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La Colère : Il était une fois, dix fois, mille fois, la colère des femmes… un spectacle d’une furieuse et joyeuse générosité

Il était une fois, deux fois, dix fois, mille fois, la colère des femmes…

Laurent Vacher fait du théâtre pour comprendre le monde, pour déceler les mécaniques sociales. On avait aimé son travail déjà avec Le Garçon incassable et Soudain, Chutes et Envols, le regard aigu et tendre qu’il pose sur les êtres, sans les juger. Il rêvait d’un spectacle sur, autour, rempli de Louise Michel. Zoom sur son enfance de fille bâtarde, on ne sait qui du père ou du fils châtelain l’a engendrée, sur son éducation, ses combats, sur ses colères. Dézoom, la figure historique passe à l’arrière-plan, élargissement du champ, questionner la source de sa colère, à elle la communarde, la lettrée rebelle, c’est ouvrir la voie/la voix à la colère des femmes d’aujourd’hui.

Ce pourrait être des colères humaines, mais ce sont précisément des colères de femmes, longtemps ravalées, héritées de celles des mères avant elles, universelles et particulières, qui grondent parfois avec indignation, parfois avec amertume, souvent avec le sourire, qui racontent des identités, des individualités, et une époque.
Les colères des femmes sont intersectionnelles, intimes, familiales, elles sont traversées par l’écologie, la politique, l’économie, ce sont celles d’une société et celles d’un corps de chair, celles d’épouses, de mères, de travailleuses, de résiliantes, d’écorchées vives, de désobéissantes civiles, de rieuses, de vivantes.
 

 
Laurent Vacher, parfois avec ses interprètes, est allé à la rencontre de femmes de tous âges, toutes origines et tous milieux sociaux. Edmée, Zou, Madame Li, des lycéennes en survêt, Aïcha, Rebecca, des jeunes, des vieilles. À Chelles, à Pont-à-Mousson, ailleurs, dans des trains, des bus, des abribus, des snacks, des jardins publics ou des jardins privés… Partout où une oreille bienveillante peut se tendre, partout où une femme peut prendre un moment pour dénuder un peu, beaucoup, son cœur et ses colères.

C’est presque du documentaire, pas loin de la sociologie ; Laurent Vacher en fait du théâtre : une mise en scène toute simple, des lumières, quelques instruments de musique, des micros sur pied, quelques accessoires, un peu de rouge, un peu de noir, couleurs de drapeaux réfractaires. Et surtout deux comédiennes fantastiques à l’engagement contagieux, on sent à chaque instant leur respect pour celles dont elles transmettent la parole mais aussi la justesse et la finesse de leur incarnation : Odja Llorca grande bringue brune, Marie-Aude Weiss amazone à la crinière blanche, toutes deux sororales complices de longue date de Laurent Vacher. Il n’y pas besoin de plus pour faire résonner et vibrer ces paroles recueillies.

De ces entretiens, on goûte la matière presque brute restituée avec une furieuse et joyeuse générosité par Odja Llorca et Marie-Aude Weiss, les mots qu’on imagine à peine retouchés, avec les aspérités de leur oralité, avec la petite voix de chacune en filigrane derrière la voix des interprètes. Laurent Vacher en fait théâtre, et il en fait chanson aussi, dégageant de la gangue du réalisme la poésie et la rage, la fraîcheur et l’humour de ces paroles de femmes, sur les musiques de Philippe Thibault, qui électrise les mots de sa guitare incisive et la scène de sa présence solide, espiègle et chaleureuse.
 

 
Une Colère salutaire, qui porte une parole trop souvent tue, sincère, tonique et vivifiante, et milite pour une révolte par le plaisir et le rire !
Il y a eu tant de rencontres, tant à dire, que Laurent Vacher a dû s’interroger sur sa pertinence à choisir, à occulter, pour aboutir à une double proposition, deux spectacles, choisis par une main innocente au début de chaque représentation : une bonne raison de voir le spectacle, et le revoir.

