M’man, ou les muets cris du cœur

Au centre du large plateau du Théâtre du Petit-Saint Martin, peut-être une caisse de transport(s), pas vraiment des murs, plutôt des cloisons… – une cube aux parois largement ouvertes, grandes baies face au public et côté jardin; quelque chose comme une boîte de Pétri dans laquelle on observerait ces étranges bactéries qui composent une cellule familiale…

La pièce s’étire sur une dizaine d’année, de dîners d’anniversaire en cornet de glace à la plage, cinq conversations comme autant de condensés de vie, entre Gaby, jeune homme mal grandi, trentenaire encore célibataire, toujours sans emploi, toujours au domicile familial, et sa « M’man », Brunella, mère fantasque et impitoyable, femme (« – Toi aussi tu es une femme, m’man – Ah oui, depuis quand ? ») inquiète et passionnée, quittée il y a bien longtemps par le père.

Fabrice Melquiot, auteur apprécié des scènes françaises et européennes, sait parler d’aujourd’hui. Il est né à Modane, ville savoyarde frontière de l’Italie. Il y campe « M’man », comédie douce-amère, portrait d’une famille d’entre-deux, ni aisée, ni déclassée, dans cet espace d’entre-deux, petite ville sans grand charme nichée au creux de la magnifique Vanoise, où l’on peut oublier que l’on est français « Depuis l’annexion de la Savoie ! ça fait 150 ans m’man ! », où l’on va encore, de génération en génération, faire le marché à Bardonecchia, de l’autre côté de la frontière… On est au XXIe siècle puisqu’on paye (trop cher) le panettone en euro, mais un XXIe siècle d’entre-deux aussi, avec un petit air désuet, où le téléphone fixe est mural, à fil et beige, où l’on écoute des cassettes sur un walkman…

Le décor a du charme, une bribe d’appartement, une cuisine, un coin canapé, un endroit simple et chaleureux. Pour figurer le temps qui passe, l’idée est jolie de faire tourner ce décor sur lui-même, en une littérale volte des saisons ; on pourra cependant sans doute trouver la manipulation envahissante, donnant beaucoup de poids, de présence, à ce bout de maison, le surchargeant d’une signification peut-être un peu volontariste.

« Gaby, tu arrêtes de te promener dans ma cuisine
comme si c’était le centre-ville ! »

Ce soir, on fête l’anniversaire de Gaby. Il a mis le couvert, préparé le souper, fait un gâteau, un peu de ménage, 30 ans ça se fête ! Brunella, sa « m’man », bichonne un passé qu’elle aimerait oublier… « fallait pas nettoyer les photographies ; les photographies doivent se couvrir de poussières, les lèvres des photographiés bleuirent, les visages devenir gris, c’est normal ».

Ils se taquinent, se chamaillent, se confient, se réconcilient, parlent beaucoup, mais pas suffisamment, au fond : elle, à lui : « tu as mal au ventre parce que tu y ranges des phrases à l’intérieur, au lieu de déranger les gens avec ».

Cristiana Reali, mère-Médée magistrale et si humaine

Yeux trop maquillés, leggings et chemise à carreaux (c’est le metteur en scène qui a choisi les très pertinents costumes), blondeur approximative, Cristiana Reali rencontre ici un rôle qui permet à son talent et son humanité de se déployer bellement. Elle compose avec une précision remarquable et surtout une grande générosité cette Brunella, Médée rancunière, dévorante comme il se doit, et chaleureuse, débordante de tendresse… « Tu me fais penser à un vieux baromètre déréglé qui passe du beau temps au mauvais en un instant » s’en amuse et s’en fatigue son rejeton… Mère à 17 ans d’un fils trop grand, presque jumelle de Sara Forestier, dans La Tête haute d’Emmanuelle Bercot, de ces mères dont l’adolescence semble si près. Brunella/Gaby, une génération au-dessus, mais finalement quelle différence – sinon que son fils est déjà un adulte – mais un adulte-enfant, lui aussi décalé, les deux âges en lui, que l’on sent en lutte l’un contre l’autre, chacun mécontent, l’enfant buté toujours captivé et captif des rets maternels, pas prêt encore à couper le cordon, l’adulte engoncé, bridé, qui aimerait ouvrir ses ailes mais ne s’y résout pas.

