Huellas : entre danse et cirque, un intense et beau voyage sur les traces de l’humanité

Un espace sonore végétal, animal, arboricole, du bois qui craque, le piétinement d’une course, des petits cris d’appel, puis une percussion, venue de loin dans le temps et dans l’espace… Dans la pénombre de la salle, c’est d’abord par l’oreille que Huellas nous attrape pour nous projeter ailleurs, dans le grand non-silence de la nature.


Huellas, ce sont les empreintes. Au sens propre, au sens figuré. Les marques laissées dans la terre par les pas, les pistes qu’on peut y lire, les échos qui résonnent du passé…

Les créateurs de Huellas sont allés observer les empreintes laissées par Néandertal avec les archéologues du site paléolithique du Rozel, en Normandie. Des milliers d’empreintes, de pieds et de mains d’adultes et d’enfants qui ont parcouru ce sol il y a 80.000 ans, autant traces de leur vie, de témoignages de leur présence d’êtres vivants, bougeant, cohabitant, échangeant, faisant société.

Huellas nous invite à les rejoindre un instant, pour construire par le geste un pont entre origines, présent et futurs.

Les acrobates Fernando González Bahamóndez, et Matias Pilet incarnent Néandertal et Sapiens – dont on sait aujourd’hui qu’ils ont coexisté pendant des millénaires ; Fernando, plus charpenté, longue chevelure en chignon, posture un peu ramassée, solaire Néandertal, et Matias, plus vif et crâne moins garni, Sapiens vif-argent; l’un qui est costaud, l’autre qui a le dos droit.

Si un intense passage, très beau, dans une dense obscurité trouée d’une diagonale de lumière acérée comme une lame, les voit s’affronter, la plupart du temps les deux larrons paléolithiques sont complices, se transmettent, jouent, compèrent dans l’altérité et la complémentarité plutôt qu’ils ne s’opposent. Ils vont à la découverte l’un de l’autre, se taquinent, se chamaillent, se cherchent des poux (ou plutôt des moustiques)… Leur art de l’acrobatie ultra physique vire chaplinesque, on se marre comme des gamins (surtout quand on est un gamin) tandis que leurs corps élastiques et toniques subissent les plus invraisemblables vols planés, virevoltes et distorsions. Entre deux éclats de rire on a le souffle coupé de l’audace de leurs envols.

La virtuosité circassienne des deux acrobates se fond dans une chorégraphie proche de la danse contemporaine qui fait presque oublier la technicité de leur pratique. On les voit expérimenter d’étranges et athlétiques modes de déplacements autres que la bipédie – reptation, spirale, roue Cyr humaine…, défier les lois de la physiologie et de l’équilibre, inventer la musique, la danse, le moulage, le dessin par leurs gestes, leurs acrobaties, les traces de terre glaise sur leur peau…

Trois tonnes d’argile recouvrent la scène, en un losange un peu irrégulier qui suffit à faire décor sous les lumières très soignées de Sofia Bassim – découpes dorées dans des noirs profonds -, surface martelée, bosselée, sculptée d’empreintes, comme une aire de fouilles archéologiques.
Cette terre grise aux nuances changeantes est un magnifique support d’imaginaire et de narration, mais aussi un fantastique agrès horizontal, dont la matière souple se laisse malaxer, permet des chutes spectaculaires et donne de l’élan à des rebonds qui en deviennent irréels.
Ils sont accompagnés par la musique envoûtante de Karen Wenvl et Daniel Barba Moreno, merveilleusement venue du fond des temps, d’aussi loin que vient la tradition Machupe dont est issue Karen Wenvl. Le chant et le tambour kultrun de Karen, la guitare percussive ou mélodique de Daniel habillent les deux artistes d’une mélopée hypnotique qui fait elle aussi décor.


Sous le regard subtil du metteur en scène Olivier Meyrou, portés par la poésie de ces lumières, de cet univers musical et sonore, Matias Pilet et Fernando González Bahamóndez offrent beauté, joie et énergie avec l’humour et la profondeur des grands clowns. Ils ont créé avec Huellas une magie un peu chamane qui nous fait changer d’espace-temps, où les gestes font naître l’humanité, où l’acrobatie se fait danse et le spectacle se fait transe.

Marie-Hélène Guérin

 

© Bonnie Colin

HUELLAS
Un spectacle de la compagnie Hold Up & Co
Au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 18 janvier 2025, à voir en famille, à partir de 8-10 ans.
Mise en scène Olivier Meyrou
Avec Matias Pilet et Fernando González Bahamóndez
Musique Karen Wenvl et Daniel Barba Moreno
Scénographie Bonnie Colin
Création lumière Sofia Bassim
Régie plateau Salvatore Stara

Les très belles photos du spectacle sont signées Franck Jalouneix

Coproduction : La Plateforme 2 Pôles cirque en Normandie / La Brèche – Pôle national Cirque – Cherbourg-en-Cotentin, le Festival Cielos del Infinito (Patagonie chilienne), Agora – Pôle national Cirque Boulazac-Nouvelle-Aquitaine, Le Plongeoir – Cité du Cirque – Pôle national Cirque Mans Sarthe Pays de la Loire, Théâtre Philippe Noiret – Doué-la-Fontaine
Soutiens Direction générale de la création artistique – ministère de la Culture, DRAC Pays de la Loire – « Aide au projet en musique, danse, théâtre, cirque, arts de la rue » (ADSV), Département du Maine-et-Loire « Création d’Anjou » Partenaires : Le Champ de Foire (Saint-André-Cubzac) et Maison Bouvet Ladubay (Saumur)
Remerciements Site paléolithique du Rozel (Cotentin), Les 7 doigts de la main, Pôle d’interprétation de la Préhistoire (Les Eyzies)
Création le 13 janvier 2023 dans le cadre du Festival Cielos del Infinito, au Chili

Heka, tout n’est qu’un faux-semblant : jonglerie 2.0

La compagnie Gandini Juggling – britannique mais très internationale puisque sur scène se côtoient des artistes taiwanaise, franco-vietnamienne, italienne, finnois.e, anglais d’origine éthiopienne et anglais d’ascendance italo-irlandaise – est depuis les années 90’ une figure majeure du renouvellement de la jonglerie contemporaine.
Elle propose aujourd’hui avec Heka un élégant spectacle à la croisée de la magie, du jonglage et de la danse contemporaine. Heka est la divinité personnifiant la magie dans le panthéon égyptien – et c’est sur les murs d’un tombeau égyptien qu’on trouve les plus anciennes traces de jonglerie, 3 femmes manipulant des balles. Titre en guise de salutation aux origines de la part des lointains descendants.

