Créole Power

“Il faut chérir les langues, car avec toute langue qui disparaît s’efface à jamais une part d’imaginaire humain.”

Cette mise en garde d’Edouard Glissant résume bien le propos du spectacle conçu par Margaux Eskenazi. Elle-même petite-fille de juifs pieds-noirs et d’immigrés turcs décrit son français comme “troué, contaminé, métissé, créolisé”. Vaste sujet que celui de vouloir illustrer, en quelque sorte, la créolisation telle que la définissait Edouard Glissant : “La créolisation, c’est un métissage d’arts ou de langages qui produit de l’inattendu (…) La créolisation, c’est le métissage avec une valeur ajoutée qui est l’imprévisibilité.”

Vaste sujet, donc, que la jeune metteure en scène n’a pas eu peur de prendre à bras le corps, s’appuyant sur des textes d’Edouard Glissant, précisément, mais aussi de Léopold Sedar Senghor, Léon-Gontran Damas, Patrick Chamoiseau et Aimé Césaire. La vie du célèbre poète martiniquais est d’ailleurs le point de départ et le fil conducteur du spectacle. De son enfance à Basse-Pointe à son entrée au prestigieux lycée parisien Louis-le-Grand, de sa rencontre avec Senghor à sa grande amitié avec Damas, ses apparitions en mode interview jalonnent la pièce.

Nous sommes de ceux qui disent non à l'ombre, La Loge, Margaux Eskenazi, Alice Carré, Pianopanier@ Loic Nys

“Voici comment est née la négritude : en réponse à une provocation.”

Mais le projet va bien au-delà d’une simple biographie d’Aimé Césaire. Les cinq comédiens, tous formidables de justesse et d’énergie, nous font voyager du Chicago des années 1830 à l’Exposition coloniale parisienne de 1931 en passant par un plateau de télévision. Cet intermède au cours duquel une présentatrice exaltée (irrésistible Eva Rami) anime un débat entre le trio Césaire/Senghor/Damas et un autre trio d’intellectuels (André Breton, Jean-Paul Sartre, Robert Desnos) déclenche l’hilarité générale.

Nous sommes de ceux qui disent non à l'ombre, La Loge, Margaux Eskenazi, Alice Carré, Pianopanier

“L’Europe se créolise.”

On rit beaucoup, mais on réfléchit, surtout… Et l’on entend la langue si poétique de ces auteurs trop peu souvent mis en lumière.
Une langue encore plus émouvante lorsqu’elle est accompagnée par des morceaux de musique interprétés en live – mention spéciale à  Raphaël Naasz et à ses solos de saxo.
À la fin du spectacle, les comédiens égrennent des dates, et l’on prend conscience, soudain, de la vitesse à laquelle les langues ont franchi les frontières. Le message de Margaux Eskenazi est fort et salutaire : aujourd’hui, en 2017, on a tous en nous une part de créolisation…

Nous sommes de ceux qui disent non à l'ombre, La Loge, Margaux Eskenazi, Alice Carré, Pianopanier

NOUS SOMMES DE CEUX QUI DISENT NON A L’OMBRE
À l’affiche de LA LOGE du 21 au 31 mars 2017
D’après les textes de : Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas, Léopold Sédar Senior, Langston Hugues, Louis Aragon, Patrick Chamoiseau, Edouard Glissant, Michèle Lalonde, Léonora Miano, Alice Carré et Margaux Eskenazi
Mise en scène : Margaux Eskenazi
Avec : Armelle Abibou, Yannick Morzelle, Raphaël Naasz, Christophe Ntakabanyura, Eva Rami

Au coeur du combat

La lumière laiteuse qui accueille les spectateurs du toujours magique Théâtre des Bouffes du Nord s’éteint et laisse la place à une femme en blouse blanche, au centre du plateau nu.
Elle est visiblement médecin, sa voix est claire, posée, et elle s’adresse directement à nous.
On a prescrit pendant des années un médicament, le MEDIATOR, utilisé comme un vulgaire coupe-faim. Quand des effets secondaires dramatiques, provoquant de très graves troubles cardiaques, ont commencé à émerger chez certains patients, on a continué de le faire.

Ces personnes ont donc été sciemment empoisonnées. Certaines sont mortes. D’autres ont eu la “chance” de survivre, mais au prix d’un quotidien devenu extrêmement compliqué…
Elle s’appelle Irène Frachon. Nous sommes en France, en 2016. Elle nous parle de sa mission, de son combat.

“Ma salle d’attente, c’est la France. Je n’abandonne pas un malade, surtout si c’est foutu.”