Robin Causse, jeune comédien à la silhouette longiligne, donne à Gaby de sa fraîcheur, sans doute même de ses maladresses, et une gestuelle retenue qui raconte beaucoup de ce personnage emprunté, entravé par l’amour débordant de sa mère et par ses propres tabous. Ce fils couvé trouvera une virilité inattendue en costard de velours bleu, voix de velours et œillades assorties, lors d’une échappée – aussi au sens strict : un des rares moments hors de la boîte/maison -, un karaoké où se mêlent malice et émotion, où l’on passe du sourire à une curieuse et nostalgique tendresse.

Vacillements de l’âme

Vie restreinte, enclose entre ces quatre murs, enserrée par les nœuds relationnels de la mère et son fils, mais aussi contrainte par l’horizon fermé de cette ville en bout de pays, Modane, ville à la frontière, à la lisière : pas une ville-carrefour traversée de mille courants, plutôt une ville-couloir que ceux qui viennent de plus loin traversent sans émoi. « Tu aurais pu passer le concours de la SNCF. Vivre à Modane et ne pas passer le concours, c’est suspect ».
Ville assez grande pour qu’on n’ait pas besoin d’ailleurs « Ici on a les montagnes », mais trop petite pour y rêver : quand Gaby tombera amoureux ce sera d’une jeune femme de l’autre bout du continent, de loin.

Dans des brumes d’alcool, un secret sera dévoilé, l’ombre qui hante Gabriel a enfin un nom, le décor s’est petit à petit dénudé, le récit aussi, ce qui devait être tu (ou ce qui devait être dit ?) a été dit. On flanche avec eux, est-ce qu’ils seront plus seuls, ou moins, maintenant que le secret a surgi, est-ce qu’ils sauront mieux s’aimer, mieux s’entendre. On hésite ; ce qui est sûr, c’est que Brunella et Gaby nous semblent moins adolescents, subitement – on ne sait pas encore si c’est une bonne nouvelle. Le cœur un peu serré, on le leur souhaite. Deux beaux comédiens, pleins de douceur, dirigés avec justesse et sensibilité par Charles Templon, ont donné vie à deux personnages à l’humanité fragile, personnages qui semblent de peu, de vies modestes, mais dont les vacillements de l’âme ne sont pas moins troublants et touchants que ceux de la flamme qui hésite entre s’éteindre ou se raviver de plus belle.

Marie-Hélène Guérin

 

M’MAN
À l’affiche du Théâtre du Petit Saint-Martin jusqu’au 31 décembre
Une pièce de Fabrice Melquiot
Mise en scène Charles Templon
Avec Cristiana Reali, Robin Causse

 

The Valley of Astonishment : voyage au centre du cerveau

Un spectacle de Peter Brook aux Bouffes du Nord, c’est toujours un petit événement. C’est comme un rendez-vous joyeux. Le retour du maître dans sa maison. Et lorsqu’on a manqué le premier rendez-vous – car il s’agit d’une reprise – on est forcément plus impatient.

Passées les premières minutes quelque peu déroutantes -qui sont ces trois personnages en scène ? de quoi nous parlent-ils ? de qui, de quoi la langue de Shakespeare se fait-elle l’écho ?- on plonge dans les mystères de ce spectacle hors du commun. À la rencontre de Sammy Costas -formidable Kathryn Hunter-, ce petit bout de femme énergique à la voix rocailleuse et hypnotique. La voici débarquée de nulle part, face à deux éminents neurologues qui s’intéressent à son cas peu banal. Car Sammy n’est pas seulement hypermnésique; elle est également synesthète. Dans son cerveau, chacune des lettres de l’alphabet est associée à une couleur, les chiffres et les nombres peuvent se superposer à l’infini. Ce don lui permet de mémoriser la moindre information par un phénomène d’association d’idées : pour chaque mot qu’elle entend elle invente des images, sa mémoire est sans fin.