Sous l’inspiration des consultants en magie, le merveilleux clown Yann Frisch et le plasticien finlandais Kalle Nio, les balles, les anneaux, les foulards, les mains, les bras, les jambes apparaissent, disparaissent, ressurgissent où on ne les attend pas, s’évanouissent dans l’air ou y restent flottants, défiant les lois de la gravité, tandis qu’une jeune femme extrait d’elle-même des mètres de cordelette tout en ingérant une quantité anormale de balles. L’espace et le temps semblent se distordre pour rendre possible ces phénomènes. Dans un spectacle de magie, rappelle le prolixe Sean Gandini, il y a « les choses qu’on sait », « les choses qu’on sait qu’on ne sait pas », et… « les choses qu’on ne sait pas qu’on ne sait pas » : l’endroit indispensable pour la supercherie, là où l’on peut faire advenir l’impossible. Du bon équilibre des trois naissent le trouble, la surprise, et l’enchantement !

Les numéros s’enchaînent avec une belle fluidité soutenue par l’impeccable création lumière de Guy Hoare. Jonglerie, prestidigitation et danse paraissent n’être plus qu’un même geste. La création musicale sort des sentiers battus, créant des ambiances prenantes, parfois inquiétantes, toujours poétiques. Les costumes, qu’on pourrait qualifier d’épicènes (« dont la forme ne varie pas selon le genre »), sont très réussis, intelligents, graphiques, avec une pointe de malice.

Le spectacle se fait aussi méta-spectacle, discourant sur son propre objet, mais avec un humour très gai, taquinant le spectateur sur ses propres doutes face à la supercherie de la magie, rappelant ce goût contestable des magiciens au XXe siècle pour découper/transpercer/lancer des couteaux/enfermer dans des boîtes/ficeler des femmes leur tenant lieu de partenaires – pour ne pas dire souffre-douleur, et se servant de phrases-mantras slammées (en français, en finnois, en mandarin) comme pulsation pour rythmer d’épatantes jongleries.

Dans un univers noir et blanc où les accessoires rouges tranchent vif, entre chorégraphie et mathématiques, un spectacle tout à la fois minimaliste, raffiné, virtuose et cocasse. À voir en famille, à partir de 8 ans.

Marie-Hélène Guérin

 

HEKA, tout n’est qu’un faux-semblant
de la compagnie Gandini Juggling
Au Théâtre de la ville / Abbesses jusqu’au 29 déembre 2024
Mise en scène Sean Gandini et Kati Ylä-Hokkala
Collaboration à la magie Yann Frisch, Kalle Nio
Costumes Georgina Spencer | Lumières Guy Hoare | Musique Andy Cowton

Jonglage Kate Boschetti, Sean Gandini, Tedros Girmaye, Kim Huynh, Sakari Männistö, Yu-Hsien Wu, Kati Ylä-Hokkala

Photos © Kalle Nio

Production Gandini Juggling
Coproduction Maison des Jonglages, scène conventionnée – Théâtre d’Orléans, scène nationale. Résidences La Batoude, Beauvais – La Garance, Cavaillon – The Place, Londres – The Point, Eastleigh (GB) – 101 Outdoor Arts, National Centre for Arts in Public Space (GB).

Machine de cirque : remède à la mélancolie !

Six ébouriffants circassiens québécois enflamment la Scala !
La jeune compagnie canadienne Machine de cirque, déjà passée par ici (en 2019 et 2021) et repassée par là (jusqu’au 5 janvier) vient secouer le public, de 5 à 105 ans – ravi et qui en redemande. D’éclats de rire en frissons, d’instants de poésie en prouesses virevoltantes, ils ne s’accordent (et ne nous accordent) aucun répit.

Sur le vaste plateau, patiente une spectaculaire scénographie, une fabuleuse “machine de cirque”, quelque chose comme un drôle de chantier délaissé pour la nuit, de bric et de brocs, avec lampadaire, échafaudages, antenne et câbles électriques, bâches et seaux, un chantier délaissé par ses ouvriers, mais déjà tout bruissant de grondements citadins, d’éclairages crépitants, de fumées mouvantes. La machine piaffe d’impatience à la perspective d’être bientôt animée par une bande de farfadets joueurs et inventifs bien décidés à exploiter le moindre recoin de cet agrès urbain. Un compère créateur de son, poly-instrumentiste, batteur fou – voire fou furieux, souffleur d’accordéon à bouche, percussionniste sur dos, sur tubes, sur tout ce qui peut se marteler, frapper, scander, guitariste, fredonneur, les accompagnent, les rythment et les dopent – si besoin était…
Les six jeunes gens, gaillards athlétiques ou sveltes échalas, envahissent l’espace de haut en bas, de bas à haut, de long en large, offrant une prestation généreuse et allègre. Du cirque sans clown, mais où l’humour du clown est partout, tressé aux acrobaties les plus techniques, aux fantaisies sonores ou visuelles les plus excentriques.

