Les tigres sont plus beaux à voir, portrait d’une autrice
Au théâtre de l’Epée de Bois, le sol pavé de bois, les hauts murs de lambris, font déjà décor.
Des tables toutes simples qui cernent l’espace de jeu, dans un coin une petite console aux fins pieds chantournés, beaucoup de verres, des livres, de la musique. De quoi meubler une scène et raconter une vie.
L’énigmatique et beau titre du spectacle Les tigres sont plus beaux à voir fait référence au premier recueil de nouvelles de Jean Rhys traduit (par Pierre Leyris, en 1969) en France. Beau et amer, puisque les tigres sont plus beaux à voir que les hommes.
A l’avant-scène, une comédienne se fait petite fille pour narrer une enfance qu’on imagine heureuse, à La Dominique, dans sa famille de planteurs, dominicains depuis cinq générations du côté de sa mère, fanfaronne-t-elle gentiment. Elle y a des souvenirs de petite fille blanche, née dans une famille coloniale de la fin du XIXe siècle.
« Mrs Hammer » demande un jeune homme à la réception d’un hôtel. C’est le vrai nom de Jean Rhys, « utiliser son nom réel serait la preuve que j’appartiens d’une manière particulière à son monde personnel ». Il a rendez-vous.
David Plante (Jules Churin, sobre et juste) dans les années 70, lui-même romancier en devenir, avait rencontré Jean Rhys, autrice britannique qui tarda à être reconnue, étoile filante qu’on a même crue morte de son vivant, dont il tenait à entendre et faire entendre la voix, le récit. Touché par ses écrits humanistes à la lucidité aiguë, il va l’accompagner dans l’élaboration de son autobiographie. Magali Montoya a tressé des extraits de leur entretien avec des fragments des romans de Jean Rhys, en un tissage si fin que les coutures en sont impalpables, fiction et réel se nourrissant mutuellement.
La voix de Jean est répartie entre les trois comédiennes, et ce mouvement de diffraction en dresse un portrait comme cubiste, fragmentaire, multipliant les angles de vue, les points de départ, bousculant les lieux et les périodes. La Dominique, Paris, Londres, enfance, jeunesse, vieillesse, temps de solitude, temps d’écriture, les mariages, l’enivrement de la création, l’enivrement de l’alcool, les temps de disette et les temps de renom… – de même cela se mêle dans la mémoire de l’autrice…
La petite fille est désormais une vieille dame un peu indigne, qui aime boire des gins-vermouth et a des emportements d’adolescente. Avec elle qui aura été attaché aux marginaux et aux laissé.e.s-pour-compte de la société, on parcourt un demi-siècle de création littéraire et de bohème âpre.
La mise en scène écrit dans l’espace des déplacements à la géométrie un rien désuète, en une chorégraphie légère qui met en avant une facette ou l’autre de Jean Rhys, fait et défait les duos, laisse joliment la place à la musique (guitares, chant, clavier) interprétée sur scène par Roberto Basarte, qui apporte un charme supplémentaire. Nathalie Kousnetzoff, Bénédicte Le Lamer, Magali Montoya, costumes soyeux aux teintes sourdes – les trois Jean Rhys, Jules Churin, en tee-shirt blanc et veste de ville – le jeune écrivain, ont un jeu limpide, tout en retenu, parfois facétieux, et se glissent aussi subtilement dans la peau d’autres protagonistes, fictifs ou réels.
Les tables sont déplacées par les interprètes en une valse fluide, s’écartant et se regroupant, laissant de la circulation autour ou entre elles, en dessus, en dessous, se faisant banquettes, cachettes, bureaux, estrades… un espace mouvant comme celui qu’abrite la mémoire d’une vie.
« La littérature est un lac, écrivit Jean Rhys.
Il y a de grands fleuves qui l’alimentent, comme Dostoïevksi, Tolstoï, et de menus filets d’eaux comme Jean Rhys. L’important est de continuer à alimenter le lac. Mais il faut y puiser aussi, y plonger les mains… »
Un spectacle méditatif, élégant, tout en délicatesse et en demi-teintes, hommage à une femme qui plongea dans l’écriture avec « comme une démangeaison dans les doigts, une nécessité de déverser son histoire », qui confia « je crois que je préfèrerai être heureuse qu’écrire » – et qui eut le bonheur de ne cesser d’écrire.
Marie-Hélène Guérin
LES TIGRES SONT PLUS BEAUX À VOIR
Un spectacle de la compagnie Le Solstice d’Hiver
Au Théâtre de l’Epée de Bois jusqu’au 26 novembre 2024
d’après la vie et l’œuvre de Jean Rhys
Adaptation et mise en scène Magali Montoya
Traducteurs Jacques Tournier, Renée Daillie, Claire Fargeot et Christine Jordis
Avec Nathalie Kousnetzoff, Bénédicte Le Lamer, Jules Churin, Magali Montoya
Musique originale sur scène Roberto Basarte
Scénographie Marguerite Bordat, Caroline Ginet | Costumes Virginie Gervaise | Lumière Jean-Yves Courcoux | Régie générale Johan Olivier
Photos © Bellamy
En savoir plus : notes d’intention, listes des œuvres citées, biographie de Jean Rhys : clic ici
La compagnie Le Solstice d’Hiver est conventionné depuis 2018 et soutenu par la DRAC Île-de-France. Co-production, accueil en résidence, Théâtre Molière, Sète scène nationale archipel de Thau. Soutiens, accueils en résidences : Le Moulin du Roc, scène nationale de Niort, La Rousse Niort Théâtre Le Colombier, Bagnolet, Théâtre de Magnanville, Le Colombier Avec l’aide de la SPEDIDAM, l’ADAMI et la Jean Rhys Ltd.
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