Flash back : retour en 2001. Nous voici à présent dans le bureau d’un médecin. Claire Tabard est une jeune maman. Elle vient d’accoucher de Max. Mais les kilos qu’elle n’arrive pas à perdre lui empoisonnent la vie. Son médecin lui prescrit du MEDIATOR. L’histoire de Claire commence.
On suit son calvaire. Les premiers essoufflements, la fatigue anormale, qui inquiètent, les premiers examens et les tests d’efforts, qui éprouvent,  le diagnostic, qui tombe comme une lame. Puis l’opération à cœur ouvert, très impressionnante, que l’on vit en direct. Et la vie quotidienne, amoureuse, sociale, totalement bouleversée.

En parallèle, Irène Frachon poursuit sa minutieuse enquête et devient la lanceuse d’alerte du plus grand scandale sanitaire de ces dernières années. On la suit lors des auditions à l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé (l’AFSSAPS), sur le plateau d’une émission de France Inter qui révèle l’affaire au grand public.
Claire apprend ainsi que sa maladie peut être liée à ce fichu médicament qu’elle a pris quelques années plus tôt pour « pouvoir rentrer à nouveau dans son maillot de bain ».
Elle rencontre Irène, qui la connecte à Hugo Desnoyers, un avocat déterminé à renverser des montagnes et qui a fait du droit aux victimes le sens à sa vie de juriste.
La machine est lancée : on suivra le combat de Claire jusqu’au bout.

Un théâtre réaliste de combat qui ne vous lâche pas.

Pauline Bureau s’est visiblement passionnée pour cette affaire. Elle a rencontré la “fille de Brest”, Irène Frachon. Elle a sillonné la France à la rencontre des victimes, a beaucoup lu, beaucoup écrit.
Cet investissement ne se voit pas sur scène : on aurait pu craindre qu’il produise un spectacle didactique. C’est mal connaître la jeune metteuse en scène. À la tête de sa compagnie La Part des Anges, elle produit ici un spectacle absolument essentiel, choisissant judicieusement de régler sa focale sur le personnage de Claire. Nous l’accompagnons dans sa lutte. Nous souffrons avec elle.

Les comédiens alternent plusieurs rôles, autour des trois personnages clés de cette histoire : Irène Frachon (excellente Catherine Vinatier), l’avocat Hugo Desnoyer (Nicolas Chupin, tout en subtilité, alternant humour et détermination), et Claire Tabard (incandescente Marie Nicolle). C’est ce trio de combat qui porte la pièce et la structure.

“Je vaux combien ? C’est ça le droit des victimes : donner un prix à la vie.”

Les tableaux se succèdent, portés par une scénographie que ne renierait pas Joël Pommerat. L’écriture est délicate, jamais manichéenne. Elle laisse surgir la légèreté qu’il faut quelque fois pour détendre l’atmosphère lourde liée au sujet. La scène finale, celle des auditions filmées devant une commission d’experts, est à ce titre un grand  moment de théâtre, où émotion et humour ne cessent d’affleurer.
Ce spectacle, créé fin février au Volcan Scène Nationale du Havre, vous attrape et ne vous lâche pas. Rarement avons-nous senti un public aussi à l’écoute, aussi concerné par l’histoire qui se déroule devant lui. L’audition de la sœur de Claire Tabard devant la commission fut, ce soir là, applaudie, comme si nous étions le vrai public de cette affaire.

Petite précision à l’attention des futurs spectateurs de cette grande réussite du printemps : certaines scènes sont d’un tel réalisme qu’elles peuvent mettre mal à l’aise (des spectateurs ont quitté la salle – on apprendra même que l’une d’elles fit un malaise ce soir -là). Il n’empêche : on aime quand le théâtre se saisit avec autant de talent d’un sujet d’actualité et MON COEUR restera pour nous l’un des meilleurs spectacles de la saison.

MON COEUR
Á l’affiche du Théâtre des Bouffes du Nord – du 16 mars au 1er avril 2017 (mardi au samedi 20h30, dimanche 15h30)
Texte et mise en scène : Pauline Bureau
Avec : Yann Burlot, Nicolas Chupin, Rébecca Finet, Sonia Floire, Camille Garcia, Marie Nicolle, Anthony Roullier et Catherine Vinatier

Quand les 7 Doigts sont 8, c’est encore meilleur !

On les avait quittés à Bobino la saison dernière, à la sortie de leur inoubliable spectacle TRACES. On les retrouve sur la scène du Bataclan, où ils présentent leur toute nouvelle création. Ce ne sont pas les mêmes 7 Doigts. Et d’ailleurs ce coup-ci, les 7 Doigts sont 8 au plateau. Quatre filles, quatre garçons, quatre couples juvéniles et déjà bourrés de talent.