Un cycliste lunaire se lance dans une aérienne danse sur un vélo rouge vif et léger, défiant toutes les lois de la pesanteur d’un air rêveur. Au trapèze, à la planche coréenne, escaladant les trois étages de l’échafaudage, enchaînant d’impressionnantes suites de vrilles, jonglant aux quilles ou… à la serviette de bain – savoureuse burlesquerie !, rivalisant d’audace et de fantaisie, ils gardent toujours une magistrale fluidité, une inaltérable fraîcheur et un sens du collectif réjouissant.

Leur agilité rieuse, leur complicité, leur rapidité tout en souplesse feraient presque oublier la virtuosité dont ils font preuve. C’est beau, tonique, gai, joyeux, époustouflant. Le public s’enthousiasme, se bidonne, s’émerveille, et finit en ovation debout. Cette Machine de cirque offre un beau cadeau : du plaisir ! Ne nous en privons pas !

Marie-Hélène Guérin

 

MACHINE DE CIRQUE
à La Scala
Idée originale, écriture du spectacle, direction artistique et mise en scène Vincent Dubé
Collaborateurs à l’écriture et à la mise en scène Yohann Trépanier, Raphaël Dubé, Maxim Laurin, Ugo Dario, Frédéric Lebrasseur
Avec William Borges, Olivier Buti, Francis Gadbois, Andris Jagudits et Matthes Speidel
Musicien (en alternance) Jérémie Carrier, Olivier Forest et Frédéric Lebrasseur
Conseillers artistiques Patrick Ouellet,Harold Rhéaume et Martin Genest | Musique Frédéric Lebrasseur | Conseillères à la scénographie Josée Bergeron-Proulx, Julie Lévesque et Amélie Trépanier | Costumes Sébastien Dionne | Éclairages Bruno Matte | Son René Talbot | Ingénieur mécanique David St-Onge | Direction technique Patrice Guertin

Une production Machine de Cirque et Temal Productions
Soutiens : Conseil des Arts et des Lettres du Québec 
Conseil des Arts du Canada 
L’entente de développement culturel intervenue entre le gouvernement et la ville de Québec 
Délégation générale du Québec à Paris
Partenaires France.tv

Un Poyo Rojo : un concentré d’énergie et de sensualité

Lorsqu’on s’installe dans la salle Jean Tardieu du Rond-Point – ils sont déjà là, les bougres…- on ne sait pas trop ce qu’on vient voir. On se souvient d’avoir été frustré la saison précédente : la blessure d’un des deux artistes avait entrainé l’annulation du spectacle. Blessé comment, pourquoi ? De quoi s’agit-il au juste ? Match de boxe ? Combat de coq ? Lutte endiablée ? Mise “à mâle” ?
Un Poyo Rojo c’est tout cela à la fois. Mais c’est par dessus tout une danse de vie. Une ode à l’amour, à la passion, à la miraculeuse relation qu’entraine une si forte proximité. Car ces deux-là se connaissent par cœur, à tel point que leurs corps s’attirent tels des aimants.
Dès les premières minutes, une douceur brutale règne sur le plateau. Alfonso Barón et Luciano Rosso se défient du regard, se jaugent tels des animaux avant d’enchaîner les figures, d’entrer dans la danse qui les mènera au combat. Mi-comédiens mi-danseurs, ils font de chaque micro parcelle de leurs corps un simple prodige.

Les prémices de ce spectacle inclassable se déroulent dans un silence total. S’il n’était couvert par l’écho de leur souffle court, on entendrait battre leurs cœurs à l’unisson.
Et puis d’un coup, des sons de radio s’en mêlent, crachotés par une chaine portative délicieusement old-school. Dès lors, les pas de danse de nos deux compères seront calés sur la programmation retransmise en direct. Quelle est la part d’improvisation ? Trouvent-ils l’inspiration à force de faire défiler les stations, alternant flash info, tubes disco et standards de la chanson française ? Ou bien cherchent-ils, à force de zapper sur les ondes, le morceau qui s’accordera le mieux au déroulé du spectacle ? Peu importe, seul le résultat compte : ils parviennent ainsi à nous intégrer totalement dans l’immédiateté de leur pas de deux. Peu à peu l’alchimie qui les unit gagne du terrain : l’énergie communicative d’Alfonso et Luciano se loge en chacun de nous et cela fait un bien fou !

Ils arrivent tout droit de Buenos Aires où ils jouent à guichet fermé depuis 2008, 3 raisons d’aller les découvrir au Rond-Point :
1 – Ils dansent comme des dieux ; dieux du stade, dieux de l’arène, dieux de la scène.
2 – Mais il serait réducteur de les classer dans la catégorie “danse contemporaine” : ils nous offrent un succulent moment de théâtre qui fait la part belle à l’improvisation.
3 – La jolie surprise tient au troisième personnage : une radio vintage qui nous connecte aux joies du direct…

 

À voir au Théâtre du Chêne noir
Du 3 au 7 juillet 2024
Conception et Mise en scène Hermes Gaido
Avec Alfonso Barón et Luciano Rosso
Photos Paolo Evelina

Dans ton cœur : les histoires d’amour, c’est de la haute voltige !

Une rue new-yorkaise, il fait nuit, l’orage gronde et les minots dans le public flippent un peu. Une moderne chaperon rouge fait face à une avide meute de loups en jean et baskets, et les grands dans le public flippent un peu aussi. Une ouverture sombre, histoire de rappeler que la vie n’est pas parfumée qu’à l’eau de rose.
Mais la noctambule chaperon rouge ne s’en laisse pas conter, le drame s’éloigne, et la vie déboule sur le plateau avec une énergie et une fantaisie folles !

