Trigger warning, fin d’une adolescence

Hildegarde von Bingen, abbesse, poétesse, herboriste, au XIIe s. avait inventé une Lingua ignota. Grande mystique, elle a, suppose-t-on, reçu cette langue par inspiration divine. Elle en avait composé un glossaire, qu’on a retrouvé, d’un millier de mots. Elle en était l’inventrice et la seule locutrice. Ses mots sont morts avec elle.
La « lingua ignota » de Zed est son miroir inversé, une langue qui est née non d’une inspiration mais d’un usage, une langue qui n’est pas parlée, mais par des millions d’êtres, la langue du scroll et du swipe, la langue muette des doigts qui courent sur un écran de smartphone, qui zappent et qui tchattent. Une langue qui n’a pas de voix, mais qui a un rythme, une gestuelle, un sens propres.

Marcos Carames-Blanco, pas 30 ans, plus 16 ans mais ce n’est pas si loin, fait de Trigger Warning le premier volet d’un cycle d’écriture et de recherche, Portraits de la jeunesse non-conforme.
Trigger Warning nous embarque, en temps réel, dans une bribe de vie nocturne d’un.e ado d’aujourd’hui, Zed, autoproclamé.e « genderfuck, pronom ‘bitch’, pseudo @tothezed », perruque blonde pointes roses, cycliste gris, t-shirt noir, 3h58 et pas envie de dormir, étalé.e sur le grand lit blanc, écouteurs aux oreilles, regard scotché à l’écran, doigts glissant d’un site à l’autre, spotify, insta, youtube, Laetitia Casta lors d’un défilé Jacquemus 1997, Ariana Grande, infos fugaces, on bondit d’une recommandation à une notification, d’un whatsapp à un live insta, d’un MP à un message audio.

Avec beaucoup de malice et d’intelligence, Maëlle Dequiedt a confié à une unique comédienne, Orane Lemâle, feu follet à la réjouissante plasticité, le « rôle » du smartphone, contenu, descriptions des écrans – images, icônes, énoncé des URL, interprétation des vidéos consultées et des interlocuteurs. Évidemment, cela lisse la variété des interactions, Bae l’ami drag, la vlogueuse dans son plaidoyer contre les violences faites aux femmes, la bonne copine, les followers anonymes, le vilain troll, ad libitum, se retrouvant dans la même voix et le même corps – ce qui sans doute prive le spectateur d’un certain relief, mais rend perceptible une sorte de dépersonnalisation des contenus passés à la moulinette des algorithmes.
La mise en scène, qu’on aurait sans doute aimé plus tendue, use d’un vocabulaire très actuel – espace dépouillé, adresse au spectateur, micros sur pied, narration… – collant parfaitement au sujet et à la langue déployée. Elle est servie par une belle utilisation de la vidéo (création Grégory Bohnenblust), faussement en direct, dont on applaudit le noir et blanc très élégant, les légers décalages hautement poétiques, la proximité émouvante avec le visage de Zed.
 


 

« il est 4h12, on est 9000 sur le live,
mais plus personne ne dort ou quoi ? »
Bae, live tuto makeup drag

Plus personne ne dort, Zed alone dans sa chambre mais pas tout.e seul.e sur les réseaux, pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur de l’adelphité, de la complicité, pour le meilleur de voir à vitesse grand V débouler sur son smartphone les amitiés noctambules, les camaraderies réconfortantes, pour le pire de voir à même vitesse grand V se répandre la saleté.
Solo sur son lit, on se croit dans son cocon, on choisit du bout du doigt les ramifications de sa balade virtuelle, la BO et les images, sur qui on s’attarde plus longtemps et qui on zappe, qui on cherche et qui on vire.
Mais le nouveau Grand Méchant Loup qu’on croise dans les contes d’aujourd’hui rôde, tapi dans la forêt des commentaires et des retweets : le harcèlement en ligne ouvre sa grande gueule vorace pour croquer les ados qui, à l’instar de la brave chèvre de M. Seguin, refusent de rester dans leur enclos et préfèrent vagabonder.
Pour ceux qui s’en souviennent, ça se termine mal pour la petite chèvre qui aimait la liberté, le goût des herbes sauvages et le vent de la nuit.
On aimerait bien que les ados qui aiment la liberté, le goût des herbes sauvages et le vent de la nuit ne se fassent pas croquer par le Grand Méchant Loup.
 


 

Lucas Faulong, qui interprète avec finesse Zed, retrouvera bientôt Marcos Caramés-Blanco dans une prochaine création, Gloria-Gloria, et il collabore avec lui en résidence à La Colline pour un travail de recherche autour de la jeunesse et de la marginalité. Tout jeune comédien, il a sans doute à peine plus que l’âge du personnage. Il a un jeu d’une souplesse très maîtrisée, la voix légère basculant par instant dans les graves, le regard presqu’indifférent s’illuminant d’un fugace et vif sourire, le corps fluide en énergie comme en genre.

On pourra rester interrogatif devant l’achèvement de cette (heure de) vie, le voyage accompli en compagnie de Zed ne donnant pas les clefs de sa réponse, qui restera assez hermétique – en dehors du fait qu’elle fasse écho à des faits de société marquants de l’époque où iel vit. La pièce serait-elle elle-même le « trigger warning/avertissement de contenu traumatisant » de l’adolescence d’aujourd’hui ?
Zed reste dans sa chambre, et nous peut-être en dehors. Mais pendant une grande heure on aura avec ellui basculé dans cet entre-deux, cet entre-temps où le monde virtuel est la réalité, faite d’êtres vivants aux rêves, aux peurs et aux névroses bien humaines ; on sera parti à la découverte d’un univers complexe, sans manichéisme, et d’une écriture singulière et sensible, à suivre de près.

