Nexus de l’adoration : une inextinguible et flamboyante « messe pour le temps présent »

Joris Lacoste, auteur créateur protéiforme, a fondé en 2007 le collectif Encyclopédie de la parole qui explore le langage, « l’oralité » dans sa diversité, par la collecte, le répertoriage et la ré-appropriation de toutes formes d’expressions orales, privées ou publiques, institutionnelles ou spontanées, chorales ou solitaires, pour en faire matériau, rythme, chair, de création. Ce « Nexus » pourrait être une extrapolation de ce vaste projet.

Le titre « Nexus de l’adoration » apocope le programme du spectacle : c’est à un prolifique, encyclopédique, foisonnant « nexus de l’adoration des choses » que Joris Lacoste et ses comparses nous invitent.
Un nexus, c’est un nœud, un lien, un entrelacement, une imbrication. L’endroit où tout se rejoint. Nexus de l’adoration, c’est un torrent inextinguible, une pelote qui se dénoue, la célébration des choses, c’est-à-dire du monde, des humains, de leurs objets et peurs, de leurs joies et paysages, de leurs enfantillages et de leurs inventions.

Dans une fumée rampante, avec des lenteurs de butô les officiants de la cérémonie déambulent, mécaniques fermés sur eux-mêmes encore, corps et tenues hétérogènes, peaux, âges, genres et silhouettes diverses, en leggings et résille, jupes longues ou courtes, bottes et sneakers, costumes au fluo urbain, lycra et synthétique, assemblages disparates et dysfonctionnels. Leurs paroles indistinctes prennent corps, les mots se détachent et commencent une étrange litanie, sur les sons électro coulant des claviers de Léo Libanga, co-auteur de la captivante création musicale.
 

 
« La langue d’une girafe, une story instagram, un courrier indésirable, un odeur de chien mouillé, une chanson de Luis Mariano, un piano désaccordé »
Inventaire d’un monde technologisé mondialisé
inventaire de ce qui laisse des émotions
inventaire de ce qu’on oublie
inventaire de ce qui nous importe

En un prologue virtuose – gestuelle millimétrée de robote maîtrisant son nervousbreakdown, IA démente qui bugue, et change de voix pour citer (« prières et salutations sur eux ») en VO Pina Bausch, Karl Marx ou Bad Bunny -, Daphné Biiga Nwanak se fait marraine-présentatrice du projet « Mesdames et messieurs, cher public, bonsoir. Soyez tous et toutes les bienvenus dans ce Nexus de l’adoration des choses. C’est avec une joie profonde et une immense gratitude que nous nous réunissons aujourd’hui pour chanter la gloire du Tout-Venant». Nous voilà prévenu, personne ne sera pris en traître : « ça va nous prendre un peu de temps, mais la vie est infinie alors on s’en bat les couilles ».

« La moindre des choses est venue ce soir.
Elles sont toutes là.
Toutes les choses sont libres et égales en droit »

On va chanter et danser toutes les choses – sans hiérarchie ni ordre.
La litanie paraît tautologiquement systématique, mais déjà des grains de sable se glissent dans la mécanique. Les interprètes ne sont plus seulement les vecteurs du nom des choses, mais s’en font les commentateurs par de modestes « ouais », « carrément » qui en succinctes syllabes anéantissent l’apparente neutralité de la profération.
Ils vont bientôt s’emparer, chacun son tour, d’une chose chère à leur cœur, un sachet d’aspegic, une tierce picarde, un sachet de whitewidow weed, un rouleau compresseur, les thermes de Caracalla, dire ce qu’on aime et pourquoi. La liste accepte de se déployer, se déplier, les mots se nourrissent des corps et des esprits de leurs locuteurs pour se faire fragments de vie.
 

 
Une femme patchwork-cadavre exquis – cheveux d’Ariana Grande, yeux de MBappé, oreilles de Sigmund Freud, peau de Marie Curie -, se détache du groupe : à elle seule elle est la fractale du spectacle, condensant la proposition du spectacle d’englober le monde et ses richesses minuscules ou imposantes, dérisoires ou apocalyptiques.