Rencontre explosive entre une compagnie circassienne virtuose, Akoreacro, et un maestro du burlesque, Pierre Guillois, qui, ici comme ailleurs (Bigre, Les Gros patinent bien…), fait naître rires et émotions avec une grande économie de mots, et une grande générosité d’imagination.
Talentueux mariage pour raconter une crépitante histoire d’amour !

« Elle » et « lui » (Manon Rouillard et Antonio Segura Lizan, artistes de voltige vifs et impressionnants, autant que la troupe de porteurs-acrobates qui les entourent) se rencontrent, se passionnent, se mettent en ménage, biberonnent, pouponnent, réaménagent, se chahutent, vont voir ailleurs s’ils y sont, se perdent, se retrouvent, bref, vivent.

La routine de leur quotidien les transforme en marionnettes d’un « théâtre noir » un peu dingue, dont les manipulateurs – tout de noir vêtus comme il se doit – sont apparents. Elle, illustre littéralement l’expression « je ne touche plus terre », tournoyant en l’air d’un ustensile ménager à l’autre, d’une main chargeant un lave-linge et de l’autre préparant le souper, tout sourire et sans interrompre son amicale conversation téléphonique. Lui, surgit porte-bébé au dos, poussant poussette et tenant cabas de courses, perché à deux mètres du sol sur les mains des porteurs, tranquille comme dans une cabine d’ascenseur.

Le couple bat de l’aile, Elle s’enflamme pour un fougueux danseur de tango, Lui pour une majestueuse Cassandra qui vit lovée dans un froufroutant boa sur une estrade flottant à 5 mètres du sol.

Des échappées belles au cœur de la frénésie laissent place à l’émotion. Soutenu par une belle contrebasse, un acrobate défie les lois de la gravité à la roue Cyr l’air de rien, comme on se grille une clope sur un balcon. Un étonnant duo aérien et amoureux entre Cassandra et Lui les envoie en l’air au sens propre tandis qu’Elle lave son linge sale en solo.

Dans un beau décor urbain en perpétuel mouvement, porté par la musique en direct d’un quatuor électrique et échevelé, Dans ton cœur, c’est du cirque musclé, où acrobaties et sentiments sont puissants. Derrière les acrobaties de haute volée, on retrouve l’univers tendre et farfelu de Pierre Guillois. Un spectacle volcanique, hilarant, spectaculaire, et poignant.
À voir en famille, à peu près à partir de 7 ans, tout le monde en prend plein les yeux et les zygomatiques, et les plus grands en prennent aussi plein le cœur.

Marie-Hélène Guérin

 

DANS TON COEUR
Un spectacle de la compagnie Akoreacro
Mise en scène Pierre Guillois
Avec Manon Rouillard, Romain Vigier, Maxime Solé, Basile Narcy, Maxime La Sala, Antonio Segura Lizan, Pedro Consciência, Tom Bruyas, Joan Ramon Graell Gabriel, Stephen Harrison, Gaël Guelat, Robin Mora, Johann Chauveau
Photographies © Richard Haughton
 

 
Oreilles extérieures : Bertrand Landhauser | Assistanat à la mise en scène : Léa de Truchis
Costumes et accessoires : Elsa Bourdin | Assistée de : Juliette Girard, Adélie Antonin
Scénographie circassienne : Jani Nuutinen / Circo Aereo | Assisté de : Alexandre De Dardel
Construction : Les Ateliers de construction, maison de la culture Bourges
Régie générale et chef monteur : Idéal Buschhoff | Lumières et régie : Manu Jarousse
Création sonore et régie son : Pierre Maheu
Production et diffusion : Jean-François Pyka
Administration générale : Vanessa Legentil

Production Association Akoreacro Coproduction Le Volcan – Scène nationale (Le Havre), maisondelaculture Bourges, CIRCa – Pôle national des arts du cirque (Auch), Agora – PNC Boulazac Aquitaine, Équinoxe – Scène nationale de Châteauroux, EPCC Parc de la Villette (Paris), Fonds de dotation du Quartz (Brest), CREAC Cité Cirque de Bègles, Théâtre Firmin Gémier, La Piscine, Pôle national Cirque d’Île-de- France, L’Atelier à Spectacle (Vernouillet) Accueil en résidence CIRCa – Pôle national des arts du cirque (Auch, Gers, Midi-Pyrénées), Agora – PNC Boulazac Aquitaine, Cheptel Aleïkoum (Saint-Agil), Le Volcan – Scène nationale (Le Havre), maisondelaculture Bourges, Le Sirque – Pôle national cirque de Nexon, L’Atelier à Spectacle (Vernouillet)
La compagnie Akoreacro est conventionnée par le ministère de la Culture – DRAC Centre-Val de Loire, ainsi que par la Région Centre-Val de Loire.
Akoreacro reçoit le soutien de la DGCA (aide à la création), de la Région Centre-Val de Loire (création et investissement), de l’ADAMI et de la SPEDIDAM (aides à la création).

« La Chute des anges », et l’envol des êtres : magistrale leçon de ténèbres de Raphaëlle Boitel

Le rideau s’ouvre, le noir et le silence se font, soyeusement.
Une maigre forêt de perches armées d’un projecteur-œil encadre la scène, vaguement inquiétante dans sa sècheresse et ses angles, entités mécaniques et autonomes, épiantes et directives.

Des longs manteaux noirs tombent des cintres, des cintres tombent des cintres, des cintrés se glissent dans les manteaux, étranges marionnettes, cousines de celles de Philippe Genty – cet homme en fond de plateau, ces deux femmes sans doute, visage dissimulé sous un voile de cheveux, corps désarticulés, acrobates danseurs clowns désespérés. Trois drôles de petits humains, trois anges déchus, qui tentent d’apprivoiser la pesanteur.
Des mains cherchent leur tête, des corps cherchent leur axe, de êtres cherchent leur centre et leurs limites.