Le point de départ et le fil conducteur de Réversiblec’est l’histoire de ces (très) jeunes gens qui sont partis à la recherche de leurs grands-parents.

Réversible, Les 7 Doigts, Bataclan, Pianopanier, cirque contemporain

“Je voulais créer leurs personnages en utilisant leurs racines, les histoires de leurs familles qu’ils ne connaissaient alors même pas.”

Les murs dansent, les fenêtres ont la bougeotte, les portes se dérobent… L’espace n’a de cesse de se créer et disparaître sous nos yeux mi-amusés mi-éberlués. Extérieur et intérieur se mélangent joyeusement, les frontières, les murs, les lignes de démarcation se transforment en vagues souvenirs, peut-être même les a-t-on rêvés et n’ont-ils jamais existé…

Comme toujours dans les spectacles des 7 Doigts de la main, la musique tient une place capitale. Entre reprise de Terence Trent d’Arby et formidables arrangements musicaux de Colin Gagné, le voyage inter-générationnel tendance “passe-muraille” prend des allures tantôt rock tantôt hip-hop, voire plus classique.

Réversible, Les 7 Doigts, Bataclan, Pianopanier, cirque contemporain

“Papi, je te dédie ce moment.”

Les numéros s’enchainent au rythme des changements de tempos : les pas de deux invitent éventails et lassos, les balles de jonglage ont le format ballons rouges, une mariée contorsionniste surgit d’un lit-placard, la planche coréenne est un point de décollage idéal et le mât chinois peut accueillir nos huit compères en même temps – quand il y en a pour 7 doigts, il y en a pour huit. Aérien, poétique, enchanteur, le final déclenche automatiquement une standing ovation que les murs du Bataclan recueillent avec émotion.

On ne saura jamais à quel point le travail d’introspection et de “recherches généalogiques” a coloré ce spectacle, mais l’énergie qui se dégage du plateau est tellement intense, tellement percutante, que l’on se dit que leurs ancêtres ont bien dû souffler sur ces huit doigts-là…

REVERSIBLE
Á l’affiche du Bataclan – du 3 mars au 1er avril 2017 (du mercredi au vendredi 20h30, samedi 16h30 et 20h30)
Le nouveau spectacle des 7 Doigts
Mise en scène : Gypsy Snider
Avec : Maria del Mar Reyes, Vincent Jutras, Jérémi Lévesque, Natasha Patterson, Hugo Ragetly, Emilie Silliau, Julien Silliau, Emi Vauthey

Métamorphoses : la décadence en pleine face

Vous aimez frémir, vous aimez serrez vos bras contre votre abdomen de peur que des mots vous transpercent, allez voir « Métamorphoses » adaptées d’Ovide, au théâtre de l’Aquarium, à la Cartoucherie de Vincennes.

Cinq parties – deux seront racontées en voix-off sous forme de prologue et d’épilogue : « Narcisse » et « Le chaos, les quatre âges et le déluge », trois seront jouées : « Terée », « Phaéton » et « Erysichton » – présentées sur un écran géant diffusant des formes mouvantes, avec du texte projeté et de la musique électronique invasive (dispositif scénique et technologique collectif INVIVO), beaucoup de fumée, une batterie et une guitare électrique sur scène, un décor simplissime fait de tables et de chaises, des comédiens- chanteurs de variété française, avec style et brio (la belle voix d’Alexandre Le Nours) et bien sûr, le monolithisme, la folie et la tyrannie des grands mythes. Voilà les ingrédients de cette pièce, où vous débuterez dans l’effroi pour terminer dans le rire. Ouf, on craignait l’asphyxie !

Métamorphoses, Ovide, Théâtre de l'Aquarium, Aurélie Van den Daele, Cartoucherie de Vincennes, Pianopanier@ Marjolaine Moulin

La première partie jouée raconte l’histoire de Terée et de sa femme Procné. Ça démarre avec la fête, l’insouciance, la danse, le chant et l’ivresse puis, peu à peu, l’histoire bascule dans les archaïsmes les plus barbares. On ne rigole plus du tout. On serre les dents car la vengeance est un plat qui se mange froid ou chaud… C’est la partie la plus longue de la pièce qui pourrait faire une pièce à part entière.

Du coup, quand interviennent les deuxième et troisième parties jouées, la recherche d’une unité se fait sentir, qu’on ne trouve pas vraiment. Autant la première partie est extrêmement narrative, quasi classique, autant les deux autres s’en tiennent à l’allégorie. On est cependant soulagé de quitter le total effroi de la première partie pour gagner des contrées potaches et oniriques, bien que la metteuse en scène, Aurélie Van den Daele, continue à nous parler de nous, de notre époque et de notre décadence, avec un regard aigu et moqueur, qui nous ouvre les portes de l’imaginaire.