« Un Picsou géant, une nouvelle période glaciaire, un championnat interdépartemental de motocross,
une ivresse des profondeurs, la mise à jour d’un système d’exploitation »

Forme et sujet se répondent : à la volonté programmatique de dresser la liste exhaustive des choses fait miroir la multiplicité des langages mis en jeu, des figures de style, des registres musicaux, des tentatives chorégraphiques.
Langages de métier, de gamer, langages hermétiques-toc, listes de courses, protocole http, SMS, confessions, péroraisons / Voix nues ou ultravocodées, phonation inversée (démonstration et justification morales irrésistibles par Lucas Van Poucke) et vocalises, langues multiples / Pop acidulée, slam méridional, incantations, pop-rap, romantico-K-pop avec chœurs suaves et lumière rose, mélancolique trompette naturelle, et même de l’eau sonorisée (et c’est très beau) / Sardane, sarabande, modernjazz, irish step dance, solo frénétique : Tentative d’épuisement d’un lieu parisien croisé Exercices de style, geste péreco-quenaldien de s’emparer de tout, pour évoquer tout.
Les neuf interprètes, dont on peut saluer la plasticité et l’engagement physique et sensible, sont infatigables jongleurs de sensations et de verbe, rouages dans l’engrenage de la machine à dire les choses ou flamboyants soliloqueurs.
 

 
Il y a beaucoup de drôlerie dans cette performance collégiale, télescopages volontairement farfelus, saynètes burlesques, jeux de mots et de gestes.
Mais dans cette grande farce du monde, dans cette avalanche de mots qui racontent aussi une société saturée d’objets autant que de concepts, de pensées fossilisées et de faux-semblants, Joris Lacoste et ces interprètes et co-auteurices imposent des silences, des respirations, et le surgissement de l’intime, du grave, de l’émotion. Telle la magnifique parenthèse, sobre, poignante, de Tamar Shelef, toute agitation tue, debout seule pudique et généreuse, livrant les choses – moments, gestes et sentiments – du deuil de sa mère.
Volonté de montrer que dans cet inventaire des choses, tout a sa place, l’impalpable, le fondamental comme l’anecdotique. Volonté aussi de laisser chacun évaluer ce qui pèse et ce qui est négligeable, car qui sait ce qui mérite d’être chanté ? qui sait si cette canette de soda n’est pas l’enfance perdue, la madeleine de Proust, de quelqu’un ? qui sait si une chose forte n’est pas égale à une chose fragile ?

Ce Nexus ne se laisse pas appréhender facilement. Touffu, fantasque, répétitif et disruptif, il peut déranger, déstabiliser – laisser perplexe ?
« C’est normal, y’a beaucoup de choses dans le monde, on peut pas tout comprendre, tout com-prendre, tout saisir ensemble, tout embrasser, confirme l’impeccable Thomas Gonzales – parfait dans toutes ses incarnations. J’dirais c’est normal de ne pas tout comprendre, mais c’est aussi normal de ne pas pas-comprendre. Parce que c’est simple.»

« Si un bruit vous dérange, écoutez-le » disait John Cage, et ainsi de ces « choses » que Lacoste propose à notre adoration. Honteuses ou magistrales, anciennes ou fugaces, toutes ces « choses » sont l’humanité.
Le théâtre antique fut aux origines cérémonie consacrée à Dionysos, Dieu du vin, des arts et de la fête. On y psalmodiait, on y chantait, on y dansait, on y célébrait les dieux. En faisant un acte d’une théâtralité folle de ces « choses » incommensurables, en y psalmodiant, chantant, dansant, « Nexus de l’adoration », auto-proclamé célébration du culte d’une « utopie intégrative », Messe pour le temps présent version XXIe siècle, est un grand cri étrange et beau d’amour aux humains.
« Nous avons bien rigolé, mais nous avons aussi appris beaucoup de choses sur les liens qui unissent les choses » : on quitte cette célébration comme enivrés de ce tourbillon fragmentaire, queer, drôle, parfois nostalgique, et très joyeux.