© Georges Ridel

Bientôt leurs compagnons d’infortune vont les rejoindre, arpentant le plateau en un mathématique mouvement perpétuel, Quad beckettien chaotique où comme par accident quelques pas se déploient en acrobaties, se prolongent en torsions de dos courbés jusqu’à l’impossible. Circassiens virtuoses ou non, les interprètes ont tous la même netteté dans le geste, et la même densité dans la présence.

Une ange aurait-elle la nostalgie des cieux, une humaine aurait-elle le souvenir d’une jeunesse plus lumineuse ? Une des anges se détache du chœur, tourne son visage plein d’appétits vers un soleil artificiel, lui adresse une mélopée chantante, un fouillis de mots, un esperanto d’espoir. C’est elle qui poussera le plus loin les tentatives d’échappée, les désirs d’envol.

Les noirs sont profonds comme les notes de contrebasse qui vibrent dans l’espace, ciselés de graphiques lumières dorées – presque des lumières de « théâtre noir », qui découpent de fines lames dans l’obscurité, de fines lames de réalité et de vie dans la poix des contraintes, dans l’ombre des assujettissements et des surveillances. La composition sonore d’Arthur Bison est de même dense, prenante, sophistiquée et organique, avec des grondements sourds de tempête et des vivacités de clairière après la pluie.

Les silhouettes dessinent des calligraphies, des ombres chinoises, creusent des tourbillons dans la fumée. Une femme plus âgée passe avec une opacité tranquille de vieux chaman. Un vertigineux numéro de mât chinois époustoufle et émeut, élévation et chute, élévation et chute, tragique destinée en réduction.

© Marina Levistskaya

Dans cette esthétique de fin du monde, il y a aussi de la cocasserie, une guerre des « chut » rigolarde, des moments de sourires au milieu des décombres : deux tubes métalliques arrachés à une des machines feront une paire d’ailes de fortune, sait-on jamais (spoil : ça ne suffira pas). L’image est drôle, et déchirante. Très drôle aussi, et très tendre, un « pas de deux » à quatre, deux des êtres tentant tant bien que mal d’en animer deux autres, tâtonnant, expérimentant, réinventant les gestes les plus simples…

Le danger peut rôder dans les objets, les perches se démantibulent, pourchassent, ordonnent, menacent – en contrepoint un majestueux gramophone offre sa beauté incongrue et une occasion de bouffonnerie légère, un rail suspendu s’envole au-dessus des spectateurs avec la souplesse et la joie des balançoires de l’enfance.

Ce monde de métal glacé et oppressant, univers sombre troué de somptueuses mordorures (magnifique scénographie et création lumières de Tristan Baudoin), Raphaëlle Boitel le peuple d’êtres faits de servitude et de pesanteur, mais surtout de curiosité et d’empathie, qui vont trouver, ensemble, un chemin vers la liberté.

Danse contemporaine et équilibrisme, contorsion et hip-hop, prouesses techniques et clowneries délicates, mât chinois et métaphysique, on ne distingue plus où une discipline s’exprime, où l’autre prend le pas, tant Raphaëlle Boitel les pétrit, les étire et mêle pour en faire le vocabulaire et la grammaire de son propre langage, extrêmement maîtrisé, poétique, gracieux, in-quiet et tendre.
« Dans la chute, il y a toujours la question de la manière dont on s’en relève. » précise Raphaëlle Boitel à La Terrasse : elle donne une beauté hypnotisante aux deux, à la chute et à la manière dont on s’en relève.
C’est onirique, envoûtant, et bienfaisant.

Marie-Hélène Guérin

© Sophian Ridel

LA CHUTE DES ANGES
Un spectacle de la Cie L’Oublié(e) – Raphaëlle Boitel
vu au Théâtre du Rond-Point, Paris
Mise en scène et chorégraphie Raphaëlle Boitel
Collaboration artistique, scénographie, lumière Tristan Baudoin | Musique originale, régie son et lumière Arthur Bison | Costumes Lilou Hérin | Accroches, machinerie, complice à la scénographie Nicolas Lourdelle
Interprètes Alba Faivre ou Marie Tribouilloy, Clara Henry, Loïc Leviel, Emily Zuckerman, Lilou Hérin ou Sonia Laroze, Tristan Baudoin, Nicolas Lourdelle

DATES DE TOURNÉE 2023-2024
• 29 septembre au 7 octobre 2023 – Célestins, Théâtre de Lyon (69)
• 10 et 11 octobre 2023 – Le Volcan, Scène nationale du Havre (76)
• 8 et 9 décembre 2023 – Théâtre de Suresnes Jean Vilar (92)
• 12 décembre 2023 – Centre culturel Jacques Duhamel, Vitré (35)
• 15 et 16 décembre 2023 – Le Théâtre, centre national de la marionnette de Laval (53)
• 20 et 21 décembre 2023 – La Passerelle, Scène nationale de Saint-Brieuc (22)
• 16 et 17 janvier 2024 – Théâtre de Lorient, CDN (56)
• 25 et 26 janvier 2024 – Théâtre de Cornouaille, scène nationale de Quimper (29)
• 17 et 18 mars 2024 – TCM, Théâtre de Charleville Mézières (08)

23 (ou 36) fragments de ces derniers jours : Ordem, Progresso e Amor !

« Les répétitions de ce spectacle appelé 23 fragments de ces derniers jours ont commencé à Brasilia au début de l’année 2019. Elles listent comme points de départ des hypothèses pour un monde en pièces. Construire un spectacle, donc, pièce par pièce, fragment par fragment, dans un pays qui littéralement traite avec la destruction. Essayer de comprendre, puisqu’il n’est donné de transformer que ce que nous comprenons. »

Maroussia Diaz Verbèke, circographe*, a composé ce spectacle mosaïque avec 3 femmes artistes du collectif Instrumento de Ver et trois artistes de Rio, Recife et Salvador de Bahia. Entre 2019 et 2022, entre le Brésil et la France, s’est inventé ce spectacle protéiforme. C’est l’arrivée de Bolsonaro au pouvoir qui a poussé ce spectacle a continué sa croissance hors de son territoire de naissance. Et qui va nourrir aussi leur travail. Trapézistes, acrobates, fakir, voltigeurs, danseurs, clowns… et citoyen.ne.s ! Et jeunesse vivante !

