Un « Rêves » de cirque et d’humanité
Sur le vaste plateau de La Scala, rampe au sol un lent nuage de fumée blanc chantilly, blanc doux.
Y surgissent, murmurés, joués, des rêves d’enfants, d’ados, d’adultes, de gros chien affectueux, de feu dans la cheminée, de celle qui fera battre ton cœur, d’un métier, d’une maison, d’un amour, rêves de grands repas avec ses enfants et ses petits-enfants qui auront des rêves d’enfants…
En petit groupe serré la jeune troupe – tou.te.s de même vêtu.es de shorts noirs et débardeurs blancs, longues chaussettes blanches, nous entraîne avec le sourire dans une ronde joyeuse où les virtuosités glissent mine de rien. Les acrobaties sont très chorégraphiées, joueuses, gamines, légères, c’est très gai, très lumineux.
Le groupe se disjoindra pour laisser une échappée belle à l’un ou l’une d’entre eux, chacun son tour, chacun son temps, chacun sa confidence. C’est Roman Kahfizov, cofondateur de la troupe du cirque Inshi avec Volodymyr Koshovy et metteur en scène de ce spectacle, qui a écrit les textes qu’on entendra chuchoter par une voix off. Ils sont nés d’échanges qu’il a eu avec les sept interprètes, dont il voulait sonder rêves et peurs à la genèse de la création de ce spectacle. Les textes sont traduits en français, sauf un, qui gardera son mystère pour qui ne parle pas ukrainien. Chaque artiste accompagne le murmure de la voix off d’une interprétation corporelle, d’une langue de gestes, avant de se lancer dans son numéro solo.

Les sept artistes, deux femmes, cinq hommes, corps fins et flexibles, sont issus de l’école nationale de cirque de Kiev, ils ont une maîtrise technique irréprochable. Pour ce Rêves collectif, ils ont tous laissé de côté « leur » numéro personnel, celui qu’ils développent et enrichissent depuis leur sortie d’école, pour s’inventer une nouvelle partition.
Cordes, cerceaux, cerceau aérien, acrobatie ou clown, contorsion, jonglage, les matériaux classiques du cirque sont là, sublimés par de splendides lumières, qui isolent ou rassemblent, qui cisèlent l’espace, le dorent, le découpent, sur des noirs profonds. Les costumes changeant discrètement à chaque tableau sont simples et beaux, alternant noir et blanc.
On entendra Camille Saint-Saëns, Frédéric Chopin, Claude Debussy, Vivaldi, Max Richter et Philip Glass, le Boléro de Ravel, tout un patrimoine musical européen hautement romantique et puissamment évocateur, et puis, pour un final touché par la grâce, des traditionnels ukrainiens : Roman Kahfizov, metteur en scène de ce magistral spectacle confesse que pour lui, « la musique classique est celle qui fait le plus vibrer les cœurs ». Pas de raison de s’en priver !

On apprécie que les numéros prennent particulièrement leur temps, laissant s’installer une personnalité, un univers. Des intermèdes font transition, permettant de retrouver le groupe, soudé, complice, dansant.
Difficile de citer tous les numéros, chacun est un petit bijou de précision et d’émotion.
On garde en mémoire une ébouriffante Shiva jongleuse à quatorze bras, qui laisse place à un exaltant solo de jonglage de balles de Vladyslav Holda : le public en rit d’émerveillement et de surprise.
Une lumière dorée de soleil qui coule le long d’une unique corde tombant des cintres, un jeune homme presque indolent : Maksym Vakhnytskyi, merveilleux cordiste, aérien, spectaculaire, fait des prouesses comme on fait la sieste, avec des lenteurs et des langueurs de fin d’après-midi au soleil. Mykhailo Makarov – cou-de-pied de danseur, grand écart de ballerine, musculature d’Atlas, souplesse de liane, corps gainé et sourire de môme – tel l’albatros est lourd et bien maladroit au sol et s’envole dès qu’il est perché sur ses cannes d’équilibre. Au cerceau aérien, Artem Kreksha se fait perruche contorsionniste, petit piaf sur son perchoir défiant les lois de la gravité et de la physiologie, pliant sa carcasse en des angles improbables, suspendu par le bout des pieds…
Les sept artistes sont de splendides technicien•ennes, mais gardent légèreté et modestie, se moquant gentiment d’eux-mêmes, tel l’équilibriste peinant à tenir debout quand il est au sol, ou se faisant assistants d’un camarade à qui il faut retirer ses chaussons ou qu’il faut traîner, faussement harassé, hors du plateau… Ils font naître admiration et sourire.
Puis la troupe amène un miroir de loge, et un numéro de clown en perruque orange, costume discrètement bleu et jaune pâles sur un air traditionnel lalalaloulaï bondissant, invite à la rigolade. Mais le voilà qui se démaquille, l’atmosphère s’assombrit, dans le brouillard qui s’avance on ne peut pas ne pas voir la guerre. Une femme un homme en brun, elle danseuse de ballet demi-pointe pirouette et grand jeté, lui treillis : dans leur pas de deux poignant, dans leurs portés spectaculaires, on imagine des combats des grenades de la boue de la fatigue de la peur.
Mais ces Rêves ne sont pas arrêtés par les épreuves, et dans la beauté d’une polyphonie ukrainienne, le groupe se retrouve, les poitrines et les regards s’emplissent de lumière et exhalent la vie.
Il a fallu beaucoup d’heureuses rencontres et d’opiniâtreté de la part de la compagnie Inshi pour que naissent ces Rêves.
Et ces rêves sont devenus un spectacle d’une grande beauté formelle, d’une poésie et d’une puissance d’émotion rares.
On en sort la joie au cœur d’avoir assister à un moment précieux, témoignage d’une si parfaite maîtrise de leur art, d’une si grande foi en la force de la création, et d’un si grand espoir en un avenir de paix.
À voir en famille, pas avant 5-6 ans (les parties parlées assez présentes peuvent être hermétiques pour des tout-petits).
Marie-Hélène Guérin

RÊVES
Une création du cirque Inshi
À voir à La Scala – Paris jusqu’au 4 janvier 2026
Sur une idée originale de Volodymyr Koshovyi
Mise en scène Roman Khafizov
Chorégraphie Mykhailo Makarov
Distribution Vladyslav Holda, Maksym Vakhnytskyi, Artem Kreksha, Sofiia Soloviova, Ruslan Kalachevsky, Bob Gvozdetskyi, Tetiana Petrushanko
Régie générale et lumières Claudia Hoarau | Régie son/plateau Axel Rescourio | Création sonore Anton Delacroix | Auteur Bohdan Pankrukhin | Costumes Galyna Kiktyeva, Viktoria Burdeina
Production en Ukraine Maryna Kostrovenko
Photos © TTS pictures, Peter Laing, Zoe Knowles photography, J.Y Huetac
Partenaires & accueils en résidence Théâtre de Cusset, scène conventionnée d’intérêt nationalart et création / La Coopérative De Rue et De Cirque, Paris • La Maison des Jonglages, scène conventionnée, La Courneuve / La Grainerie, Fabrique des arts du cirque et de l’itinérance,Pôle européen de production, Balma / Le Sirque, Pôle national cirque Nexon Nouvelle-Aquitaine / Le Théâtre de Rungis / Le Grand T, Théâtre de Loire-Atlantique
Avec le soutien de La Drac Bretagne / Angers Nantes Opéra / La Ville de Paris / La Drac Île-de-France / Le ministère de la Culture Direction générale de la création artistique / Les Tréteaux de France, Centre dramatique national





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