Mademoiselle Molière : Je suis venu te dire que je m’en vais
1661 – Molière a bientôt 40 ans. Après avoir fondé l’Illustre Théâtre, en compagnie de Madeleine Béjart, et sillonné les routes de France, le voici à Paris à la tête de la troupe de Monsieur, frère du Roi. Il vient de donner, avec quelque succès, « l’Ecole des Maris ». Il s’apprête à écrire « les Fâcheux », une commande de Fouquet, qu’il jouera à Vaux-le-Vicomte. Bientôt viendra « l’Ecole des Femmes ». Madeleine, « la Béjart », partage la vie de Jean-Baptiste. Tour à tour muse, amante, sœur, confidente, conseillère artistique, elle est le pilier essentiel de Molière. Il y repose ses angoisses, ses doutes d’artiste. Elle l’accompagne dans ses succès, ses enthousiasmes, ses excès. Cependant, l’harmonie, peu à peu, se fissure. Car Molière en aime une autre. Et pas n’importe laquelle. Armande, la propre fille de Madeleine.
C’est un épisode essentiel de la vie de Molière que nous donne à voir Gérard Savoisien. Un épisode qui a fait couler beaucoup d’encre, du propre vivant de Molière, comme depuis plus de quatre siècles. Cette liaison, scandaleuse pour l’époque, montre l’auteur de « Tartuffe » sous un jour peu amène, capable de quitter son soutien indéfectible pour une jeune comédienne de vingt ans sa cadette. Au scandale s’ajoute la controverse, car on n’a jamais su exactement si Armande était la sœur de Madeleine, ou sa propre fille. Voire, même, la fille qu’elle aurait eue avec Molière…
© Fabienne Rappeneau
Madeleine : « Ma vérité, c’est d’avoir cru en toi du plus profond de mon être, et voilà ma récompense ? Tu m’as dévorée, Jean-Baptiste, jusqu’à l’os. Pire qu’un loup, tu es un ogre ! »
Jean-Baptiste : « Madeleine, l’amour ne se commande pas, il nous commande. »
Pourtant, ce n’est pas à cette controverse que s’attache Gérard Savoisien. Il l’évacue très vite : Armande est la fille de Madeleine, née d’un premier mariage. L’auteur, qui aime disséquer l’intimité d’une relation amoureuse, s’attache surtout à imaginer ce qui s’est joué, précisément, à ce moment-là, quand Jean-Baptiste a décidé de rompre avec Madeleine.
Il s’agit donc, surtout, de l’anatomie d’une rupture, dans le contexte artistique de l’ascension du génie de notre théâtre. Il ne s’agit jamais d’un exercice didactique ou documentaire. Savoisien n’est pas un historien, il est avant tout un brillant dramaturge. Il créé ainsi de vraies situations de théâtre, un affrontement à fleuret moucheté, où, l’on sent à chaque instant autant la passion qui a dévoré ces personnages que l’inévitable flot qui va les mener à rompre.
Savoisien avait déjà brillamment accompli la chronique d’une relation amoureuse dans le monde des arts. « Prosper et George », énorme succès, maintes fois joué, nous contait les amours contrariés de George Sand et de Prosper Mérimée – déjà interprété par Christophe de Mareuil qui campe aujourd’hui Molière.
Le pari est, une nouvelle fois, parfaitement tenu.
© Fabienne Rappeneau
Madeleine : « Moi, je sais ce que j’aurais été sans toi. Celle que tu as connue. Une comédienne libre comme le vent, mais obscure. Je n’aurais pas joué devant le roi, je n’aurais pas fait tourner la tête des marquis… Et puis – oh ! Mon Dieu ! – je n’aurais pas aimé… Non… Pas comme je t’ai aimé…»
La mise en scène d’Arnaud Denis offre aux deux comédiens le terrain de jeu idéal d’un dialogue où la complicité, l’amour, la communion, laissent peu à peu la place à la tension, la souffrance, l’inexorable chemin qui mène à la rupture. Par un simple et habile procédé scénographique, il intègre aussi de délicieux petits moments de « théâtre dans le théâtre ». Les élégantes et chaudes lumières de Cécile Trelluyer offrent également un écrin idéal au texte de Savoisien.
Il faut, enfin, parler des deux interprètes.
Ce rôle de Molière pouvait être difficile à tenir : Molière quitte Madeleine pour Armande, il est d’une totale ingratitude, et Savoisien a placé Madeleine, l’amante délaissée, au cœur de sa pièce. C’est elle qui prend logiquement toute la lumière.
Christophe de Mareuil, pourtant, s’empare avec beaucoup de gourmandise de ce rôle compliqué : son Molière est un être de chair et de sang, truculent dans ses élans, furieux dans ses convictions, touchant dans les doutes d’un artiste qui n’a pas encore écrit ses plus grandes pièces et totalement démuni face à la vague de la passion qui l’emporte irrésistiblement loin de Madeleine.
Face à lui, Anne Bouvier est extraordinaire en Madeleine Béjart. Le rôle écrit par Gérard Savoisien est en or massif, mais il fallait une comédienne orfèvre pour s’en emparer. Et Anne Bouvier dévoile toute la délicate palette de son jeu pour nous émouvoir jusqu’au noir final. Tour à tour piquante, mutine, amoureuse, complice, bienveillante, blessée, digne dans la souffrance, la comédienne, qui avait remporté en 2016 un… Molière pour son rôle dans « Le Roi Lear », brûle les planches.
Il ne faut pas hésiter à découvrir cette « Mademoiselle Molière », en espérant qu’un autre théâtre parisien prolonge ce beau moment, et qu’une tournée puisse porter en régions les amours et les peines de Madeleine et de Jean-Baptiste.
-Stéphane Aznar –
© Fabienne Rappeneau
À l’affiche du Théâtre Rive Gauche depuis le 25 janvier 2019, mardi au samedi 19h, dimanche 17h30
Texte Gérard Savoisien
Mise en scène Arnaud Denis
Avec Anne Bouvier et Christophe de Mareuil
Photo d’en-tête © Laurencine Lot
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