Ces 23 Fragments de ces derniers jours sont autant de débuts, fins, souvenirs des années passées, ils s’intitulent « Toute l’année 1998 », « 36 janvier de je ne sais plus quelle année », « ce 1er octobre 2021 », ou « Heure d’une grande ville où existent des pics anti-humains »…
Les 23 Fragments seront 36, car 23, finalement c’était trop peu. 23 36 fragments choisis parmi mille qui ont permis à leurs créateur.rice.s de supporter la dureté de ce temps. 23 36 fragments comme autant de revendications, protestations mais surtout envies, élans, désirs, luttes, éclats de rires. 23 36 fragments qui racontent le Brésil d’aujourd’hui, multiple et en mouvement.

Sur la scène du Monfort, on a disposé un tapis circulaire, on y retrouve la piste de cirque, on y échappe à la lecture frontale, les artistes entourent la piste, les spectateurs entourent les artistes, le théâtre entoure les spectateurs, la ville/la société entoure le théâtre…
Une litanie, rapidement, donne l’axe, les axes, du spectacle, celle la liste des choses fragiles : « coquilles d’œufs, écran de téléphone, démocratie, droit à la propriété des terres par les populations originelles de l’Etat brésilien, cœur, coquillages, boucle d’oreille… » : importe l’intime, importe le minuscule, importe le monde.

Pour ceux qui s’en souviennent, la forme fragmentaire, numérotée et dés-ordonnée des 23 Fragments… peut rappeler les incroyables Notes on the circus, du collectif Ivan Mosjoukine. Maroussia Diaz Verbèke faisait partie de l’aventure, la parenté est des plus naturelles.

Dès le début du spectacle, les artistes apportent les accessoires qu’ils utiliseront plus tard, en une oulipienne parade d’objets aussi banals qu’inattendus. Défilent donc boîtes de Légo®, bouteilles de verre, rampes d’ampoules, céleris, une édition de la Constitution du Brésil, légèrement écornée, photo grand format de cafard, poulpe en plastique, paillassons, ad libitum. Lumières plein feu, objets à vue, artistes autour du plateau, on ne joue pas le mystère, pourtant les surprises ne manqueront pas !

Une partition musicale enlevée, à la fois très brésilienne et sans folklore, où samba, fanfares recifiennes et sons électro se métissent, électrise la représentation. Maïra Moraes, fakir moderne, traversera la piste sur maintes choses inconfortables tandis que Julia Henning se perchera sur des empilements qui méritent qu’on retienne (et tout le monde retient) son souffle ; André Oliveira DB, extrêmement vif, fera tenir sa danse effrénée sur la Constitution brésilienne, format poche, édition 1988. Lucas Cabral Maciel, technique et farfelu, se déchaînera en d’échevelés frevo ; Béatrice Martins brisera des milliers de bulles sous ses pieds de contorsionniste contemporaine ; Marco Motta, avançant en équilibre sur une bouteille, nous emportera dans les notes troublantes de sa trompette.

On bascule du franc rire au souffle coupé, du ludique au virtuose. Toujours, dans une égale gaité, une tenace joie de vivre.

Petit à petit, le texte reflue, les fragments se déploient, les corps s’envolent, le spectacle gagne en intensité. On quitte le sol, les artistes se font aériens pour de magnifiques numéros de trapèze, de corde, de vol, émouvants de beauté – combinaisons rares de souplesse et de puissance, poétiques prouesses d’une grâce saisissante. Il émane d’eux une exultation communicative, une sensation de « pouvoir » – pouvoir être libre, pouvoir s’affranchir des limites des possibilités de la physiologie humaine, de la pesanteur, de ce qui réduit et contraint.

« L’amour pour principe, l’ordre pour base, et le progrès pour but; tel est le caractère fondamental du régime définitif que le positivisme vient inaugurer. » Auguste Comte, Système de politique positive (1852)

Sur la « photo de famille », aux côtés d’Ordre et Progrès, la troupe invite Amour – comme le proposait Auguste Comte il y a bientôt 2 siècles. Et puis finalement pourquoi ne pas inviter aussi Mémoire, Multiplicité, Joie, Enthousiasme ?
Avec leurs 23 Fragments, en effet, Maroussia Diaz Verbèke et les 6 artistes interprètes et créateurs, invitent Mémoire, Multiplicité, Joie, Enthousiasme sur le plateau, en armes allègres et toniques contre la violence et le désespoir, pour qu’un « précieux après » ait son lever du jour, pour faire vaincre le collectif, la fête, le plaisir partagé ! Alors… adhérons à leur programme hautement réjouissant ! Allons nous faire réchauffer à leur générosité, enchanter à leurs folies, égayer à leur farce et leur poésie !

Marie-Hélène Guérin

 

*Circographie [siʁkɔɡʁafi] n.f. (2015 ; néologisme de Maroussia Diaz Verbèke en open source)
Écriture ou mise en scène spécifique d’un spectacle de cirque. Forme verbale : circographier. (veut aussi dire « soyons fous » en brésilien du Nord, mais c’est un hasard.)