Marie-Hélène Guérin

 

 

TRIGGER WARNING
Au Théâtre Paris Villette jusqu’au 3 juin
Texte Marcos Caramés-Blanco / mise en scène Maëlle Dequiedt / jeu Lucas Faulong et Orane Lemâle / costumes Noé Quilichini / création lumières et régie générale Laurine Chalon / régie lumières Amandine Robert / son Joris Castelli / création vidéo Grégory Bohnenblust / régie vidéo Matéo Esnault / scénographie Coline Gaufllet et Rachel Testard / Photo © Emilie Zeizig

production : ENSATT-Lyon / production déléguée : Cie La Phenomena
 

La vie est une fête, mais y’ des chances que le champagne verse à côté de la coupe…

Pour qui n’a jamais mis les pieds dans l’antre des Chiens de Navarre, la prise de contact peut être… cahotique (sinon chaotique) !
On n’a pas encore pris place qu’on se retrouve au cœur d’une séance parlementaire musclée, où l’on débat « retour de l’uniforme à l’école » ou « autorisation du port d’armes ». Comme une frénétique impro jazz dans un club enfumé et alcoolisé, les réparties et invectives fusent tandis que les spectateurs inattentifs prennent place dans la salle en ordre dispersé, bavards et brouillons mais bien plus sages que l’honorable assemblée parlementaire en cours.
La séance finit en pugilat – on s’y croirait pour de vrai ! – pendant qu’un générique de cinéma défile sous des lumières de boule à facettes, balayant d’entrée de jeu toute tentation de réalisme : ici, on est au théâtre : on n’est pas là pour le réel, on est là pour le vrai !

« Certes, nous souffrons à cause de papa et maman,
mais nous souffrons aussi à cause de l’état du monde. »
Jean-Christophe Meurisse, note d’intention

La vague tempêtueuse qui a secoué les spectateurs de rires les dépose doucement sur le rivage d’un service d’urgences psychiatriques. Jean-Claude Meurisse y voit « l’un des rares endroits à recevoir quiconque à toute heure sans exception d’âge, de sexe, de pays. Un lieu de vie extrêmement palpable pour une sortie de route. Un sas d’humanité. »

Derrière le rideau qui tombe fort théâtralement, se dévoile le beau décor dévasté (et ça ne va pas aller en s’arrangeant) de l’hôpital – magnifique scénographie lyrique et punk signée François Gauthier-Lafaye.

C’est Mr Peau qui ouvre le bal des désaxés de ses diatribes amères et absurdes contre tout (les comédiens, l’état du service public, les Palestiniens, les youpins (sic), ad libitum), résolues radicalement (« PAN »).
Le service des urgences verra aussi débarquer un Patrick, ex-directeur commercial de Digitech qui a totalement craqué, séquestrant ses employeurs dans une tentative désespérée de « rebooter le système » qui l’a broyé, le balançant aux oubliettes de l’entreprise à coup de restructuring et d’overboard. Une Christelle y atterrira pour un lavage d’estomac, 46 Xanax, un beau record apprécié par l’équipe médicale. Des jeunes gens fragiles s’y découvrent, lovés au pied du distributeur de boisson « – Névrose d’angoisse à tendance suicidaire, et toi ? – Dépression, toute conne. Même mon diagnostic est chiant ». Une épique baston de CRS contre Gilets Jaunes viendra même s’échouer devant leurs portes.

Tout un concentré de société, des êtres ordinaires, mis à mal par la pression sociale, les blessures narcissiques, le monde qui change, les peurs qui poussent plus vite que des algues vertes sur des littoraux nitratés, le chômage, les ordres, les crises sanitaires, le quotidien, la solitude.

Les questions sont poignantes, les réponses sont percutantes ! Il faut avoir le goût du Grand-Guignol pour savourer la recette, épicée avec le sens de la non-mesure qu’on connaît (et qu’on aime) aux Chiens de Navarre.
La vie est une fête est un spectacle très fluides. Eh non, pas « fluide », mais bien « fluides », en tous genres, sécrétions qui sortent de partout et atterrissent n’importe où, en quantités spectaculaires. Sang, sperme, frottis vaginal, vomissures, morves et bave (liste non exhaustive). Du goudron, aussi, bien que, rappelle-t-on au malade dont on n’ose pourtant brider la créativité trop drastiquement, « on ne met pas de goudron sur la tête d’un élu de la République ».

« – C’est pas comme ça qu’on va sauver le monde.
– Ben si c’est possible. Faut croire à la tendresse »

Pourtant, dans cet humour sauvage, organique et violent, qui dessoude à la kalashnikov les travers, incompréhensions et anxiétés de nos sociétés, pointe une délicatesse inattendue.
Christophe, le défunt chanteur, vient faire un p’tit tour, et ses mots bleus en profiter pour coller un frisson d’émotion. Catherine Deneuve joue du pipeau, une gynécologue gracieuse comme un garagiste se révèlera bienveillante comme une grande sœur, un très beau et lent tango réunit la force publique et le peuple, une ébauche de romance s’esquisse sur un air de chanson populaire. Et ce sont autant de bulles de douceur, prenant une étonnante ampleur dans cette loufoque, enthousiasmante et cathartique apocalypse.
Les interprètes sont fantastiques, comme toujours, sachant se faire retenus et touchants dans ces moments plus sentimentaux, et toujours d’une énergie et d’une générosité débridées et jusqu’au-boutistes.

« Il n’y a rien de plus humain que la folie. » nous confirme Jean-Christophe Meurisse, alors, main dans la main avec les fous furieux des Chiens de Navarre, allons cheminer dans notre humanité, et croyons à la tendresse.

Marie-Hélène Guérin

 

LA VIE EST UNE FÊTE
Un spectacle des Chiens de Navarre
Aux Bouffes du Nord jusqu’au 3 juin 2023
Mise en scène Jean-Christophe Meurisse
Collaboration artistique Amélie Philippe
Avec Delphine Baril, Lula Hugot, Charlotte Laemmel, Anthony Paliotti, Gaëtan Peau, Ivandros Serodios, Fred Tousch et Bernie
Photos © Philippe Lebruman
+ d’infos

Tango y tango, paroles et musiques

L’affiche est alléchante, Marcial di Fonzo Bo à la mise en scène, Philippe Cohen Solal, notamment connu pour avoir co-fondé le Gotan Project à la musique; on ne connaît pas Santiago Amigorena, l’auteur, mais on ne demande qu’à découvrir le troisième larron de cet attelage prestigieux et séduisant, dont on sait les intimes connivences avec le tango et/ou l’Argentine. La présence de l’irrésistible Rebecca Marder achevait de nous tenter…
La scénographie d’Alban Ho Van est magistrale : la milonga élégamment reconstituée, nostalgique et encore joyeuse, aux murs usés comme la voix de son vieux tenancier, offre un écrin magique à ce spectacle ambitieux. Les créations vidéo soignées de Nicolas Mesdom peaufinent le voyage, joliment incrustées dans l’ouverture des portes vitrées de la salle de bal, l’ouvrant sur d’autres lieux, d’autres temps, d’autres réalités.

