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Oublie-moi, bijou de sincérité et d’émotion au Petit Saint-Martin

Le Petit Saint-Martin nous offre décidément de jolis moments de théâtre en proposant sur scène des petites formes, des spectacles courts qui font souvent mouche. Après l’excellent diptyque de Jean-Luc Lagarce mis en scène par Marcial di Fonzo Bo avec l’épatante Catherine Hiegel, Oublie-moi est une proposition contemporaine et pop. C’est la signature de la direction artistique de Jean Robert-Charrier que de mêler des spectacles exigeants, invitant auteurs et grands noms de la mise en scène, et des formes plus grand public. Il est alors amusant d’observer la composition de l’assemblée, en miroir du spectacle qui est joué. En ce mois de mars, les bancs de la petite salle sont majoritairement occupés par de jeunes couples trentenaires et citadins, à l’image de Jeanne et Arthur, les deux protagonistes.

Oublie-moi est une adaptation de la pièce anglaise In the other words du dramaturge britannique Matthew Seager que le metteur en scène et comédien Thierry Lopez a découvert dans les couloirs de la bibliothèque du Royal Court Theatre à Londres. Coup de cœur immédiat à la lecture, il sollicite immédiatement Marie-Julie Baup, rencontrée dans la mise en scène du Songe d’une nuit d’été de Nicolas Briançon, lui proposant d’être sa partenaire pour raconter cette si belle et déchirante histoire d’amour. Thierry Lopez est un habitué des lieux. Il a déjà foulé plusieurs fois les deux plateaux, le petit au sous-sol et l’immense à l’étage. C’est donc à la maison, tout en simplicité et avec convivialité que les spectateurs pénètrent dans la salle de spectacle. Depuis la présentation du spectacle à Avignon en 2022 au Théâtre Actuel, la presse est dithyrambique. Le bouche-à-oreille fonctionne et la longue période de représentation parisienne bat son plein.

Jeanne et Arthur forment un jeune couple comme on en croise beaucoup dans les grandes villes. Ils sont beaux, ils aiment sortir, ils flirtent, ils s’amusent et profitent de ce que la vie peut leur offrir à cet âge doré. Leur histoire d’amour commence sur la piste de danse d’une boîte de nuit grâce à l’aplomb, mais aussi le coup de folie d’Arthur, particulièrement taquin et audacieux. Doté d’une verve et d’une répartie inébranlables, il séduit Jeanne qui, amusée et intriguée par ce singulier personnage, entre dans son jeu. On suit leurs premiers pas jusqu’à leur emménagement, leur quotidien, leurs jeux d’amoureux et leur humour. Leur complicité est superbe et le public est immédiatement séduit par cet homme et cette femme qui vivent seuls au monde et pour eux deux. Mais au cœur de cette féerie et de ce monde enchanté, un petit caillou vient enrayer la machine. Ce n’est pas immédiatement évident. On ne s’en rend pas compte. On refuse d’y accorder de l’importance. On met cela sur le compte de la vie de tous les jours, de la fatigue, du stress. On masque les murs qui s’effritent avec des sourires et des blagues. Et surtout, on continue de s’aimer très fort. Mais ce monde d’illusion est bien fragile et la réalité finit toujours par percer la bulle et faire craquer le décor. Arthur est malade. Il développe des troubles cognitifs, perd la mémoire, le fil de ses idées. Il se déconnecte du monde et du réel. Pour de vrai, cette fois. Stade 1. Stade 2. Jusqu’au Stade 10. Nous assistons alors à la force de deux êtres qui affrontent la maladie, Alzheimer, sans jamais oublier les premiers instants, les étoiles et leurs chansons.

