qui avait sept ans lorsqu’il s’est évadé du ghetto de Varsovie. Aujourd’hui, Paul Felenbok a 81 ans, et c’est sa parole à lui qui se libère par la voix de cet admirable comédien qu’est Antoine Mathieu. Sur la scène du Déjazet, il n’a plus d’âge. Il est d’abord ce tout petit garçon échappé par les égouts de Varsovie. Puis l’homme mûr qui retourne sur les traces de son passé, avec son frère, pour le 70ème anniversaire du soulèvement du ghetto.
Modification scénique. Autre voix, autre parole, autre témoin entre deux âges : Marie Desgranges troque son rôle d’interviewer contre celui de son partenaire. Doucement, simplement, naturellement ils échangent leurs chaises, lui devenant le garant de sa parole à elle : Wlodka Blit-Robertson, cousine de Paul, guère plus âgée que lui à l’époque où elle s’évada en escaladant le mur du quartier juif.
@Christophe Raynaud de Lage
“Dans le ghetto, il y avait une vie sociale, culturelle, des riches, des pauvres c’était une société au départ, avant même que la mort soit présente à chaque coin de rue.“
Les paroles de ces deux-là s’enchevêtrent, se répondent, se font écho une heure trente durant. Une heure trente qui nous fait voyager de la Pologne à la Russie, de la France aux Etats-Unis en passant par l’Angleterre. Ces deux-là ont eu une existence réellement exceptionnelle. Quelle chance qu’ils nous la fassent partager ! Leurs mots sont aussi précieux que cette vie qu’ils racontent. Ce sont ces mots-là, leurs mots qui construisent le spectacle, car la mise en scène tout en sobriété et délicatesse de David Lescot les met parfaitement à l’honneur.
“Un jour, je suis allé voir un psy… Il a inventé que je m’étais orienté vers l’astronomie parce que j’avais manqué de la vision du ciel dans mes caves…”
Grâce à son talent et à celui des deux formidables comédiens, des paroles d’enfants juifs rescapés se trouvent non seulement libérées mais encore sublimées sur un plateau de théâtre – quel plus bel endroit, quelle place aussi juste ces paroles auraient-elles pu trouver ? Merci à David Lescot, Marie Desgranges et Paul Mathieu de donner à entendre cette vérité. Merci à eux de nous inclure comme de nouveaux témoins, interviewers, passeurs… De nous confier, à nous aussi, un rôle dans cette histoire de ceux qui restent. De ceux qui résistent…
CEUX QUI RESTENT
À l’affiche du Théâtre Déjazet du 18 au 28 octobre et du 7 novembre au 9 décembre 2017 (mardi au samedi 19h)
Paroles de : Paul Felenbok et Wlodka Blit-Robertson
Mise en scène : David Lescot
Avec : Marie Desgranges et Antoine Mathieu