On savourait d’avance, mais des ingrédients luxueux ne font pas toute la réussite de la recette… Le texte ne trouve pas l’équilibre entre fiction et documentaire, ne parvient pas à les faire s’enrichir l’un l’autre, et, à trop vouloir embrasser son sujet, se fait parfois bien maladroit. Et la grâce et le talent de Rebecca Marder se retrouvent malheureusement engoncés dans un rôle de « Candide » dont la soif de connaissance permet de justifier les parties « didactiques » du spectacle – qui ne manquent pas d’intérêt, peut-être, mais plutôt de vie.
Pourtant de la vie, du sang dans les veines, de la passion, du nerf, on en trouvera, là où le spectacle est beau, là où le spectacle vibre : dans le tango qu’on voit, le tango qu’on entend – pas celui qu’on décrit.
La musique est mixée ou jouée en direct, violon accordéon bandonéon en mode mineur (Aurélie Gallois et Victor Villena, irréprochables), chanteuse à la belle voix éraillée (Cristina Vilallonga, parfaite de puissance et de fêlures). La danse est vive, sophistiquée, technique, aiguisée sous les chorégraphies nerveuses et sensuelles de Matias Tripodi. Les danseuses sont affûtées, rapides, les jambes longues pointent vers le ciel comme des fleurets, les danseurs sont les imperturbables pivots de tournoiements et de portés vertigineux. Quelques beaux solos ou duos masculins rappellent le lointain temps où le tango se dansait entre hommes. Il y a de la virtuosité et de la flamme. De ce tango-là on se régale.

Marie-Hélène Guérin

 

TANGO Y TANGO
Au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 27 mai
Livret Santiago Amigorena
Musique Philippe Cohen Solal
Mise en scène Marcial Di Fonzo Bo
Chorégraphie Matias Tripodi
Avec Rebecca Marder, Cristina Vilallonga, Rodolfo de Souza, Julio Zurita, Mauro Caiazza
Danse Maria-Sara Richter, Sabrina Amuchástegui, Fernando Andrés Rodríguez, Estefanía Belén Gómez, Eber Burger, Sabrina Nogueira
Musique Aurélie Gallois (au violon), Victor Villena (au bandonéon)
Scénographie Alban Ho Van
Images Nicolas Mesdom
Création lumière Dominique Bruguière
Photos © Giovanni Cittadini Cesi
+ d’infos
Avec le soutien de l’ADAMI

Le Dragon : un sombre et fastueux conte contemporain

Sur le dos de ce Dragon, Thomas Jolly nous emmène dans une fable politique en forme de conte sombre et fantasque.

Evgueni Schwartz a vu la langue de son Dragon coupée à peine la gueule ouverte : Staline l’a interdite dès sa première représentation, en 1944. Tiens donc, que n’aurait pas apprécié ce despote à cette histoire de dragon tyrannique ?
Depuis 400 ans, un dragon tricéphale hante une ville, qui achète la paix par un sacrifice annuel d’un de ses jeunes gens. Tout le monde s’accommode de l’arrangement, le dragon bien sûr, mais aussi la ville, satisfaite d’avoir « son » dragon, dont les concitoyens imaginent qu’il tient à distance les éventuels dragons des autres villes et leur apporte sa protection.

Ce Dragon cousine avec Miss Peregrine de Tim Burton ou Le Labyrinthe de Pan de Guillermo del Toro par les thèmes abordés – construction d’une oppression, mécanismes de soumission et de résistance, comme par l’esthétique baroquement obscure.
L’horrifique de carton-pâte y camoufle autant qu’il exalte la vraie horreur, la vraie monstruosité, qui n’est pas celle des monstres mais celle des humains.
La forme du conte permet de s’en donner à cœur joie avec les archétypes, et Thomas Jolly ne s’en prive pas, garnissant le dragon d’une triple tête impeccablement maléfique à base de dandy pervers narcissique + vampire en bonne et due forme, pâleur et cape incluses + teutonne à monocle, bottes ferrées et fume-cigarette long comme le bras (une sorte d’Eric von Stroheim dans La Grande Illusion, mais avec une tresse).

Le Dragon de Schwartz est d’emblée triple et protéiforme, mais se fera légion quand ses têtes seront coupées par le héros, le chevalier au cœur pur, tout de clair vêtu, venu de loin pour vaincre, lors d’un combat homérique.
Car c’est là la grande morale de l’histoire : veut-on vraiment être délivré de nos dragons ? La ville et ses concitoyens se trouvent bien désorientés avec leur belle liberté toute neuve. Ils avaient appris à vivre sous le joug, pas à vivre libres, et cela leur semble si dangereux et inquiétant qu’ils n’auront de cesse que de recréer une nouvelle tyrannie, avec des habits plus souples certes, une tyrannie « soft power », qui ne mange pas littéralement ses enfants mais se contente de dévorer leurs âmes. Et le dragon mort revivra dans la multitude.
Mais Schwartz et Jolly n’ont pas abandonné foi en l’humanité, et le preux chevalier, épaulé par la demoiselle promise à l’ancien puis au nouveau dragon et entouré d’une petite corporation d’artisans un peu magiciens, parviendra à ramener espoir et lumière en ce sombre royaume.