Oublie-moi est un spectacle sur la puissance des sentiments qui lient deux individus et sur la manière dont on construit une histoire ensemble, solidairement. Quand le réel vient frapper le rêve. Thierry Lopez et Marie-Julie Baup s’approprient ce récit en y insufflant leur humour et leur complicité. Leur légèreté. Ils donnent à ce drame l’allure d’un conte moderne et pétillant. Ils assument les sentiments qui dégoulinent, l’amour-canard, l’espièglerie du quotidien. Dans un décor rose, entièrement rose, de la couleur des murs jusqu’à la radio en passant par le caleçon d’Arthur, le couple s’aime, s’amuse et avance main dans la main, toujours. L’adaptation des deux artistes ancre cette histoire dans le présent, se nourrissant de toutes les références connues du public, renforçant le sentiment d’identification. La bande-son du spectacle est tout droit tirée des playlists Spotify qui sommeillent dans les téléphones (éteints !) des spectateurs. Jeanne et Arthur, c’est nous. Avec un naturel déconcertant, l’histoire se met en place doucement. On se plaît à observer ce couple idyllique en se demandant si ça ne pourrait pas être cela l’histoire, tout simplement. Sans accrocs. Sans accidents. Cette simplicité dans le récit et le jeu rend d’autant plus frappante et insupportable la tragédie qui surgit. Marie-Julie Baup et Thierry Lopez sont bouleversants de sincérité et d’émotion. Avec une extrême finesse, ils abordent la question de la maladie, de la souffrance et du couple. Ils offrent un témoignage, leur histoire tout simplement.
Une musique, trois souvenirs et une couleur. Le public bouleversé reprend son souffle et applaudit à tout rompre devant cette merveilleuse histoire d’amour et d’humanité.

Alban Wal de Tarlé

 

D’après In Other Words de Matthew Seager
Adapté, mis en scène et interprété par Marie-Julie Baup et Thierry Lopez
Costumes Michel Dussarrat | Scénographie Bastien Forestier | Lumières Moïse Hill | Création sonore Maxence Vandevelde | Assistante mise en scène Pauline Tricot | Chorégraphie Anouk Viale
Oublie-moi is presented by arrangement with Concord Theatricals Ltd. on behalf of Samuel French Ltd. www.concordtheatricals.co.uk
Photos © Frédérique Toulet
Production : Atelier Théâtre Actuel, MK PROD’, Louis d’Or Production, IMAO
En partenariat avec La Terrasse, TSF Jazz, Paris Première

On n’est pas là pour disparaître

Au Théâtre 14, en ce moment, brille une pépite, précieuse, aux froids et doux reflets de nacre : On n’est pas là pour disparaître. Un spectacle puissant qui s’insinue dans l’esprit et y creuse un chemin profond, porté par l’insaisissable et saisissant Yuming Hey.

On démarre sur une fausse piste, comme un polar. En fond de scène, sur un vaste tulle blanc, se projettent en phrases incisives le déroulé de ce qui semble un fait divers, une date, des coups de couteau, une tentative de meurtre, une victime, un coupable ? L’interrogatoire policier dérive et nous entraîne ailleurs, vers d’autres interrogations.
 

 

« À l’asile où il est placé, monsieur T. attend, ou plutôt il ne sait pas qu’il attend. »

Monsieur T. est atteint de la maladie d’Alzheimer. Monsieur T. est dépossédé de lui-même, de son intériorité, de son futur, de son passé par la maladie de A.
De son présent même. De ses mots, de ses liens.
Aux phrases nettes, lettres blanches sur fond noir, qui nous apportait faits et informations sur le crime, sur la maladie, succède un étrange et beau paysage vidéo (création Justine Emard), évoquant de l’imagerie médicale aussi bien que des territoires mouvants et rhizomiques, où l’on sent qu’il est facile et risqué de s’égarer. Nous entrons dans l’espace mental de monsieur T., dans les méandres du cerveau altéré et de la vie brouillée de monsieur T.
 