Métamorphoses, Ovide, Théâtre de l'Aquarium, Aurélie Van den Daele, Cartoucherie de Vincennes, Pianopanier

La deuxième partie met en scène Phaéton, un jeune homme qui brûlera sa vie au rythme d’un chronomètre, à la marge d’une machinerie infernale, faite de concerts perpétuels et qui demandera la reconnaissance de son père, car Phaéton veut s’inscrire dans sa généalogie, quitte à disparaître.
La troisième et dernière partie jouée raconte l’histoire burlesque et ridicule d’un artiste qui se prend pour le dernier génie à la mode, Erysichton. Là, on rigole franchement des facéties de ce personnage qui nous montre la bêtise et la vanité d’un artiste qui se pense au-dessus de la Nature. Mais Cérée, la déesse, ne l’entend pas de cette branche-là et lui montrera que son égotisme et sa toute-puissance l’embarqueront à sa perte et qu’il n’aura pas l’occasion de soulever le voile d’Isis.

L’adaptation des textes est d’une grande réussite avec beaucoup de fluidité et de modernité, sans anachronismes et on peut saluer Ted Hughes pour ce tour de force.

Métamorphoses, Ovide, Théâtre de l'Aquarium, Aurélie Van den Daele, Cartoucherie de Vincennes, Pianopanier

Le projet met en lumière la résonnance actuelle des mythes dans l’état d’esprit décadent de notre époque et nous entraîne aux portes du cinéma, du théâtre, des arts plastiques et de la musique. On admirera, par exemple, les très beaux masques d’animaux lors de la dernière partie.
On ne peut pas dire que les applaudissements furent du tonnerre à la fin de la pièce, malgré une salle pleine, pourtant, il se passe quelque chose et on ne sort pas indemne de ce spectacle qu’on met longtemps à digérer.
On pourra regretter la puissance un peu trop puissante des watts : même si elles participent au sentiment d’oppression et d’enfermement dans laquelle veut nous placer la metteuse en scène, on a parfois du mal à entendre le texte. C’est dommage.

Métamorphoses, Ovide, Théâtre de l'Aquarium, Aurélie Van den Daele, Cartoucherie de Vincennes, Pianopanier

METAMORPHOSES
Á l’affiche du Théâtre de l’Aquarium – du 1er au 26 mars 2017 (mardi au samedi 20h, dimanche 16h)
D’après Les Métamorphoses d’Ovide et Contes d’Ovide de Ted Hughes
Mise en scène : Philippe Nicolle
Avec : Kamel Abdessadok, Christophe Arnulf, Aymeric Descharrières, Servane Deschamps, Pierre Dumur, Olivier Dureuil, Anne-Gaëlle Jourdain, Erwan Laurent, Michel Mugnier, Florence Nicolle, Philippe Nicolle, Laurence Rossignol

A bien y réfléchir… Crise en abyme

C’est l’histoire d’une troupe de théâtre qui répète son prochain spectacle sur la mort. C’est l’histoire d’un parasol emporté par le mistral qui s’apprête à en décimer plus d’un. C’est l’histoire d’un assassinat en direct : règlement de comptes au sein des 26 000 couverts. C’est l’histoire de Javier, le clarinettiste mexicain de la troupe (vrai clarinettiste, mais faux mexicain) rattrapé par des dealers de coke armés jusqu’aux dents. C’est l’histoire de Madame Hérisson et de Monsieur Lapin qui donnent un cours de “Recyclown”…

Á bien y réfléchir, et puisque vous soulevez la question, il faudra quand même trouver un titre un peu plus percutant (eh oui, même le titre est délirant) c’est toutes ces histoires, et plein d’autres encore. Emboitées les unes dans les autres, façon poupées russes. C’est le théâtre dans le théâtre dans le théâtre dans le théâtre…

26000 couverts, à bien y réfléchir, critique Pianopanier, Monfort Théâtre
@ Christophe Raynaud de Lage

“C’est pas un spectacle : c’est un début d’idée pour un spectacle de rue qui aura lieu dans un an.”

Une sorte de joyeux bazar né dans la rue, atterri pour notre plus grand bonheur sur la scène du Monfort. Avec les 26 000 couverts, tout est possible. Avec les 26 000, on ne sait jamais qui est qui : lequel des six metteurs en scène au plateau est-il Philippe Nicolle, le véritable et audacieux chef d’orchestre ? Avec les 26000, on ne sait pas trop bien qui fait quoi : les spectateurs interrogés en bord plateau restent bouche bée de s’entendre porter aux nues les artistes ; ils ne parlent pas et pourtant leurs réponses fusent. Avec les 26000, on ne sait jamais vraiment où l’on va, et c’est sans doute cela qui nous plaît le plus.