Une machinerie théâtrale fastueuse, une création sonore très riche, envoûtante, et des costumes (parfaitement réussis, pleins de malice et d’allure) extrêmement stylisés éloignent définitivement tout réalisme. Et peut-être un peu, malheureusement, la possibilité d’être ému, malgré l’interprétation parfaite, toujours juste et fine même dans la caricature la plus échevelée, de l’ensemble de la troupe, subtil et irréprochable orchestre de chambre dans cette imposante symphonie où se conjuguent Grand Guignol et expressionnisme, cabaret et romantisme noir, heroic fantasy et théâtre politique.
Les 2h30 passent dans un tourbillon et sont saluées par un tonnerre d’applaudissements.

Ce Dragon au message limpide et à l’esthétique forte devrait être conseillé aux adolescents : c’est un spectacle touffu, foisonnant, ludique, réservant mille surprises visuelles, exigeant autant qu’accessible, rythmé, drôle, et hautement spectaculaire. Ouvrant une belle porte d’entrée au goût du théâtre.

Marie-Hélène Guérin

 

LE DRAGON
Vu au Théâtre des Amandiers, Nanterre
D’Evgueni Schwartz, traduction Benno Besson (la pièce est parue chez Lansman)
Mise en scène Thomas Jolly
Avec Damien Avice, Bruno Bayeux, Moustafa Benaibout, Clémence Boissé, Gilles Chabrier, Pierre Delmotte, Hiba El Aflahi, Damien Gabriac, Katja Krüger, Pier Lamandé, Damien Marquet, Théo Salemkour, Clémence Solignac, Ophélie Trichard
Collaboration artistique Katja Krüger \ scénographie Bruno de Lavenère \ lumière Antoine Travert \ musique originale et création son Clément Mirguet \ costumes Sylvette Dequest \ accessoires Marc Barotte et Marion Pellarini \ maquillage Catherine Nicolas et Élodie Mansuy \ consultation pour la langue russe Anna Ivantchik
Construction du décor Ateliers du Théâtre Royal des Galeries, Bruxelles \ participation à la construction des décors, mobilier et accessoires Atelier de décors de la ville d’Angers
Photo de famille Solange Abaziou
Photos © Nicolas Joubard

Production Le Quai – CDN Angers Pays de la Loire \ coproduction Théâtre National de Strasbourg ; Comédie – CDN de Reims ; Théâtre National Populaire ; Théâtre du Nord – CDN Lille-Tourcoing Hauts-de-France ; La Villette – Paris \ avec la participation artistique du Jeune Théâtre National

À VOIR EN TOURNÉE:
5 et 6 avril – Le Mans – Les Quinconces-L’Espal
du 11 au 13 mai – Marseille – La Criée
 

Shahara : les enfants, la Lune et la vie !

Sarah Tick est chirurgienne ophtalmologiste, metteuse en scène, autrice…
« Aujourd’hui, dit-elle, je peux utiliser ma connaissance des soins pour être au plus près de la réalité dans la fiction – je peux utiliser l’expérience théâtrale pour continuer à alimenter mon imaginaire, quand je soigne. »

Elle tresse à nouveau les fils de ses vies variées pour porter à la scène le beau texte, sensible et vif, de Caroline Stella. Ensemble, l’autrice et la metteuse en scène avaient déjà fait se télescoper le théâtre et l’hôpital pédiatrique lors d’un projet précédent Allô toi, ici la lune !

Shahara, c’est le beau prénom, évoquant en langue arabe le clair de lune, d’une jeune fille atteinte de Xeroderma Pigmentosum, maladie dévastatrice plus connue sous le nom rêveur de « maladie de la Lune ». Les « enfants de la Lune » ne supportent pas les rayons ultra-violets. Il y a encore quelques décennies, le sort était inéluctable, il n’existait que des « enfants de la Lune » car aucun ne devenait adulte, tous étaient rongés par les cancers. Désormais une combinaison protectrice, cocon pesant mais salvateur, leur permet de trouver le chemin vers le jour sans y laisser leur peau.

 

 
Dans le service d’onco-dermatologie pédiatrique dont elle arpente les couloirs trop familiers en tenue de cosmonaute, Shahara croise Mélie, gamine venue se faire opérer d’un grain de beauté qui fait son malin. Entre ennui, inquiétude et revendication au droit à ne pas être courageuses, les deux vaillantes demoiselles vont s’apprivoiser. Et vont préparer Shahara à son opération avec l’enthousiasme et la méthode d’une préparation à une mission Apollo.

« MELIE – Plus je regarde plus je trouve ça beau. Plein de petits points comme un ciel étoilé.
SHAHARA – Plein de petits points comme autant de galères.
MELIE s’approche de Shahara – Ça fait quoi ? Ça fait mal ?
SHAHARA – Ça fait qu’un de ces quatre je vais disparaître sous mes tâches. Ces grains de saleté me rappellent que je ne vais pas faire long feu. Mais sinon ça va.»

La langue est concrète, pudique et franche. L’autrice ne fait pas l’impasse sur la dureté de la maladie, sur la possibilité de la mort, sur la colère et la frustration des petites malades, et pour faire front face à tout cela offre à ses héroïnes les armes de l’humour et de l’amitié.

Nadia Roz (Shahara) et Barbara Bolotner (Mélie) ont de la spontanéité, elles donnent du bagout, de la lucidité, de la gravité et de la gaieté aux deux amies. Les interprètes, au jeu énergique et souple, savent nous faire croire à l’enfance de leurs personnages.
Elles sont joliment accompagnées par Julien Crepin et Guillaume Mika, qui se partagent les rôles des adultes, notamment du corps médical. Julien Crepin se fait aussi régisseur lumière et cosmonaute de fantaisie pour guider Shahara dans son exploration lunaire, et Guillaume Mika, homme-Lune à la redingote miroitante, crée en direct bruitages et musique : si vous ne le saviez pas déjà, je vous l’apprends, la Lune chante des chansons délicieusement farfelues d’une voix d’outre-tombe trouée d’envolées de haute-contre, et joue de merveilleux airs mélancoliques au saxophone.
 