Marie-Hélène Guérin

 


 
LA COLÈRE,
un spectacle de la Compagnie du Bredin
vu en juin au Studio BeauLabo de Montreuil
à retrouver à Avignon du 5 au 26 juillet 2025 à 13h (relâches les jeudis), à Présence Pasteur
Texte et mise en scène Laurent Vacher
Composition musicale Philippe Thibault
Avec Odja Llorca, Marie-Aude Weiss et Philippe Thibault
Dramaturgie Pauline Thimonier | Lumière Victor Egéa
Photographies © Christophe Raynaud de Lage
 

 
Une coproduction Château-Rouge – Annemasse, Nest – CDN de Thionville-Grand Est
Accueil en résidence Maison d’Elsa – Jarny, Nest – CDN de Thionville-Grand Est, Centre Pablo Picasso-Homécourt en partenariat avec l’OLC
La Cie du Bredin est conventionnée par le Ministère de la Culture – DRAC Grand Est et par la Région Grand Est
Remerciements aux théâtres de Chelles, d’Aurillac, la maison d’Elsa, le Nest, la Mission Locale de Briey, le lycée Louis Bertrand de Briey, le Lycée Fabert de Metz, l’OLC.
Merci à Bernadette Papin qui a contribué à faciliter des rencontres et Catherine Vales du Val de
Briey.

Soudain, Chutes et envols : C’est quoi, l’amour ?

Soudain, Chutes et envols, Librement inspiré des Fragments d’un discours amoureux, de R. Barthes.
L’intitulé laisse envisager le spectacle à thèse, un petit air universitaire, une chansonnette à langage abscons… Loin de là ! et ça va d’autant mieux à Barthes, philosophe et universitaire qui avait les pieds, la tête et la chair dans la vie.

Laurent Vacher avait envie d’explorer le rapport des enfants et ados au sentiment amoureux. Une évidence : s’appuyer sur les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes – sorte d’abécédaire hautement subjectif et palpitant, voyageant de A comme Absence à V comme Vérité, en passant par le C de Corps et le J de Jalousie dans une moderne carte du tendre.

« Pour l’écriture de ce projet, j’ai de suite proposé à Marie Dilasser de faire partie de cette aventure pour ses qualités d’autrice : son irrespect des conventions, des clichés, sa pertinence, son humour cinglant, son non conformisme, son sens de l’observation. Sa dramaturgie éclatée, l’entrelacement de ses idées, les ruptures et fantaisies qui ne quittent jamais le service du sens, un sens poétique, aiguisé et léger qui me paraissait essentiel pour traiter ce sujet. » écrit Laurent Vacher, metteur en scène et initiateur du projet.

Le spectacle et le texte se sont nourris de confrontations, de rencontres, les Fragments de Barthes s’entrechoquant aussi bien au Banquet de Platon, aux mots de Nan Goldin, qui sera citée, qu’aux témoignages recueillis pendant une longue enquête, pour faire jaillir questions, interrogations et inventions.

C’est perché au cœur du beau Parc des Buttes-Chaumonts, à Paris, qu’en ce mois de mai Soudain, Chutes et Envols nous a emporté au cœur de son parc archétypal, l’endroit idéal pour s’aimer, parce c’est « un trou dans la ville, parce qu’il y a assez d’espace entre les gens, un endroit où il y a de la place pour que les rêves fassent irruption ». À Avignon, il se nichera dans les Jardins de Saint-Chamand.

Les trois jeunes comédiennes, streetwear bigarré, leggings, jeggings, minikilt gentiment post punk, sacs à dos, smartphones. 3 grandes gamines, Cookie, dite Poupée (Ambre Dubrulle), Guido (Inès do Nascimento), Jo (Constance Guiouillier). Trois grandes gamines-gamins car, comme dans les Fragments, l’être aimé n’est pas d’un genre déterminé. Guido fut autrefois une petite fille nommée Trixi, Jo n’est pas un garçon, Cookie, blonde princesse 2.0 aimera l’un et l’autre.