The Valley of Astonishment, Peter Brook, Marie-Hélène Estienne, Théâtre des Bouffes du Nord, Kathryn Hunter© Pascal Victor / ArtComArt

Comment fait-on pour oublier?

Jusqu’où ce don sera-t-il source de joie, de plaisir, et même de revenus ? -engagée par le Magic Show, Sammy utilisera sa mémoire prodigieuse dans un numéro à succès. Y a-t-il des risques, et quels sont-ils, à exploiter ainsi une mémoire illimité ?  À partir de quand cela devient-il une souffrance ? Est-il possible d’apprendre à oublier, à ne plus se souvenir, à perdre la mémoire ?

Sammy à peine disparue du plateau, un autre « cas » vient exposer son expérience de proprioception : suite à un accident, cet homme ne peut plus guider ses membres qu’en les regardant. Sensationnel Marcello Magni qui semble avoir emprunté le corps d’un autre. Le cerveau humain est tellement déconcertant, inouï, inexplicable, impénétrable, sensationnel…

Déconcertante et sensationnelle : telle est cette « vallée de l’étonnement » que nous proposent Peter Brook et Marie-Hélène Estienne. Moyennant une scénographie toute simple -trois chaises, une table, un porte-manteau sur lequel s’accrochent les blouses blanches au gré des changements de rôles- trois incroyables comédiens et un musicien nous font toucher du doigt l’ordinaire et l’extraordinaire dans un espace temps unique, magique et inoubliable.

The Valley of Astonishment, Peter Brook, Marie-Hélène Estienne, Théâtre des Bouffes du Nord, Marcello Magni

THE VALLEY OF ASTONISHMENT
Du 24 novembre au 23 décembre 2016, 21h au Théâtre des Bouffes du Nord
Texte et mise en scène : Peter Brook et Marie-Hélène Estienne
Avec : Kathryn Hunter, Marcello Magni et Pitcho Womba Konga
Musicien : Raphaël Chambouvet

La violente fragilité de « la nuit juste avant les forêts »

J’avoue que je ne connaissais pas Bernard-Marie Koltès, ou très peu. Son nom bien-sûr, je le connaissais. Je connaissais aussi les sujets de prédilection de cet auteur mort jeune à la fin des années 80 et régulièrement mis en scène par Chéreau. Alors je suis descendu au sous-sol du Théâtre de Poche-Montparnasse avec l’excitation d’enfin découvrir sur scène ce dramaturge emblématique, et avec aussi la peur d’être déçu par un texte que j’avais envie d’admirer a priori.

Je n’ai pas été déçu. « La Nuit juste avant les forêts » est un choc, et cela commence dès l’entrée dans la salle. On ne peut pas tout dire ici, mais avant de rejoindre sa place, chaque spectateur doit traverser une partie du plateau où le comédien est déjà installé. On frôle cet être fragile, contorsionné de douleur.

La Nuit juste avant les forêts, Bernard-Marie Koltès, Jean-Pierre Garnier, Eugène Marcuse, Théâtre de Poche Montparnasse@DR-JPG

C’est un tas, accroupi par terre, qui tord son corps élastique. Le noir se fait dans le public, et le jeune homme prend la parole. C’est un appel sans réponse, une main puissamment tendue, une révolte continue et circulaire, répétitive comme une chanson. Il nous jette à la figure la solitude, l’exclusion, la fuite, l’inadaptabilité. Il nous envoûte par ses gestes, sa sensibilité, sa voix, son charme rugueux. Il est à la fois d’une grande violence et d’une fragilité extrême.

Le comédien, c’est Eugène Marcuse. Il est encore élève au Conservatoire et il nous prouve que le talent n’a pas d’âge, puisqu’il est magnifique d’humanité dans ce rôle très difficile. Il n’en fait jamais trop, il joue sa partition en respectant le ton d’un soliloque qui a souvent des accents céliniens. On assiste à ce cri sourd pendant un peu plus d’une heure et on en sort un peu vidé, mais grandi. On a envie de dire merci à Koltès et merci à Eugène Marcuse de nous montrer ce qu’est l’art de servir un grand texte.