 
Noir. Lumière. Apparaît Yuming Hey qui se fait narrateur, enquêteur, monsieur T., la femme de monsieur T, le corps médical.
Débit de mitraillette, murmure fébrile, cheveux ras, la silhouette comme son jeu : fine et souple.
Comme il faisait vivre à l’intérieur de sa chair et de sa voix les multiples strates d’être d’Herculine Barbin (m.e.s. C. Marnas), il se fait porte-parole, porte-sens, porte-sensation des un•e•s et des autres protagonistes avec la même justesse, la même acuité. De Monsieur T. il se laisse traverser par la logorrhée entre folle lucidité et déroute éperdue ; à madame T., broyée et solide, il donne une concentration toute en retenue ; aux autres personnages il prête la bonne distance.

Pieds ancrés au sol, il a le corps statique mais mobile – voix, expressions, tension du corps, rythmes, regard, tout se meut et s’ajuste au gré des personnages. La métamorphose est minimale mais saisissante.
Yuming Hey a une maîtrise remarquable de son art, sa virtuosité de chaque instant jamais ne passant devant la finesse et la sensibilité de son incarnation.
Il se fait ombres et lumières, poursuivant de son jeu délicat la belle qualité d’absence de jugement qu’on trouve dans le texte.

« Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est,
de ne pas pouvoir nommer les choses »

Dans la mise en scène limpide et tendue de Mathieu Touzé, tout concourt à densifier la représentation. La création lumière rigoureuse de Renaud Lagier et Loris Lallouette, atmosphère blanche, crue, d’hôpital, est troublée de projections vidéos très évocatrices, alternant séquences de chiffres, lettres, mots, pendant les voix off, ou ombres fluctuantes, comme des lumières sous des branchages, pendant les monologues ou les soliloques des personnages. Quelques notes de guitare, sèches, sourdes, comme trois coups de théâtre, comme des battements de cœur, happaient le spectateur dès l’ouverture du spectacle. Rebecca Meyer accompagnera en direct ce voyage d’une guitare électrique hypnotique, rôdant en sourdine ou égrenant des mélopées discrètement répétitives.
Rien ne surligne, ne paraphrase, tout est écho, caisse de résonance, amplificateur.

Il y a de la violence dans ce texte, dans les profondeurs de l’égarement de monsieur T, dans le désordre qu’il crée autour de lui. Pourtant, échappant salutairement à tout pathos, l’adaptation du texte de la passionnante autrice Olivia Rosenthal par Mathieu Rouzé laisse place à un contrepoint piquant, porté par la voix (off) ample et presque rieuse de Marina Hands, qui s’amuse de la liste des maladies portant le nom d’un médecin, ou propose d’un ton badin de petits exercices cruels… « Imaginez que vous ne puissiez pas ne pas oublier une personne de votre entourage. Qui oublieriez-vous ? »

« Il m’oublie.
Je me demande s’il peut se servir de la maladie pour avoir une vie neuve,
avec des moyens limités, certes, mais une vie légère », dit madame T.

On n’est pas là pour disparaître nous plonge dans les interstices entre ce qui reste ancré et ce qui s’enfuit. La maladie n’est pas une fin, la maladie est un mouvement. Monsieur T. a des peurs et des envies. Monsieur T. a en lui de la mort, et de la vie.
« On n’est pas là pour disparaître », rugit monsieur T. Non, vraiment, on n’est pas là pour disparaître. Et c’est dans un mouvement de vie que ce spectacle poignant et lumineux nous entraîne.

Marie-Hélène Guérin

 

ON N’EST PAS LÀ POUR DISPARAÎTRE
Au Théâtre 14, jusqu’au 18 février
Un spectacle du Collectif Rêve concret
D’après le roman d’Olivia Rosenthal
Mise en scène et adaptation Mathieu Touzé
Avec Yuming Hey
Musique live Rebecca Meyer
Et avec la voix de Marina Hands, de la Comédie-Française

Mathieu Touzé parle de la création du spectacle :