Marie-Hélène Guérin

 

NEXUS DE L’ADORATION
Vu à la MC93 à Bobigny dans le cadre du Festival d’Automne
Un spectacle de la Compagnie Echelle 1:1
Conception, texte, musique, mise en scène, chorégraphie Joris Lacoste
Interprétation et participation à l’écriture Daphné Biiga Nwanak, Camille Dagen, Flora Duverger, Jade Emmanuel, Thomas Gonzalez, Léo Libanga, Ghita Serraj, Tamar Shelef, Lucas Van Poucke
Scénographie et lumière Florian Leduc | Collaboration à la danse Solène Wachter | Collaboration musicale et sonore Léo Libanga |Costumes Carles Urraca | Son Florian Monchatre | Assistanat à la mise en scène et à la dramaturgie Raphaël Hauser | Coaching vocal Jean-Baptiste Veyret-Logerias | Régie plateau Marine Brosse, Seydou Grépinet
Photos © Christophe Raynaud de Lage

Créée au Festival d’Avignon en juillet dernier, la pièce accompagnée par La Muse en Circuit

SUITE DE LA TOURNÉE 2025-2026 :
· du 19 au 20 décembre 2025 : Lieu unique, Scène nationale de Nantes
· du 7 au 8 janvier 2026 : Comédie de Clermont-Ferrand / Festival Transforme / Fondation d’entreprise Hermès
· le 27 mars 2026 : La Halle aux Grains, Scène nationale de Blois
· du 31 mars au 3 avril 2026 : Les Célestins, Théâtre de Lyon / Festival Transforme / avec les SUBS / Fondation d’entreprise Hermès

Production et diffusion Hélène Moulin-Rouxel, Colin Pitrat (Les Indépendances)
Administration Edwige Dousset
Production Déléguée Compagnie Echelle 1:1
Production associée La Muse en Circuit – Centre National de Création Musicale. Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès, du Fonds de production DRAC Île-de-France.
Coproduction Bonlieu scène nationale d’Annecy, MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, théâtre Garonne – scène européenne Toulouse, Les Célestins – Théâtre de Lyon, Festival d’Automne à Paris, Festival d’Avignon, Centre Dramatique National Orléans – Centre-Val-de-Loire, Festival Musica Strasbourg.
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National et du dispositif d’insertion de l’École du TNB.
Résidences Abbaye de Noirlac, La Muse en Circuit – CNCM, MAC de Créteil, CROMOT Paris, La Ménagerie de Verre, Bonlieu scène nationale d’Annecy, MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Théâtre Garonne Toulouse.
La compagnie Échelle 1:1 est conventionnée par le ministère de la Culture, DRAC Île-de-France et soutenue par la Région Île-de-France.
Remerciements à Alan Hammoudi, Pierre-Yves Macé, Augustin Parsy, Assia Turquier-Zauberman, Jean-Baptiste Veyret-Logerias, Ling Zhu.

Nexus de l’adoration est une Production Associée de La Muse en Circuit. Ce partenariat vise à accompagner le projet à chaque étape de son développement. Dans ce cadre, plusieurs périodes de résidence ont été accueillies à La Muse en Circuit à Alfortville entre septembre 2024 et mars 2025. Ces temps de travail ont permis à l’équipe artistique de développer et d’affiner le projet dans un environnement propice à l’expérimentation et à la création contemporaine
Dirigée par Wilfried Wendling, La Muse en Circuit (Centre national de création musicale) est vouée dans toutes ses activités aux musiques décloisonnant le champ de l’art sonore, qu’elles soient instrumentales, électroniques ou mixtes, qu’elles approfondissent les voies du seul sonore ou explorent également d’autres territoires artistiques, tels que la littérature, le théâtre, la danse, la vidéo ou les arts plastiques

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