La nuit juste avant les forêts, Jean-Pierre Garnier, Bernard-Marie Koltès, Théâtre de Poche-Montparnasse, Eugène Marcuse

LA NUIT JUSTE AVANT LES FORETS 
Un texte de Bernard-Marie Koltès
Mise en scène : Jean-Pierre Garnier
Avec : Eugène Marcuse
Du 8 novembre 2016 au 7 janvier 2017 à 19h au Théâtre de Poche-Montparnasse

Une légère blessure, une comédienne « poids lourd »

Une athlète. Une sprinteuse qui se jetterait dans une course folle, désespérée et inéluctable. C’est ainsi qu’apparaît Johanna Nizard, seule sur scène, avec les mots de Laurent Mauvignier. Il ne fallait pas moins que l’immense talent de cette comédienne pour tenir sur la longueur un texte aussi dense, percutant, incisif, intense. L’étendue de sa palette, la finesse et la sensibilité de son jeu lui permettent d’interpréter cette partition brillante, étoffée, éclatante. En quelques secondes, elle passe d’une infinie douceur, d’une touchante fragilité à une dureté rageuse, explosive, inquiétante. Elle nous surprend par tant de colère contenue. Une violence aussi peu légère que cette fameuse blessure qui ne sera dévoilée qu’à la fin.

une-legere-blessure Johanna Nizard

©Giovanni Cittadini Cesi

« Moi je peux gaspiller mon temps à tout dire, rien ne me touche plus assez pour que j’ai peur de le perdre. »

Qui donc est cette femme ? La quarantaine, une certaine classe sociale. Elle attend à dîner ses parents qui ne sont pas venus depuis longtemps. Elle s’adresse à une autre femme, une femme de ménage qu’on ne voit pas, qu’on n’entend pas, qui ne parle pas la même langue qu’elle. Tout au long de ce dialogue – ce monologue – elle libère une parole, des choses difficiles à dire. Comme une sorte d’introspection, elle évoque ses rapports avec les hommes, avec son père, sa mère, son frère, les enfants qu’elle n’a pas eus…

une-legere-blessure Johanna Nizard

« Une souris qui déplace une montagne, dans le regard des gens ça reste une souris. »

La course effrénée de Johanna est rythmée par les mot de Mauvignier. Et les mots de Mauvignier dessinent un cercle de plus en plus étroit. De plus en plus vicieux… En débutant la course, elle a ouvert les vannes, et le secret qu’elle cache, cette « légère blessure », elle va finir par le dévoiler.
Othello Vilgard retrouve ici Johanna Nizard, qu’il avait déjà mise en scène dans Trois Ruptures de Rémi de Vos. Il lui fait occuper tout l’espace, telle une lionne en cage. Une cage qui aurait des allures de ring de boxe, tant la puissance qu’elle dégage nous fait l’effet de véritables uppercuts.
Quand on vous dit que Johanna est une incroyable athlète de la scène…

 

UNE LEGERE BLESSSURE
Du 6 au 29 juillet 2018, 19h30 au Théâtre des Halles 
Salle Chapiteau
Texte et dramaturgie : Laurent Mauvignier
Mise en scène : Othello Vilgard
Avec : Johanna Nizard

Le Personnage désincarné à La Huchette : l’auteur, le personnage et le destin

 

« D’où parlez-vous ? Vous êtes en dehors ? »

Dans la petite et charmante salle de La Huchette, Arnaud Denis signe, pour sa première pièce en tant qu’auteur, un troublant thriller théâtral.
En pleine représentation, un personnage se révolte contre son auteur. Il refuse le destin qui lui a été tracé. S’engage alors un rapport de force entre l’écrivain et sa créature.
 
lepersonnage-lot-01-bd © Lot

Sur scène, un dispositif astucieux, emboîtement de portes s’ouvrant les unes sur les autres pour mener sur un au-delà du plateau ; manifestation simple et efficace du jeu du théâtre dans le théâtre qui va s’engager là sous les yeux des spectateurs – y jouant de bonne grâce le rôle… des spectateurs.