26000 couverts, à bien y réfléchir, critique Pianopanier, Monfort Théâtre

“Perdre de vue la mort, c’est perdre le sens de la vie.”

De fins alternatives en “presque fins”, le thème de la mort annoncé en teaser est omniprésent. Chez les 26000 couverts on crève par pendaison, on succombe par empoisonnement, on s’offre une mort accidentelle à la ventoline, on rend l’âme électrocuté, brûlé, assassiné, on trompe la mort à coup de gnôle et on ose même lui claquer la bise…
Á force de parler de la mort au théâtre, elle finit par arriver”. Bousculant tous les codes, se raillant même du plus sacré, les 26000 nous étonnent, nous surprennent, nous hallucinent, nous déconcertent, nous épatent… et surtout nous font rire de la mort. Avec les 26000, on peut mourir sur scène, et même plusieurs fois de suite : c’est la magie du théâtre (dans le théâtre) !

26000 couverts, à bien y réfléchir, critique Pianopanier, Monfort Théâtre

Á BIEN Y REFLECHIR…
Á l’affiche du Monfort Théâtre – du 21 février au 17 mars 2017 (du mardi au samedi 20h30)
Une pièce des 26000 couverts
Mise en scène : Philippe Nicolle
Avec : Kamel Abdessadok, Christophe Arnulf, Aymeric Descharrières, Servane Deschamps, Pierre Dumur, Olivier Dureuil, Anne-Gaëlle Jourdain, Erwan Laurent, Michel Mugnier, Florence Nicolle, Philippe Nicolle, Laurence Rossignol

L’Opéra panique “démantibulé”

Une salle pleine un vendredi soir, un théâtre de quartier au plateau noir et aux projecteurs aux gélatines multicolores. Quatre comédiens au style british. Une pièce aux répliques minimalistes, construite avec des ruptures, des répétitions et des contradictions, du théâtre de l’absurde en somme, grinçant comme une corde de pendu, qui nous montre le totalitarisme en action, avec cruauté, à travers de petites scènes à thèmes, à caractères, qui nous trimbalent de l’armée à la philosophie jusqu’à l’aristocratie, en passant par l’amitié. Quinze histoires, quinze thèmes. Le tout rythmé par des onomatopées musicales faites d’une chorale de basse-cour avec le caquetage des poules et le grognement des cochons (très réussi), du piano pour débuter, du ukulélé pour final, du chant lyrique et même du rap en cours de route.

L'Opéra panique, Alejandro Jodorowsky, Ida Vincent, Compagnie L'Ours à Plumes, Pianopanier, Théâter Darius Milhaud@Sarah Coulaud

Le son comme un fil conducteur de la pièce qui porte bien son nom d’ « opéra », même si, dès le début, Madame Loyal (Ida Vincent) nous dit qu’on soit rassuré, il ne s’agit pas d’un opéra. Et « panique », oui, car on s’excite, on vocifère, on s’égosille, on pète des câbles sur scène. La bouche surtout a son rôle à jouer dans cette comédie, où la mise en scène des expressions du visage va jusqu’à nous présenter, une sorte d’entracte en forme de collation, sur le plateau, amenant les larmes aux yeux de la comédienne Aline Barré, qui gobe un Flamby sous les mines effarées et hilares des spectateurs. Va-t-elle vomir ? Non, elle ne vomira pas.
Pourtant, à la fin de « L’Opéra panique », une légère nausée s’est emparée de nous, avec tout cet absurde qui ne mène nulle part, sauf à l’illusion d’une vie qui serait belle. Ce serait le message d’Alejandro Jodorowsky et qui mène aussi à l’accumulation des corps découpés, déchirés, cassés, poignardés, fusillés, déhanchés, saccadés, démantibulés. Oui, dans cette pièce, le corps, le texte et la mise en scène sont démantibulés jusqu’à nous faire rire d’horreur. Les comédiens (Aline Barré, Tullio Cipriano, Cécile Feuillet, Johann Proust et Ida Vincent), égaux et performants, portent leurs personnages avec justesse et déraison et également dans l’univers du mime, presque comme au cirque.

L’OPERA PANIQUE – Compagnie L’Ours à Plumes
Une pièce d’Alejandro Jodorowsky
Mise en scène : Ida Vincent
Avec : Aline Barré, Tullio Cipriano, Cécile Feuillet, Johann Proust, Ida Vincent
Jusqu’au 14 avril au Théâtre Darius Milhaud – les vendredis à 21h

HYSTERIKON … attention, talents !