23 FRAGMENTS DE CES DERNIERS JOURS
Au Théâtre Silvia Monfort – Paris – Du 12 au 16 décembre 2023
Tout public à partir de 8 ans
Circographie* Maroussia Diaz Verbèke
Assistante à la circographie* Élodie Royer
Interprètes créateurs Lucas Cabral Maciel, Julia Henning, Beatrice Martins, Maíra Moraes, Marco Motta et André Oliveira Db
Régie générale Thomas Roussel | Conception technologique Bruno Trachsler | Création lumière Diego Bresani et Bruno Trachsler | Recherche musicale Loic Diaz Ronda et Cícero Fraga | Recherche scénographie Charlotte Masami Lavault | Technique costumes Emma Assaud | Chargé de production Marc Délhiat
Photographe João Saenger
Graphiste Lisa Sturacci

Dicklove : « Corps poétique, corps politique »

Les Singulier.e.s, festival des « créations plurielles » invite chaque année à des voyages inattendus, à la découverte de formes atypiques et de personnalités rares. Les disciplines s’y croisent, s’y télescopent ou s’y métissent.

L’artiste de mât chinois Juglair, accompagnée avec une grande pertinence par le musicien Lucas Barbier, clôture en beauté cette édition avec Dicklove, spectacle transversal, transdisciplinaire, transgenre queer et réjouissant.

La scène-piste est lovée au milieu des spectateurs, c’est du premier rang qu’une voix légère et enjouée s’élève, pour quelques confidences d’enfance d’une écolière qui courait trop vite, et qui laissait toujours passer un ou deux garçons devant, parce que, quand même, « les pauvres ! ». Mais la jolie-voisine-toute-simple quitte les rangs des spectateurs, met les pieds sur scène et entame une folle succession de transformations, dont chaque étape contient toujours des traces des autres.

On rit beaucoup. Car Juglair, joueuse, taquine nos repères, bouscule les genres, glisse de l’une à l’un, de l’un.e à l’autre en un mouvement de bassin, un déplacement d’épaule, et c’est un rire d’étonnement qui crépite dans la salle. Mais on jubile aussi de franches scènes de comédie – l’évacuation du Président par hélico pour fuir une horde de féministes en mauve (et de Gilets jaunes en gilets jaunes) est irrésistible !

On y est surtout intensément ému par la grâce et la beauté de quelques fragments, un lent tournoiement au mât chinois, un maquillage dont les spectateurs sont le miroir; on y est saisi par une transe électro, un pole dance acrobatique, une chanson hypnotisante ; on y est peut-être aussi troublé ou impressionné par la fluidité des métamorphoses de l’artiste.
« Je suis femme qui se déguise en homme qui se déguise en femme, femme qui se ressemble à un homme quand elle s’habille en femme, homme qui se déguise en femme, drag, personnage, une fiction, un clown, un danger, un rêve, ou toi, ou toi, … » Juglair, brouillant les frontières, est tout cela, successivement ou en même temps. Elle interroge son genre, son expressivité, mais avant tout notre regard, nos regards, aux un.e.s et aux autres, sur le genre.

Performance circassienne, théâtrale, intime et politique, manifeste festif pour la multiplicité, expression singulière, chant libératoire et inclusif, Dicklove est une fête du multiple, de l’altérité – celle des autres, et celles de soi. Ce n’est sans doute pas militant : c’est tout simplement nécessaire, vivant et joyeux !

Marie-Hélène Guérin

 

 

DICKLOVE
Vu au 104 dans le cadre des Singulier.e.s
Création et interprétation : Juglair
Création et interprétation sonore : Lucas Barbier
Regards extérieurs et dramaturgiques : Claire Dosso et Aurélie Ruby
 | création et régie lumière : Julie Méreau
 | construction : Max Heraud, Etienne Charles et La Martofacture | 
costumes : Léa Gadbois-Lamer
 | administration, montage de production, diffusion : AY-ROOP | remerciements à Marlène Rostaing, Jean-Michel Guy et Johan Piémont alias Luna Ninja
Photos © Aurélie Ruby

À voir au festival SPRING les 24 et 25 mars à Cherbourg (50)

Là : folie douce

Il y a de la sauvagerie, de la fantaisie et de la délicatesse dans cette « Pièce en blanc et noir pour deux humains et un corbeau-pie ».

Tandis que le public s’installe, une note tenue emplit l’espace, vibrante. Un « la », suggère mon petit bonhomme de 5 ans. Ce serait un judicieux « jeu de mot » musical, bien en harmonie avec la synesthésie du spectacle, où images et sons se génèrent les uns les autres (mais je n’ai pas l’oreille juste, et ne saurai le confirmer).

Un triptyque de hauts panneaux blancs masquent les murs patinés des Bouffes du Nord, matrice immaculée qui verra la naissance d’un étrange hybride, fascinant, drôle et beau.
Un être à trois têtes – celle d’un homme d’abord (Blaï Mateu Trias, souple, busterkeatonien), puis d’une femme (Camille Decourtye, ancrée, expressive), enfin d’un animal (Gus, lui-même oiseau hybride, corbeau pie, ailes et bec de charbon, poitrail de neige) -, lui donnera vie et mouvement, abolissant les frontières entre cirque et danse, entre théâtre et chant, humour et métaphysique, graphie et rythme. Rien ne se confronte, tout se mêle et s’enrichit, pour créer un spectacle intense et poétique.

Dans une scénographie épurée, enrichie d’un magnifique travail de création sonore, on va de surprises en sourires, on retient son souffle devant quelque acrobatie haut perchée, on s’amuse de duos physiques ou verbaux à la folie douce, on a le cœur qui chavire d’émotion bousculé par la voix chaude et ample de Camille Decourtye ou le timbre baroque de Blaï Mateu Trias, interprète d’un fragile et infiniment troublant air de Purcell.