 
Un cercle de sable blanc au sol, un amphithéâtre de tulles noirs autour, des lumières précises et élégantes, des costumes malicieux : avec son équipe de création technique, Sarah Tick a inventé un espace de jeu magique où l’hôpital avec ses bipbip et ses tuuitit, ses couloirs froids et ses néons clignotants se métamorphose dans l’imaginaire de Shahara et Mélie et sous nos yeux en centre d’entraînement spatial, en vaisseau, en voyage, en sol lunaire… Nourries des créations vidéos très gracieuses de Renaud Rubiano et Pierric Sud et de la belle matière sonore de Pierre Tanguy, des images d’une grande poésie nous font glisser de la réalité hospitalière aux fantaisies des jeux d’enfants et aux hallucinations qui animent Shahara sous anesthésie.

Ce spectacle rend un hommage sensible et plein de drôlerie à la force de tous ces petits combattants que sont les enfants grands malades, mais aussi aux (super-) pouvoirs de l’imaginaire et du cœur, qui permettent de réinventer le monde et de doper la vie ! Surtout, c’est un spectacle qui parle aux enfants avec une fraîcheur, des mots et un rythme qui leurs ressemblent, et la maturité qu’ils méritent. C’est intelligent, beau, lumineux et vivifiant.

Marie-Hélène Guérin

 

SHAHARA
Vu aux Plateaux Sauvages
Texte de Caroline Stella
Mise en scène de Sarah Tick – Cie JimOe
Avec Barbara Bolotner, Nadia Roz, Julien Crepin et Guillaume Mika

Dramaturgie Morgane Lory | Scénographie Anne Lezervant | Création vidéo Renaud Rubiano, Pierric Sud | Création et régie lumière Julien Crépin | Création et régie son Pierre Tanguy | Costumes Charlotte Coffinet | Création musicale Guillaume Mika et Nicolas Cloche
Photos Pauline Le Goff

Production Compagnie JimOe | Coproduction Les Plateaux Sauvages et La Manekine – Scène intermédiaire des Hauts-de-France | Coréalisation Les Plateaux Sauvages

À VOIR EN TOURNÉE
• les 6 et 7 avril 2023 au Théâtre du Chevalet, Noyon (60)
• du 23 au 26 mai 2023 à L’Étoile du Nord, Paris

Wasted : portrait d’une jeunesse en feu (et en cendres). Un texte vibrant de Kae Tempest porté par une jeune et belle troupe.

L’historique petite salle du Nouveau Théâtre de l’Atalante (NTA) a changé de direction cet automne. La DRAC a offert sa confiance à une nouvelle équipe, sous la houlette de Bruno Bouzaguet, pour en faire une plateforme de connexion entre la jeune création et le réseau professionnel, un lieu dédié à l’émergence. Y vibre du théâtre à toute heure du jour et du soir – cours, stages, compagnies en « labo », résidences de création, à venir un festival d’écriture contemporaine « Attention, écritures fraîches » où l’on découvrira des textes encore « neufs », jamais montés.

En ce moment, on y voit WASTED (Dévasté.e.s) de Kae Tempest, mis en scène par Martin Jobert, diplômé de l’ESCA et artiste associé au NTA pour 3 ans, comme sa consœur Ambre Dubrule.
 

 
« Il n’y a pas si longtemps, on avait 13 ans, on avait peur de rien. On était jeune, tout était romantique et vrai. Puis quelque chose a changé »
Wasted parle de ce moment particulier de la jeunesse où tout n’est plus possible ; mais où tout est encore à advenir. Une ligne de crête, un point de tension. Ce moment où on se rend compte qu’on est passé à côté de son « ancien futur glorieux ». C’est sûr, on ne sera pas footballeur professionnel, on ne sera pas rock star, c’est sûr, on ne sera pas agent secret. Mais on a à peine plus de 25 ans, on en a encore, de la vie devant soi.

Charlotte, Ted, Dany se retrouvent ce soir-là pour célébrer la mort de leur copain Tony. Ils les a quitté ils étaient ados. Ils le fêteront comme on peut fêter à pas trente ans, dans l’ivresse, les stupéfiants, la musique, la danse, dans les confidences éméchées, les souvenirs flous, les perspectives d’un âge adulte qu’on craint gris, dans les joies et les tristesses folles de l’alcool et de l’amitié.
Ils sont tragiques et poignants, beaux, dérisoires et drôles.
Simon Cohen, Tristan Pellegrino, Kim Verschueren, très joliment accompagnés par les compositions musicales électro et le chant de tête hypnotique de Raphaël Mars, ont l’âge et la fièvre des personnages.
Le jeu est parfois encore un peu frais, ça se comprend, les quatre jeunes gens sortent à peine de l’école, déjà au fil de la représentation ils gagnent en assurance et en liberté, mais ils sont déjà justes et vibrants, ils ont une belle énergie, ils donnent vie à leurs personnages. J’y retrouve ma jeunesse, ma bande de potes, nos craintes, nos rêves, nos indéfectibles liens, notre soif d’absolu, nos failles et nos consolations.
 

 
Avec une certaine économie de moyens et des idées gracieuses, soutenu par les décors et les lumières très graphiques de Louis Heiliger et Gauthier Le Goff, Martin Jobert trouve le bon rythme et crée des images discrètement spectaculaires, où des poussières d’étoiles enivrent ses personnages et irisent les spectateurs…
L’abrupte poésie de l’écriture de Kae Tempest, dont on aime la pulsation, la rugosité, dont on aime le désespoir bouillonnant et la fébrilité, dont on aime la ville et les êtres dont iel la peuple, est restituée telle quelle, accent français mais débit fluide et timbre plein, par des apartés en anglais (surtitrés); les dialogues et les relations entre les personnages ont de la vérité et de la chair. Ces jeunes gens, nerveux et doux, pleins de larmes, de fous rires, d’amitié et de désirs, touchent.

Il reste deux jours pour aller les voir au NTA. Ce n’est qu’un début, on a envie de les voir grandir.