Une promo qui claque, des acteurs talentueux, un texte intelligent et une mise en scène effervescente : HYSTERIKON, c’est tout cela  ! Vous allez apprendre à les connaître. En lisant le synopsis de la pièce, on pourrait s’attendre à une énième critique de la société de consommation, un de ces trucs déjà vus 100 fois, qui ne suscite, au mieux, qu’un rictus de sympathie, un soubresaut corporel d’approbation. Mais le texte d’Ingrid Lausund écrit en 2001 et qui a déjà rencontré un grand succès en Allemagne, est beaucoup plus subtil que cela. Toujours se méfier des apparences !

“Mode de paiement : le liquide, la carte bancaire, le chèque – on connaît. Mais également les rêves, l’honnêteté, la dignité, les convictions, les amis, ses enfants, son partenaire.
Tout cela peut s’échanger contre n’importe quoi.
Ici les petits pois sont authentiques. Ici les gens ne sont pas authentiques.
Ce sont des imitations, des fictions, des inventions.”

Dans ce supermarché qui a envahi la scène du Théâtre de Verre un peu comme la consommation envahit nos vies (faut-il souligner au passage la scénographie méticuleuse et particulièrement réussie), on fait ses courses tels des zombies, sous le regard “orwelien” et cynique d’un caissier charismatique et provocateur ; tout à la fois narrateur, acteur et procureur.

Hysterikon, Ingrid Lausund, Vera Stadler, Quentin Gouverneur, Thibaud Erpicum, Vera Stadler, Robin Migné, Cindy Rizzo, Marie Wyler, Quentin Gouverneur, Richard Pfeiffer, Compagnie le peuple aveugle, Théâtre de Verre, Pianopanier

On erre, on se cherche, on s’observe, on s’aime… On se surprend à rêver, le temps est parfois suspendu, et puis on se fait entrainer de plus belle dans des interludes de musique et de danse qui apportent une lumière réjouissante et un rythme plein d’audace à la profondeur du texte. De ces propositions qui ne se refusent pas.

Vous avez certainement déjà eu cette impression au théâtre, de vous retrouver un soir de première, témoin de quelque chose en devenir, d’une création en train d’éclore. Un de ces soirs pas comme les autres, où il se passe vraiment quelque chose. Une sorte de processus chimique captivant avec ses couleurs, ses formes, ses fumées, ses effluves, ses transformations, ses hésitations aussi… Tous les ingrédients sont là, les idées foisonnent, le talent déborde, le rythme est travaillé, l’énergie contagieuse, il y a parfois du trop et parfois du pas assez, il y a des longueurs et aussi des moments trop courts qu’on voudrait voir durer, soulignés davantage… Car l’émotion est bien là, à portée de souffle.

C’est cela, la magie du théâtre, le privilège singulier de cet art éphémère… On écrit une nouvelle page chaque soir, ça n’est jamais fini, jamais pareil, il reste toujours des choses à parfaire, certaines à repenser, d’autres à sublimer. On se remet en question, on ressent le public, et on continue avec le trac d’une première… inquiet de savoir enfin ce qu’on a suscité.

HYSTERIKON par la Compagnie Le Peuple Aveugle est sur cette trajectoire, l’arc est bandé, la flèche ira loin. C’est un petit joyau serti de pierres à polir… par votre regard, vos rires et vos bravos.

Hysterikon, Ingrid Lausund, Vera Stadler, Quentin Gouverneur, Thibaud Erpicum, Vera Stadler, Robin Migné, Cindy Rizzo, Marie Wyler, Quentin Gouverneur, Richard Pfeiffer, Compagnie le peuple aveugle, Théâtre de Verre, Pianopanier

HYSTERIKON
Á l’affiche du Théâtre de Verre  – jusqu’au 13 février 2017
Une pièce d’Ingrid Lausund
Mise en scène : Quentin Gouverneur et Vera Stadler
Avec : Thibaud Erpicum, Vera Stadler, Robin Migné, Cindy Rizzo, Marie Wyler, Quentin Gouverneur, Richard Pfeiffer