Guido rechigne qu’on puisse lui dire qu’iel est une fille « vous dites ça juste parce que j’ai une jupe et des seins ! », Jo la sapiosexuelle préfère remplir sa vie de livres, découvrir le monde, Cookie demoiselle dépressive – « Pas d’envie. Pas de désir. Pas de problèmes. Rien » – retrouvera le goût d’être aimée afin de pouvoir retrouver celui d’aimer…

Ambre, Constance, Inès, se métamorphosent à vue, sur un jean une robe apparaît, un blouson disparaît, un jupon tombe, Jo et Cookie brièvement deviennent les géniteurs de Trixi/Guido, des pages deviennent tulipes, bleuets, anémones, un bouquet devient fontaine.

Comme à l’adolescence, comme en amour, tout devient tout autre.

« J’ai des visages que je n’aurais pas eu
si je ne t’avais pas rencontré.e »

Soudain, Chutes et Envols : car sans doute dans l’amour il y a du soudain, des chutes et des envols. Soudain soi accueillant l’autre devient autre qu’avant, soudain on se prend les pieds dans le tapis du rêve ou celui de la réalité, ou à la jonction des deux, et nous voilà falling in love, chutant en amour, tombant amoureux, et sentant cœurs, âmes et corps frémissants s’envoler, s’élever, s’aérer…

On parle du désir et de peau qui appelle l’autre, de chemins où l’on se promène, tracés par les mains de l’autre, d’un corps qui est devenu la carte du parc où l’on se retrouvait – à moins que le parc ne fût la carte par anticipation du corps qu’on apprendra à aimer, bientôt.

L’air de rien, tout en délicatesse, en légèreté, en humour et en mouvement, on met en jeu la fluidité des genres, la construction de soi, l’estime de soi, l’ouverture à l’autre, les aspirations et inquiétudes menues ou immenses d’une jeunesse d’aujourd’hui.

Les comédiennes ont de la justesse et de la fraîcheur ; l’écriture est alerte, parfois littéraire, toujours vive ; la mise en scène se fait fantaisiste pour raconter une quotidienneté foisonnante. Le public, multiculturel, multigénérationnel, quitte le parc réel et son double théâtral avec une petite pétillance de plus au coin de l’œil et quelque chose de guilleret en plus au coin du sourire ! C’est réjouissant et rafraîchissant, d’une intelligence vivace et gaie, et sans doute, si on partage ce moment en famille avec des jeunes ados, ce sera une jolie porte d’entrée pour le dialogue.

Marie-Hélène Guérin

 

P.S.
Un monsieur à la belle barbe blanche, visage buriné, anorak décati et chaussures râpées, un vieux cabas à ses pieds, sur un banc en périphérie de l’espace scénique s’est rapproché. On est venu déranger l’ordre de son havre, on s’est invité en plein sur son aire. Manifestement, ça valait le coup ! Ce spectateur à la dérobade, regard clair et vigilant, mains tranquilles croisées sur les genoux, est un discret témoin du pouvoir et de la magie du théâtre.

SOUDAIN, CHUTES ET ENVOLS
Vu au Parc des Buttes-Chaumont à Paris XIXe
À retrouver dans le cadre de la programmation toujours passionnante de La Manufacture, toujours en plein air (Jardin de St Chamand), du 7 au 26 juillet 2022
Texte de Marie Dilasser
Mise en scène Laurent Vacher
Avec Ambre Dubrulle, Constance Guiouillier, Inès Do Nascimento.
Une production Compagnie du Bredin – Laurent Vacher avec la participation artistique du Studio d’Asnières – ESCA et le soutien du Festival Aux quatre coins du Mot (La Charité-sur-Loire)