Marie-Hélène Guérin

 

WASTED
De Kae Tempest
Au Nouveau Théâtre de l’Atalante, jusqu’au 18 mars
Traduction Gabriel Dufay et Oona Spengler – La pièce Fracassés (WASTED) de Kae Tempest est éditée et représentée par l’ARCHE – Editeur & Agence théâtrale
Mise en scène Martin Jobert, assisté de Fabien Chapeira
Avec Simon Cohen, Raphaël Mars, Tristan Pellegrino, Kim Verschueren
Photo Paul Desveaux

La Disparition : un jeu de piste labyrinthique et réjouissant du Groupe Fantôme

Le 1er février 2017, un enfant venu avec sa mère assister à la création théâtrale Le Lac, disparaît avant la fin de la représentation.

A PianoPanier on aime Clément Aubert, Romain Cottard et Paul Jeanson, les auteurs et interprètes de cette Disparition. On les suit depuis des années, ensemble ou séparément. On les a vu séparément dans Le Maître et Marguerite, Intramuros, J’ai couru comme dans un rêve, ensemble dans Idem ou encore Notre crâne comme accessoire. Ils ont l’esprit alerte, un jeu vif et très naturel, et une science aigüe de l’échange avec le public.
Ils nous invitent ici à un jeu de piste labyrinthique et réjouissant, une enquête autant dans les faits que dans l’intime, où l’on ne sait plus qui d’eux ou de nous aident les autres à retrouver ce petit garçon.
 
© Constance Gay
 
Ils ont imaginé avec Heidi Folliet un univers dépouillé pour faire place à toutes les strates de leurs récits. À cour et jardin, deux longues tables, régie son, ordis portables, évoquent d’emblée la fabrication, l’artisanat du spectacle. Un cadre blanc structure le plateau, y crée de l’abstraction. Trois hommes jeunes, trois chaises, un verre, une gourde, une carafe. Trois hommes jeunes, trois hommes de théâtre nous parlent de leur rencontre, de leur travail. Puis de l’écho profond qu’aura sur eux la disparition, ou exactement l’annonce de la disparition de l’enfant, à l’occasion de cette représentation du « Lac » qui devait être le fruit de leur collaboration.
Le spectacle nous entraîne aux côtés des trois protagonistes dans leur traumatisme, à la lisière de la folie et de la violence, nous frottant à leurs peurs les plus profondes. Pourtant, c’est aussi un vrai parcours en leur compagnie vers la consolation, vers la quête de la joie et de la douceur.
Les trois hommes jeunes, les personnages, utilisent les prénoms des acteurs pour se nommer. Qu’est-ce qui est fiction, qu’est-ce qui est création ? « Faites semblant de nous croire, jusqu’à ce que ce soit le cas » nous suggère l’un d’eux, à l’instar de Blaise Pascal… Cette fausse conférence de presse se trouble encore d’incises qui embarquent les spectateurs dans d’étranges expériences collectives. On y goûtera la saveur d’une obscurité partagée, d’un chant à l’unisson, du récit d’un rêve qui se mêlera insidieusement à la construction du spectacle.

À Asnières a lieu la 11e édition du festival de la jeune création théâtrale, Mises en Demeure, rebaptisé cette année Mises en Lumière. La Disparition y partage l’affiche avec Vie sans moi et Les Enfants du soleil : courez y savourer ce spectacle-puzzle, protéiforme, inventif, déroutant, entre conférence de presse, expérience immersive et excursion quantique !
Il y aura, comme chez les vrais clowns, dont les trois lascars ont l’âme, de la poésie, de la profondeur, beaucoup de drôlerie, et autant d’humanité.

Marie-Hélène Guérin

 
 
© Constance Gay
 
LA DISPARITION
Une création du Groupe Fantôme
dans le cadre de Mises en lumière, festival de la jeune création théâtrale
À voir au Studio|ESCA du 17 au 19 mars 2023
Conception et texte Clément Aubert, Romain Cottard et Paul Jeanson
Scénographie Heidi Folliet | Création lumière Stéphane Deschamps | Création sonore et musicale Colombine Jacquemont et Émilien Serrault | Construction décor Jean-Luc Malavasi
Photo en-tête d’article © Pauline Le Goff
Production Le Groupe Fantôme Coproduction Scène Nationale de Sceaux – Les Gémeaux Coréalisation Les Plateaux Sauvages Avec l’aide de la DRAC île de France et de la Mairie de Paris Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages Avec le soutien du Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis et d’ACME

Oublie-moi, bijou de sincérité et d’émotion au Petit Saint-Martin

Le Petit Saint-Martin nous offre décidément de jolis moments de théâtre en proposant sur scène des petites formes, des spectacles courts qui font souvent mouche. Après l’excellent diptyque de Jean-Luc Lagarce mis en scène par Marcial di Fonzo Bo avec l’épatante Catherine Hiegel, Oublie-moi est une proposition contemporaine et pop. C’est la signature de la direction artistique de Jean Robert-Charrier que de mêler des spectacles exigeants, invitant auteurs et grands noms de la mise en scène, et des formes plus grand public. Il est alors amusant d’observer la composition de l’assemblée, en miroir du spectacle qui est joué. En ce mois de mars, les bancs de la petite salle sont majoritairement occupés par de jeunes couples trentenaires et citadins, à l’image de Jeanne et Arthur, les deux protagonistes.

Oublie-moi est une adaptation de la pièce anglaise In the other words du dramaturge britannique Matthew Seager que le metteur en scène et comédien Thierry Lopez a découvert dans les couloirs de la bibliothèque du Royal Court Theatre à Londres. Coup de cœur immédiat à la lecture, il sollicite immédiatement Marie-Julie Baup, rencontrée dans la mise en scène du Songe d’une nuit d’été de Nicolas Briançon, lui proposant d’être sa partenaire pour raconter cette si belle et déchirante histoire d’amour. Thierry Lopez est un habitué des lieux. Il a déjà foulé plusieurs fois les deux plateaux, le petit au sous-sol et l’immense à l’étage. C’est donc à la maison, tout en simplicité et avec convivialité que les spectateurs pénètrent dans la salle de spectacle. Depuis la présentation du spectacle à Avignon en 2022 au Théâtre Actuel, la presse est dithyrambique. Le bouche-à-oreille fonctionne et la longue période de représentation parisienne bat son plein.