J’ai couru comme dans un rêve : la folle chevauchée des Sans Cou

Les premières minutes, on se retrouve en plein milieu d’un groupe de paroles. Pour peu qu’on soit à l’aise, on peut même être pris à partie par Igor Mendjisky – en alternance avec Romain Cottard. Il joue le rôle du narrateur, du “coach” – en bref : du metteur en scène. Chacun leur tour, les six protagonistes se présentent à ce “maître de cérémonie”. La joyeuse bande est constituée d’une fratrie : Blandine, Gabriel et Martin, de leur oncle qui les a élevés suite à la mort accidentelle de leurs parents, du meilleur ami de Martin – Joseph alias Jojo – et de Sarah, l’amoureuse de Martin. Durant ce préambule, on éclate de rire, on s’apprête à passer des moments drolatiques. Et puis, brutalement, Martin s’écroule, et tout bascule. Une blouse blanche lui confie qu’une tumeur au cerveau le condamne à très court terme. Martin a trente ans. “Ils ne peuvent pas me guérir parce que je suis trop jeune”. Au même moment, Sarah lui apprend qu’elle est enceinte de leur premier enfant.
Que se passe-t-il dans la tête de Martin ? Que faire, que décider ? Une seule réponse possible à ses yeux : se réfugier chez son oncle, finir ses jours entouré de sa tribu. Une tribu qui mettra tout en oeuvre pour l’aider à vivre pleinement ses derniers instants.

“On est un peu tous les personnages d’une pièce absurde. Qui nous a foutus dans ce bordel ?”

De l’absurde, il y en a à revendre dans ce spectacle : les Sans Cou auraient pu s’appeler “les Sans Limite” tant leurs créations fourmillent de propositions délirantes. Le côté “joyeux bordel” en déroutera sans doute plus d’un. Mais la formidable énergie de ce collectif est tellement communicative qu’on lui pardonne de partir dans tous les sens.
Certaines scènes très réussies parviennent à gommer le côté inabouti des autres. Martin à la rencontre de ses héros : Matisse, Marlon Brando, Victor Hugo, Maryline Monroe et… Mère Thérésa. Martin faisant la connaissance de sa fille, grâce à un “retour vers le futur”. Martin, sur son lit de mort, écoutant la très jolie histoire d’Oncle Ben’s. Et puis surtout, Martin et Sarah, juste avant la fin, la fin de Martin, la fin de leur histoire, la fin de la pièce. Mais cette fin-là recommencera demain, parce qu’on est au théâtre, et parce que les Sans Cou ne sont pas sans ressource…

J’AI COURU COMME DANS UN REVE
Á l’affiche du Monfort Théâtre – du 24 janvier au 4 février 2017 (du mardi au samedi 20h30)
Une pièce d’Igor Mendjisky / Compagnie Les Sans Cou
Mise en scène : Igor Mendjisky
Avec : Éléonore Joncquez ou Raphaële Bouchard, Esther Van Den Driessche, Clément Aubert, Igor Mendjisky ou Romain Cottard, Paul Jeanson, Arnaud Pfeiffer, Frédéric Van Den Dressée

Soyez-vous même, les autres sont déjà pris

Tout commence par une sorte d’incantation psalmodiée par une étrange bonne femme, toute de noir vêtue. Une sorte d’Olive de Popeye qui aurait soudainement perdu la vue. Bien que totalement aveugle, cette directrice d’une importante entreprise de javel reçoit des candidats en entretien de recrutement. Très vite, on est dans l’ambiance, car cette dirigeante n’est pas à cours d’arguments lorsqu’il s’agit de vanter les mérites de sa société : “Il n’y a pas de vrai bonheur sans javel”, “En plus d’être efficace, la javel est morale”… On a  l’impression de se trouver face à un gourou plus qu’à un chef d’entreprise. Et il ne s’agit que de l’intermède. Car à côté de Madame la Directrice, une candidate est en scène, prête à tout (vraiment à tout) pour décrocher le job de ses rêves (“la javel c’est fait pour moi”).

Soyez vous-même, Côme de Bellescize, Compagnie Théâtre du Fracas, Eleonore Joncquez, Fannie Outeiro, Théâtre de Belleville©Pauline Le Goff

“Il faut que vous vous dépossédiez de votre carapace. Vous me dressez un portrait tellement triste et tellement convenu. Je m’ennuie, je m’ennuie !”

Jusqu’où est-on prêt à aller, à se compromettre, à n’être précisément plus du tout soi-même pour être retenu, sélectionné, choisi, recruté, embauché ? La jeune postulante ira très loin, trop loin, jusqu’à un dénouement qu’on ne dévoilera pas mais qui pourrait (devrait) faire frémir plus d’un recruteur…
La mise en scène de Côme de Bellescize, bien plus épurée que celle de ses précédents spectacles (Amédée, Eugénie…) laisse le champ libre à l’interprétation remarquable des deux comédiennes. Avec tout le talent qu’on lui connait, Eléonore Joncquez campe cette directrice bien plus cabossée par la vie qu’elle n’ose l’avouer (“je me suis lavé les yeux à la javel par amour”). Face à elle, Fannie Outeiro dégage la même dose folle d’énergie, la même puissante audace.