Les deux artistes, accompagnés de leur corbeau-pie, avec une complicité palpable, usent de leur corps élastiques pour créer situations, gestes, interrogations, sens et sons.
Ça pulse et ça rêve, c’est charnel et spirituel.
Cultivant l’art de la joie, ils inventent d’étranges résolutions à de curieux problèmes, retournent à l’origine du monde et font jaillir la lumière de déchirures… Petit à petit, ils zèbrent la page autrefois vierge du décor d’empreintes et de traces, de paysages et calligraphies énigmatiques, tandis que leurs peaux et leurs costumes se maculent du blanc des murs : le désordre comme signe(s) de vie(s) !

Leur monde, ce monde-« Là » , a la sauvagerie fraternelle, le déséquilibre constructif, la gravité légère et la drôlerie salvatrice. Cela réjouit l’œil et l’âme.
Là a de la grâce et de la générosité, et une des belles vertus du spectacle vivant : nous faire sentir moins seul. Ce soir-là, le public, pétillant de plaisir, d’une longue ovation debout, les en a remercié avec chaleur.

Marie-Hélène Guérin

 


Un spectacle de la compagnie Baro d’Evel
Au Théâtre des Bouffes du Nord
Auteurs et artistes interprètes Camille Decourtye, Blaï Mateu Trias et le corbeau pie Gus
1er volet du dyptique Là, sur la falaise

 

Jeunesse : Ça barde à la sainte-Barbe

Jeunesse est un spectacle formidable, métaphorique, transcendant, porté par la nouvelle ciselée sans aucune psychologie, si ce n’est l’idéalisme, du grand Joseph Conrad, par la narration tout en nuances du comédien conteur, Frédéric Gustaedt, et par les entrechats des jeunes chats barbus, qui dansent et sautent sur les mâts du bateau, sur lequel le spectateur est charrié.

Ce spectacle magnifique vous fera gîter et rouler, tant l’atmosphère vous place d’abord à l’arrière puis au cœur de la scène, devenue le pont de La Judée, le premier bateau sur lequel Marlow sera Second lors d’une traversée plusieurs fois avortée, vingt ans avant de nous la raconter, jusqu’aux effluves fleuris et sucrés de l’Orient. Le ton est sans appel dès que Marlow (comme Marlowe et Shakespeare ?) franchit le ponton, un recueil de Shakespeare en main, croisant les lettres de La Judée peintes sur la coque, la devise « Do or die ». Et c’est bien ce qui va se passer pendant toute cette traversée. Agir ou mourir…

La traduction et l’adaptation de « Jeunesse », par Guillaume Clayssen, mêle une superposition de vocabulaire actuel, contemporain, bienvenu, comme le mot « fringue » qui donne un coup de jeunesse à ce récit, à une conjugaison un peu surannée au passé simple et à l’imparfait.
Ce qui est formidable avec Joseph Conrad, c’est que le récit avance au rythme de l’action, de l’écope, du pompage, du gite, du roulage, du tangage, des mers lisses ou blanches d’écumes, de l’invasion des rats à bord, sans complaisances, sans considérations psychologiques, sans commentaires, on est littéralement embarqué pour cette traversée infernale qui sera la première de Marlow et la dernière de La Judée.
Le jeu et la narration de Frédéric Gustaedt sont tout bonnement époustouflants de nuances, de vérité intérieure, de variations, d’amusements, de susurrations et d’esclandres. On entend l’esprit cocasse de Joseph Conrad, qui s’arrêtent sur des moments épiques, burlesques, inattendus, comme le dernier gueuleton des marins à bord de La Judée, tandis que celle-ci brûle anéantie par l’incendie de sa cargaison. Pendant ce temps, Marlow, avec ses deux aides, attend, dans la chaloupe brinquebalée, que le capitaine inconsolable daigne quitter son navire et que les marins en aient fini avec leur gueuleton sous les flammes.

Le dispositif scénique est à la fois simple et compliqué, enfin que l’on juge simple par sa sobriété, son épure. Il est fait des mâts de La Judée, sur lesquels les acteurs circassiens, Raphaël Milland et Johan Caussin, parfois accompagnés de Samuel Mazzotti (son), également sur scène avec son matériel, évoluent acrobates comme des félins graciles, souples et agiles, dans une chorégraphie soutenue par une musique planante, chamanique ou électrisante, à l’évocation du meilleur du rock’n’roll des années soixante-dix. La création musicale participe aussi de l’ambiance et nous plonge à la fois dans la beauté, la dureté et la folie de la mer.
La création lumière, sortie tout droit d’un récit nuiteux d’un port insalubre, joue en rase-motte sans gélatines et tire du sol les ombres et les presque morts de La Judée.

Un spectacle où le face-à-face entre la parole et le corps nous saisit et nous donne envie de lire ou relire Joseph Conrad. Qu’auront voulu nous dire Joseph Conrad et Guillaume Clayssen, qui, c’est sûr, se sont compris ? Qu’on ne voit bien la vie qu’à travers les yeux de la jeunesse ? Qu’être marin est un métier de solidarité comme le sont les métiers du spectacle ?
Le Théâtre L’Echangeur, à Bagnolet, est très facile d’accès, tout prêt du métro Galliéni ou du bus 102, arrêt Charles de Gaulle. Sur place, vous pourrez dîner et boire un verre.
On espère que L’Echangeur prolongera la programmation de ce spectacle sans pareil.

 

JEUNESSE – adaptation de la nouvelle de Joseph Conrad
Au Théâtre de L’Echangeur, Bagnolet
Traduction et mise en scène Guillaume Clayssen
Avec Frédéric Gustaedt (Marlow alias Conrad), Julien Crepin (le capitaine, créateur lumière), Raphaël Milland (premier chat acrobate, équipage sur scène), Johan Caussin (second chat acrobate, équipage sur scène), Samuel Mazzotti (créateur son, équipage sur scène)
Jusqu’au 6 octobre 2018

Photo Victor Clayssen