Jeanne et Arthur forment un jeune couple comme on en croise beaucoup dans les grandes villes. Ils sont beaux, ils aiment sortir, ils flirtent, ils s’amusent et profitent de ce que la vie peut leur offrir à cet âge doré. Leur histoire d’amour commence sur la piste de danse d’une boîte de nuit grâce à l’aplomb, mais aussi le coup de folie d’Arthur, particulièrement taquin et audacieux. Doté d’une verve et d’une répartie inébranlables, il séduit Jeanne qui, amusée et intriguée par ce singulier personnage, entre dans son jeu. On suit leurs premiers pas jusqu’à leur emménagement, leur quotidien, leurs jeux d’amoureux et leur humour. Leur complicité est superbe et le public est immédiatement séduit par cet homme et cette femme qui vivent seuls au monde et pour eux deux. Mais au cœur de cette féerie et de ce monde enchanté, un petit caillou vient enrayer la machine. Ce n’est pas immédiatement évident. On ne s’en rend pas compte. On refuse d’y accorder de l’importance. On met cela sur le compte de la vie de tous les jours, de la fatigue, du stress. On masque les murs qui s’effritent avec des sourires et des blagues. Et surtout, on continue de s’aimer très fort. Mais ce monde d’illusion est bien fragile et la réalité finit toujours par percer la bulle et faire craquer le décor. Arthur est malade. Il développe des troubles cognitifs, perd la mémoire, le fil de ses idées. Il se déconnecte du monde et du réel. Pour de vrai, cette fois. Stade 1. Stade 2. Jusqu’au Stade 10. Nous assistons alors à la force de deux êtres qui affrontent la maladie, Alzheimer, sans jamais oublier les premiers instants, les étoiles et leurs chansons.

Oublie-moi est un spectacle sur la puissance des sentiments qui lient deux individus et sur la manière dont on construit une histoire ensemble, solidairement. Quand le réel vient frapper le rêve. Thierry Lopez et Marie-Julie Baup s’approprient ce récit en y insufflant leur humour et leur complicité. Leur légèreté. Ils donnent à ce drame l’allure d’un conte moderne et pétillant. Ils assument les sentiments qui dégoulinent, l’amour-canard, l’espièglerie du quotidien. Dans un décor rose, entièrement rose, de la couleur des murs jusqu’à la radio en passant par le caleçon d’Arthur, le couple s’aime, s’amuse et avance main dans la main, toujours. L’adaptation des deux artistes ancre cette histoire dans le présent, se nourrissant de toutes les références connues du public, renforçant le sentiment d’identification. La bande-son du spectacle est tout droit tirée des playlists Spotify qui sommeillent dans les téléphones (éteints !) des spectateurs. Jeanne et Arthur, c’est nous. Avec un naturel déconcertant, l’histoire se met en place doucement. On se plaît à observer ce couple idyllique en se demandant si ça ne pourrait pas être cela l’histoire, tout simplement. Sans accrocs. Sans accidents. Cette simplicité dans le récit et le jeu rend d’autant plus frappante et insupportable la tragédie qui surgit. Marie-Julie Baup et Thierry Lopez sont bouleversants de sincérité et d’émotion. Avec une extrême finesse, ils abordent la question de la maladie, de la souffrance et du couple. Ils offrent un témoignage, leur histoire tout simplement.
Une musique, trois souvenirs et une couleur. Le public bouleversé reprend son souffle et applaudit à tout rompre devant cette merveilleuse histoire d’amour et d’humanité.

Alban Wal de Tarlé

 

D’après In Other Words de Matthew Seager
Adapté, mis en scène et interprété par Marie-Julie Baup et Thierry Lopez
Costumes Michel Dussarrat | Scénographie Bastien Forestier | Lumières Moïse Hill | Création sonore Maxence Vandevelde | Assistante mise en scène Pauline Tricot | Chorégraphie Anouk Viale
Oublie-moi is presented by arrangement with Concord Theatricals Ltd. on behalf of Samuel French Ltd. www.concordtheatricals.co.uk
Photos © Frédérique Toulet
Production : Atelier Théâtre Actuel, MK PROD’, Louis d’Or Production, IMAO
En partenariat avec La Terrasse, TSF Jazz, Paris Première

À la ligne, un seul-en-scène puissant et sensible à la Huchette

Y’a de la joie à la Huchette !
La chanson revient comme un mantra et s’impose comme une évidence.
C’est l’histoire vraie* de Joseph, ouvrier intérimaire.
Malgré des études de Lettres brillantes, Joseph se retrouve sur la ligne de production d’un abattoir breton. Un boulot inattendu ! Mais bon, « l’usine c’est pour les sous » .
Alors, va pour l’inattendu ! Suivons la ligne. Suivons Joseph !
Mais suivre Joseph dans son quotidien, c’est comprendre que la ligne, même implacablement droite, n’est pas le chemin le plus court entre l’homme et son accomplissement. Suivre Joseph, c’est entrer « en usine » comme d’autres entrent en religion. C’est croiser des collègues hauts en couleurs, des chefaillons bas de plafond, des odeurs putrides, des sons à vous crever les tympans. C’est s’exposer à la souffrance des corps, celle des hommes épuisés, celle de bêtes suppliciées. C’est se demander chaque jour pourquoi on le fait et chaque jour y retourner sinon, ça manque ! Suivre Joseph dans son quotidien, c’est écrire tout ça, cette expérience, cet épuisant foisonnement de vie et de mort mêlées ! Écrire pour témoigner, parce que c’est nécessaire, jusqu’à ce que la fatigue, l’inhumaine fatigue vienne à bout de cette nécessité. Parce que l’Usine, ça épuise tout. Tout, sauf la dignité, le partage, la solidarité… les rêves ! Tout sauf la joie. L’indicible, l’incompréhensible joie. La joie comme tuteur devant les vicissitudes de la vie ouvrière. La joie qui tient debout.
Au centre du plateau, le guitariste Tonio Matias accompagne et ponctue le récit de rythmes, de notes, de chants. Double musical de Joseph, frère de labeur. Compagnon précieux pour route sinueuse.
Autour de lui, sur tous les fronts, d’une humanité rayonnante et combative, Grégoire Bourbier incarne Joseph. Une performance puissante et digne, sensible et engagée. Il frappe fort et juste. Bravo ! La mise en scène de J-P Daguerre est au cordeau ! Millimétrée, précise, empathique.
C’est sûr, Y’a de la joie à la Huchette !