Soyez vous-même, Côme de Bellescize, Compagnie Théâtre du Fracas, Eleonore Joncquez, Fannie Outeiro, Théâtre de Belleville

“Danser nue et seule devant une aveugle, c’est quelque chose, non…”

Certaines scènes tellement réussies assurent à elles seules la promotion du spectacle. Eléonore Joncquez swinguant sur un air chantonné par Fannie Outeiro. Fannie Outeiro acceptant de se dévêtir et d’improviser, dans un élan de pudeur, “une danse de la chaise”. Fannie se lançant dans une scène de séduction et amenant Eléonore au paroxysme de l’excitation.
Elles nous font rire, et nous touchent au plus profond, parce qu’elles osent tout. Elles se dévoilent, semblent n’avoir aucune limite dans leur jeu. Pas de doute, ces deux-là sont elles-mêmes et c’est tellement réjouissant !

Soyez vous meme, Come de Bellescize Avignon 2018

SOYEZ VOUS-MÊME
Á l’affiche du Grenier à Sel – Ardenome  – du 6 au 28 juillet, 18h05
Texte et mise en scène : Côme de Bellescize
Avec Eléonore Jonquez et Fannie Outeiro

Europe Connexion : sous casque avec Alexandra Badea

Plus qu’à une sortie théâtre “classique”, c’est à une expérience singulière et inédite que nous convie Matthieu Roy avec son spectacle Europe Connexion. Singulière parce que le texte d’Alexandra Badea, dans la lignée de ses précédentes pièces, traite de thèmes trop peu souvent abordés sur scène : mondialisation, aliénation au travail, effets pervers du capitalisme…
Expérience originale liée au dispositif quadrifrontal qui nous situe à une place inhabituelle pour un spectateur. Originale aussi parce que le port du casque crée une distance vis-à-vis des comédiens, en même temps qu’il nous plonge au cœur de leurs (ou plutôt ses…) dialogues intérieurs. Tout le paradoxe est là…

Le spectacle créé à Taipei en octobre 2016 fait intervenir une équipe franco-taïwanaise. Ils sont quatre (plus un) sur un plateau représentant la suite luxueuse et froide d’un hôtel international. Deux femmes et deux hommes. Deux chinois et deux français. Quatre interprètes pour une même voix. Quatre voix pour un même anti-héros de la mondialisation.

Europe Connexion, Alexandra Badea, Matthieu Roy, Théâtre Ouvert, Compagnie du Veilleur, Brice Carrois, Johanna Silberstein, Wei-Lien Wang, Shih-Chun Wang et Chih-Wei Tseng, critique Pianopanier
©Chien-Che Tang 

“Tu veux conduire le monde par procuration. Tu aimes le cerveau pervers de la machine qui tourne.”

Ce lobbyiste qui aurait pu “utiliser son intelligence pour une cause plus noble” court après le pouvoir bien plus qu’après l’argent. Une course effrénée dont l’issue est forcément fatale. La mise en scène ultra rythmée de Matthieu Roy associée au style d’écriture saccadé et incisif d’Alexandra Badea illustre parfaitement cette course maudite. Les dix séquences s’enchainent au gré des pérégrinations de ce brillant attaché parlementaire européen, entre ascension professionnelle et inévitable burn-out.

1h10 d’une course éperdue, frénétique, désespérée. Puis noir. On ôte son casque, un peu sonné. Et l’on se remémore soudain ces paroles d’Alexandra Badea : “J’ai du mal à comprendre d’où les gens tirent la force de se réveiller tous les jours pour subir l’appareil bureaucratique, les rapports de domination, ainsi que la pression du temps”. Car ce qui vient de se dérouler sous nos yeux et dans nos oreilles est hélas aussi proche de la réalité que de la fiction…

Europe Connexion, Alexandra Badea, Matthieu Roy, Théâtre Ouvert, Compagnie du Veilleur, Brice Carrois, Johanna Silberstein, Wei-Lien Wang, Shih-Chun Wang et Chih-Wei Tseng, critique Pianopanier

EUROPE CONNEXION
Á l’affiche du Théâtre Ouvert  – du 13 janvier au 4 février (mardi et mercredi 19h, jeudi vendredi samedi 20h)
Une pièce d’Alexandra Badea
Mise en scène Matthieu Roy (Cie du Veilleur)
Avec : Brice Carrois, Johanna Silberstein, Wei-Lien Wang, Shih-Chun Wang et Chih-Wei Tseng