Jonas Hassen Khemiri, voix singulière de la littérature suédoise contemporaine, avait écrit ce texte après des explosions terroristes à Stockholm en 2010. En ces lendemains d’attentat en France, J’appelle mes frères est d’une poignante actualité.
L’apprentissage du lendemain
Un plateau nu, un écran occupe tout le mur du fond, quelques chaises de chaque côté.
Dans le silence brutal d’après un déferlement de musique électro-rock, Amor (Aurélien Pawloff) regarde le spectateur droit en face, on sent la fièvre du personnage et l’énergie condensée du comédien.
“J’appelle mes frères et je dis : Il vient de se passer un truc complètement fou. Vous avez entendu? Un homme. Une voiture. Deux explosions. En plein centre.”
Ainsi résonnent les premiers mots d’Amor, fils de l’immigration, plongé en plein coeur de Stockholm, ville paniquée par un attentat terroriste.
J’appelle mes frères et je dis : «Faites attention. Ne vous faites pas remarquer pendant quelques jours. Fermez les portes. Tirez les rideaux. Si vous devez sortir, laissez votre keffieh à la maison. Ne portez pas de sac suspect. Montez le son dans votre casque pour ne pas être blessé par les commentaires des gens. Fermez les yeux pour éviter de croiser les regards. Mêlez-vous à la foule, devenez invisibles, évaporez-vous. N’attirez l’attention de personne, je dis d’absolument personne.»
C’est l’apprentissage du lendemain que va devoir faire Amor, savoir se regarder en sachant qu’on ressemble (peut-être) à « celui qui », apprivoiser le regard des autres.
C’est « le temps de l’épreuve », comme le nomme Ahlem, la cousine, celle qui contre toute logique est à la fois et avec autant de conviction musulmane et communiste.
Amor, Shavi le copain de toujours, Valeria l’amoureuse, Ahlem la cousine… chacun de son côté, mais surtout ensemble, vont traverser ce lendemain.
Prendre la parole
J’appelle mes frères et je dis : «Oubliez ce que je viens de dire. Fuck le silence ! Fuck l’anonymat ! Sortez en ville en ne portant que des guirlandes de Noël. Mettez des anoraks fluorescents, des jupes en raphia orange. Soufflez dans des sifflets. Hurlez dans des mégaphones. Occupez les quartiers, envahissez les centres commerciaux. Soyez le plus visibles possible pour qu’ils comprennent qu’il existe des forces d’opposition. Tatouez-vous “Politiquement correct for life” en lettres gothiques noires sur le ventre. Jusqu’à ce qu’ils comprennent que nous ne sommes pas ceux qu’ils croient que nous sommes».
Jonas Hassen Khemiri, loin de se reposer sur son sujet, déjà riche et fort, apporte une rythmique, une matière particulière au texte. L’écriture est vive et puissante, alterne dialogues à la juste liberté de ton, narration, échappées mentales parfois fantasmagoriques.
On passe avec fluidité du « je » au « il », du présent au passé. Le texte est traversé de monologues brûlants, portés par Aurélien Pawloff, comédien au jeu solide et incarné, physique comme un Guillaume Gouix. La fantaisie y crée des ruptures bienvenues, comme parfois, souvent, dans les moments graves de la vie. Une morte passe des coups de fil ; des amoureux au téléphone s’enlacent ; Amor, chimiste et rêveur, attribue des noms d’éléments à ses proches : Shavi sera « hélium » car il rend tout plus léger, Ahlem « titane » car elle est résistante… : un petit grain de folie douce dans ce quotidien tendu.
Donner corps
La mise en scène, frontale et implacable, fait la part belle au texte, en en relevant sans ambages la structure interne. Nourrie au vocabulaire du théâtre d’aujourd’hui – adresse face au public, utilisation de média variés, elle l’utilise avec sensibilité, humilité et intelligence. La vidéo, très présente, a le bon équilibre, jamais redondante, amenant la ville sur le plateau, images noir & blanc belles et utiles.
L’amitié, l’amour, la tendresse familiale, soudent ces personnages, les tiennent en bloc face à l’épreuve, les nouent ensemble. Sur scène, cela abolit même les distances, et ce n’est pas l’éloignement qui pourra les empêcher de se serrer dans les bras.
À l’image de ce groupe à haute densité affective, les comédiens ne quittent jamais le plateau. Hors jeu, ils restent auprès de leurs comparses, sur les chaises installées de part et d’autre de la scène, présence attentive, concentrée. Ahlem (Yasmine Boujjat) deviendra une Karolina le temps d’un appel de la SPA locale en quête de donateurs, Shavi (Paul-Antoine Veillon) le temps d’une scène d’une drôlerie cruelle sera agent du service après-vente d’un magasin de bricolage, Valeria (Millie Duyé) portera aussi la voix de la grand-mère – les glissements se font avec simplicité et clarté. Amor reste Amor, et c’est déjà beaucoup, car il a à se débattre avec ses peurs, celles de son cœur et celles qu’on lui instille – la peur est une maladie très contagieuse, avec les différents Amor qui s’agitent en lui, noyés entre paranoïa grandissante et force de vie chargée d’espoir.
“J’appelle mes frères”
J’appelle mes frères et je dis : «Il vient de se passer un truc complètement fou. Je suis monté dans le métro et j’ai vu un individu extrêmement douteux. Il avait des cheveux noirs et un énorme sac à dos».
J’appelle mes frères et je dis : «Il m’a fallu une fraction de seconde pour comprendre que ce que j’avais vu, c’était mon propre reflet dans la vitre».
Le spectacle se clôt sur l’image de son visage, en plein écran, traversé de mille questions, mille émotions ; et sur ce visage-palimpseste, sur le visage de celui qui s’attribue le nom d’un élément chimique qui n’a pas encore de nom, on peut apprendre à lire l’humanité.
J’appelle mes frères – spectacle vu le 16 juillet 2016
A l’affiche du théâtre Le Grand Pavois jusqu’au 30 juillet
Un texte de Jonas Hassen Khemiri
Texte publié aux Éditions Théâtrales, agent et éditeur de l’auteur, traduit du suédois par Marianne Ségol-Samoy
Mise en scène Mélanie Charvy
Avec Aurélien Pawloff, Paul-Antoine Veillon, Yasmine Boujjat et Millie Duyé
Un spectacle de la Compagnie Les Entichés