CLDDM

 
*(Joseph Pontus, décédé prématurément cette année a publié « A la ligne », roman autobiographique, en 2019, ).
 

À LA LIGNE
Au Théâtre de La Huchette, les lundis à 19h jusqu’au 27 mars
De Joseph Ponthus
Adaptation Xavier Berlioz, Grégoire Bourbier, Frédéric Warringuez
Avec Grégoire Bourbier, Tonio Matias
Mise en scène : Jean-Philippe Daguerre
Régie : Yves Thuillier
Durée : 1h05
 

« Sans tambour » : Être drôle n’empêche pas d’être triste. Et réciproquement. Un réjouissant désastre !

Samuel Achache poursuit avec Florent Hubert, déjà complice sur Le Crocodile trompeur – libre adaptation de Didon et Enée d’Henry Purcell, salué d’un Molière du Spectacle musical en 2014, son exploration des liens entre théâtre et musique.
Un piano resté suspendu au-dessus d’un plancher absent, des chaises de velours rouge, une bâche de chantier, une maison dont on ne sait encore si elle est en construction ou en destruction : le beau décor fracassé de Lisa Navarro invente d’emblée un espace de jeu poétique et chaotique.
Dans cette apocalypse encore tranquille, Léo-Antonin Lutinier, en chef d’orchestre échevelé, dégingandé et lunaire, lance avec emphase un 45-tours, qui sera interprété, grésillements, rayures et ralentis inclus, par un petit ensemble instrumental hétéroclite aux couleurs chaudes (flûte traversière alto, clarinette basse, violoncelle, saxophone, accordéon) : le prologue, bref et rieur, sème les premiers grains de folie.
 
© Jean-Louis Fernandez
 
Des coups de marteau, comme les trois coups du lever de rideau au théâtre : les cloisons de placo de la cuisine s’effondrent, dévoilant tuyauteries, gravats, mises au point, corps à corps et ruptures. La femme qui fut amoureuse passionnée dit : « partir à l’aventure », il répond : « payer le Renault Scénic », elle aurait aimé entendre : « partir à l’aventure en Renault Scénic », car elle aurait aimé encore l’aimer. Mais, malgré le combat acharné que mène l’homme, gants de vaisselle et arguments aux poings, les verres sales et les reproches s’entassent dans l’évier, et l’heure n’est plus au rafistolage : Sans tambour procède avec jubilation à la démolition de la maison et du couple.

Eve Risser traduit au piano préparé les angoisses de l’homme, Léo-Antonin Lutinier, comédien au chant encore plus émouvant de sa fragilité, se fait clown blanc mélancolique et farfelu : la musique et le théâtre sans cesse s’entremêlent, finissent par ne faire plus qu’un – diction rythmique ou chant déclamé, parole redoublée ou poursuivie par le chant clair de la soprano Agathe Peyrat, lieder en parenthèses gracieuses ou créations contemporaines en contrepoint de l’action. Les interprètes – au jeu, au chant, aux instruments – sont tous également fins, justes, précis.
 
© Christophe Raynaud de Lage
 
Les lieder de Schumann fendent l’âme et Tristan et Yseult nous rappellent que les philtres d’amour sont des poisons. Mais ici, on fait du laid le beau, on déguise le pathétique en burlesque et « si le monde ne tourne pas rond, on va en changer le sens ». Dans un étrange institut, on combat la maladie du désir – en comblant le manque par des éboulis – de murs, de chansons d’amour… L’homme quitté, Lionel Dray, « raté magnifique », massue à l’épaule, finit par se tenir en équilibre précaire sur les montants du guéridon qu’il a méticuleusement détruit ; un autre romantique désolé plonge dans un piano empli de ses propres larmes pour y noyer son chagrin et le forcer à remonter vers le lobe frontal (où on devrait mieux savoir quoi en faire qu’en le laissant se prélasser dans les méandres du cœur)…

Être drôle n’empêche pas d’être triste. Être triste n’empêche pas d’être drôle. Et être drôle et triste n’empêche pas d’être beau.
C’est la magie de ce délicieux spectacle inattendu, incroyablement maîtrisé et parfaitement déglingué, poignant et joyeux, où des ruines finit par naître l’apaisement, où entre les gravats il y a place pour la rêverie, où sur la maison désossée peut enfin se lever une lumière pleine de douceur et riche d’attente. On en sort étonnamment réjouis et ensoleillés.

Marie-Hélène Guérin

 


SANS TAMBOUR

Vu au Théâtre des Bouffes du Nord
Mise en scène Samuel Achache
Direction musicale Florent Hubert
Arrangements collectifs à partir de lieder de Schumann tirés de : Liederkreis op.39, Frauenliebe und Leben op.42, Myrthen op. 25, Dichterliebe op.48, Liederkreis op.24
Compositions d’Antonin-Tri Hoang, Florent Hubert et Eve Risser
De et avec Gulrim Choï, Lionel Dray, Antonin-Tri Hoang, Florent Hubert, Sébastien Innocenti, Sarah Le Picard, Léo-Antonin Lutinier, Agathe Peyrat, Eve Risser
Scénographie Lisa Navarro | Costumes Pauline Kieffer | Lumières César Godefroy | Collaboration à la dramaturgie Sarah Le Picard, Lucile Rose | Assistante costumes et accessoires Eloïse Simonis

À VOIR :
les 8 et 9 mars : Théâtre de Lorient, Centre dramatique national
les 16 et 17 mars : Théâtre de la ville de Luxembourg
les 28 et 29 mars : Le Grand R Scène nationale de La Roche-sur-Yon
les 12 et 13 avril : Théâtre de Caen