Trigger warning, fin d’une adolescence
Hildegarde von Bingen, abbesse, poétesse, herboriste, au XIIe s. avait inventé une Lingua ignota. Grande mystique, elle a, suppose-t-on, reçu cette langue par inspiration divine. Elle en avait composé un glossaire, qu’on a retrouvé, d’un millier de mots. Elle en était l’inventrice et la seule locutrice. Ses mots sont morts avec elle.
La « lingua ignota » de Zed est son miroir inversé, une langue qui est née non d’une inspiration mais d’un usage, une langue qui n’est pas parlée, mais par des millions d’êtres, la langue du scroll et du swipe, la langue muette des doigts qui courent sur un écran de smartphone, qui zappent et qui tchattent. Une langue qui n’a pas de voix, mais qui a un rythme, une gestuelle, un sens propres.
Marcos Carames-Blanco, pas 30 ans, plus 16 ans mais ce n’est pas si loin, fait de Trigger Warning le premier volet d’un cycle d’écriture et de recherche, Portraits de la jeunesse non-conforme.
Trigger Warning nous embarque, en temps réel, dans une bribe de vie nocturne d’un.e ado d’aujourd’hui, Zed, autoproclamé.e « genderfuck, pronom ‘bitch’, pseudo @tothezed », perruque blonde pointes roses, cycliste gris, t-shirt noir, 3h58 et pas envie de dormir, étalé.e sur le grand lit blanc, écouteurs aux oreilles, regard scotché à l’écran, doigts glissant d’un site à l’autre, spotify, insta, youtube, Laetitia Casta lors d’un défilé Jacquemus 1997, Ariana Grande, infos fugaces, on bondit d’une recommandation à une notification, d’un whatsapp à un live insta, d’un MP à un message audio.
Avec beaucoup de malice et d’intelligence, Maëlle Dequiedt a confié à une unique comédienne, Orane Lemâle, feu follet à la réjouissante plasticité, le « rôle » du smartphone, contenu, descriptions des écrans – images, icônes, énoncé des URL, interprétation des vidéos consultées et des interlocuteurs. Évidemment, cela lisse la variété des interactions, Bae l’ami drag, la vlogueuse dans son plaidoyer contre les violences faites aux femmes, la bonne copine, les followers anonymes, le vilain troll, ad libitum, se retrouvant dans la même voix et le même corps – ce qui sans doute prive le spectateur d’un certain relief, mais rend perceptible une sorte de dépersonnalisation des contenus passés à la moulinette des algorithmes.
La mise en scène, qu’on aurait sans doute aimé plus tendue, use d’un vocabulaire très actuel – espace dépouillé, adresse au spectateur, micros sur pied, narration… – collant parfaitement au sujet et à la langue déployée. Elle est servie par une belle utilisation de la vidéo (création Grégory Bohnenblust), faussement en direct, dont on applaudit le noir et blanc très élégant, les légers décalages hautement poétiques, la proximité émouvante avec le visage de Zed.
« il est 4h12, on est 9000 sur le live,
mais plus personne ne dort ou quoi ? »
Bae, live tuto makeup drag
Plus personne ne dort, Zed alone dans sa chambre mais pas tout.e seul.e sur les réseaux, pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur de l’adelphité, de la complicité, pour le meilleur de voir à vitesse grand V débouler sur son smartphone les amitiés noctambules, les camaraderies réconfortantes, pour le pire de voir à même vitesse grand V se répandre la saleté.
Solo sur son lit, on se croit dans son cocon, on choisit du bout du doigt les ramifications de sa balade virtuelle, la BO et les images, sur qui on s’attarde plus longtemps et qui on zappe, qui on cherche et qui on vire.
Mais le nouveau Grand Méchant Loup qu’on croise dans les contes d’aujourd’hui rôde, tapi dans la forêt des commentaires et des retweets : le harcèlement en ligne ouvre sa grande gueule vorace pour croquer les ados qui, à l’instar de la brave chèvre de M. Seguin, refusent de rester dans leur enclos et préfèrent vagabonder.
Pour ceux qui s’en souviennent, ça se termine mal pour la petite chèvre qui aimait la liberté, le goût des herbes sauvages et le vent de la nuit.
On aimerait bien que les ados qui aiment la liberté, le goût des herbes sauvages et le vent de la nuit ne se fassent pas croquer par le Grand Méchant Loup.
Lucas Faulong, qui interprète avec finesse Zed, retrouvera bientôt Marcos Caramés-Blanco dans une prochaine création, Gloria-Gloria, et il collabore avec lui en résidence à La Colline pour un travail de recherche autour de la jeunesse et de la marginalité. Tout jeune comédien, il a sans doute à peine plus que l’âge du personnage. Il a un jeu d’une souplesse très maîtrisée, la voix légère basculant par instant dans les graves, le regard presqu’indifférent s’illuminant d’un fugace et vif sourire, le corps fluide en énergie comme en genre.
On pourra rester interrogatif devant l’achèvement de cette (heure de) vie, le voyage accompli en compagnie de Zed ne donnant pas les clefs de sa réponse, qui restera assez hermétique – en dehors du fait qu’elle fasse écho à des faits de société marquants de l’époque où iel vit. La pièce serait-elle elle-même le « trigger warning/avertissement de contenu traumatisant » de l’adolescence d’aujourd’hui ?
Zed reste dans sa chambre, et nous peut-être en dehors. Mais pendant une grande heure on aura avec ellui basculé dans cet entre-deux, cet entre-temps où le monde virtuel est la réalité, faite d’êtres vivants aux rêves, aux peurs et aux névroses bien humaines ; on sera parti à la découverte d’un univers complexe, sans manichéisme, et d’une écriture singulière et sensible, à suivre de près.
Marie-Hélène Guérin
TRIGGER WARNING
Au Théâtre Paris Villette jusqu’au 3 juin
Texte Marcos Caramés-Blanco / mise en scène Maëlle Dequiedt / jeu Lucas Faulong et Orane Lemâle / costumes Noé Quilichini / création lumières et régie générale Laurine Chalon / régie lumières Amandine Robert / son Joris Castelli / création vidéo Grégory Bohnenblust / régie vidéo Matéo Esnault / scénographie Coline Gaufllet et Rachel Testard / Photo © Emilie Zeizig
production : ENSATT-Lyon / production déléguée : Cie La Phenomena