Le sujet et le procédé ne sont pas neufs – hier, en illustre prédécesseur, Pirandello et ses insatisfaits Personnages en quête d’auteur, aujourd’hui, en voisins quasiment, au « paradis » du Théâtre du Lucernaire, Monsieur Kairos*, où Yann Collette, voix douce, et Fabio Alessandrini (l’auteur, et aussi l’interprète pertinent de… l’auteur) tessiture plus basse, accent italien légèrement chantant – mêmes têtes nues, mêmes petites lunettes rondes, ombres de barbe, silhouettes presque jumelles, jumeaux aussi dans le doute comme l’entêtement -, donnent vie avec beaucoup de malice et de sensibilité à la confrontation entre un auteur de roman et son personnage – rétif, comme il se doit, à son destin.

Mais qu’importe l’innovation, Le Personnage désincarné parle de théâtre, de destin et donc de liberté, de création, de transmission, de pouvoir, d’amour, de mort, de peur de la mort : interrogations de toujours. Arnaud Denis, acteur séduisant, metteur en scène reconnu, nourrit son texte avec honnêteté de sa culture, de son intelligence, et des ses propres interrogations d’artiste – sans doute ; sans concession, il ne cherche pas d’échappatoires dramatiques, pas de fioritures, on reste concentré sur les questions centrales.
 
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Auteur et personnage : deux miroirs face à face

Dos aux spectateurs, deux silhouettes immobiles, une femme debout, côté jardin, un homme assis, côté cour. Du fond de la scène s’engouffre par l’enfilade des portes un nuage de fumée. Le jeune homme qui le traverse, déboulant essoufflé, en panique, voit son élan coupé net. Personnage de théâtre, il se fait tancer par son auteur, installé aux côtés du public. Le personnage est sorti de son rôle, de sa vie, du « cours des choses » – semble-t-il.

Semble-t-il, car ici tout est écrit, l’auteur le répétera à plusieurs reprises. Incrédulité du personnage face à sa conception, refus obstiné face à l’irréductibilité de son destin ; le personnage revendique même une autre identité, une personnalité plus fougueuse : « Vos mots m’ennuient, vous m’ôtez toute spontanéité »
Mais le doute du personnage, son rejet, tout est dans le « cours des choses », tout est écrit, texte imprimé en main l’auteur persiste à proclamer cette « réalité » au personnage.
Pourtant jusqu’où l’auteur est-il maître de la rébellion de sa créature, jusqu’où contrôle-t-il failles et fissures ?

Egoïsme contre égoïsme, celui de l’auteur qui soumet son personnage à la nécessité dramaturgique de son propos, contre celui du personnage qui refuse sa destinée. Pouvoir contre pouvoir : qui crée l’autre, qui façonne la vie de l’autre ?… Arnaud Denis fêle le miroir. Les reflets se difractent, rebondissent l’un sur l’autre – qui de l’auteur ou du personnage révèle l’autre ou l’expose, qui emprisonne et qui libère ?
 

Le Personnage désincarné 01 © Lot © Lot

Pour donner chair à l’affrontement : trois générations, trois talents

Marcel Philippot incarne l’auteur, et ce verbe ici n’est pas usurpé : acteur rompu à la comédie, il met ici sa maturité de comédien et d’homme au service d’un rôle presque austère. Evident, juste, investi, il apporte sa sensibilité au cérébral et cruel auteur, aux peines anciennes pétrifiées sous un rigide masque d’exigence et de dureté.
« J’ai vingt ans », dit le personnage, et Audran Cattin a l’âge du personnage, sa fraîcheur, sa spontanéité, sa fougue, son envie de vivre. Il lui offre son jeune talent, plus que prometteur, déjà d’une précision et d’une intensité qui donne des ailes à son rôle.
Grégoire Bourbier, tendre, pertinent, pugnace, interprète avec vivacité le régisseur, qui interviendra à plusieurs reprises, dans ou contre le « cours des choses », rappel du monde concret, du monde « humain », celui où ce n’est pas la question de la création et du créé qui prend le dessus mais celle de ce qui est ressenti, de ce qui est partagé, celle de l’empathie et du désir d’insoumission.
 

« Le théâtre répond à des règles très précises
que tout le monde ignore. »

On effleure, sans s’y égarer, la piste psychanalytique, le temps pour le personnage de s’inventer un fils, le temps pour l’auteur de souffrir de l’absence du sien, le temps pour un homme au cœur de chair de regarder, les yeux flottant au ras du public, par une fausse fenêtre, le souvenir d’un fils passer.

Qui gagne la bataille de ces combats de mots, de ses affrontements ? Monsieur Kairos au Lucernaire comme Le Personnage désincarné d’Arnaud Denis font la part belle au personnage, à l’œuvre, qui restera libre et vivante, même lorsque l’auteur, lui qui s’arroge droits de vie et de mort, lui qui est vivant, ne sera plus. Façon paradoxale et humble de saluer tout de même le pouvoir du créateur.
 

Le Personnage désincarné – spectacle vu le 28 octobre 2016
À l’affiche du Théâtre de La Huchette
Ecriture et mise en scène Arnaud Denis
Avec Marcel Philippot, Audran Cattin, Grégoire Bourbier

 

*Kairos – A l’affiche du théâtre Le Lucernaire jusqu’au 3 décembre – Écriture et mise en scène Fabio Alessandrini – Avec Yann Collette et Fabio Alessandrini
 

La Nuit où le jour s’est levé : une nuit solaire…

« Lancer un caillou sur la carte du monde »

Puis ramasser le caillou tombé sur le Brésil et décider de s’envoler vers ce pays lointain, inconnu, inédit, secret et forcément fascinant.
C’est sur ce coup de tête que Suzanne quitte la France, son frère Gino, et une vie sans doute un peu trop dénuée de sens…
Arrivée à Belo Horizonte – une ville dont le nom même est une invitation au voyage – Suzanne devient bénévole dans un couvent au sein duquel viennent parfois se réfugier des femmes sur le point d’accoucher.
Une nuit – l’une de ces « nuits où même dormir te donne chaud » – Suzanne aide Soeur Maria Luz à mettre au monde un enfant. Cet enfant-là que sa mère sera forcée d’abandonner à peine le premier cri jailli. Cet enfant-là pour lequel Suzanne éprouvera une sorte de coup de foudre. Cet enfant-là qui éveillera à jamais son instinct maternel. Cet enfant-là, Tiago, qu’elle décidera, coûte que coûte, d’adopter et de ramener en France.

La nuit où le jour s'est levé Olivier Letellier
© Christophe Raynaud de Lage

« Se perdre pour mieux se retrouver »

Aucun obstacle ne sera assez fort pour empêcher Suzanne de devenir mère. Ni la hargne de la police brésilienne, ni les lourdeurs kafkaïennes de l’administration. Ni même la terreur de se faire enlever Tiago au poste frontière entre l’Espagne et la France. Pour cette femme que le cri d’un enfant a métamorphosée en une seconde, plus rien ne compte que l’amour infini, éternel, illimité… Maternel…
Pour que Suzanne puisse un jour raconter à Tiago « son histoire vraie vivante », il lui faut aller jusqu’au bout du parcours.
Un parcours initiatique, un parcours de vie qui chavire le spectateur. Lentement, doucement, délicatement. À l’image de la roue Cyr maniée par l’un des trois comédiens mais dans laquelle s’imbriquent si habilement les deux autres. Car ils ne sont que trois sur scène, pour interpréter ce texte écrit à six mains. Trois auteurs, trois comédiens, pour clore la trilogie d’Olivier Letellier « Maintenant que je sais/Je ne veux plus/Me taire », qui avait été présentée à Chaillot la saison dernière et dans laquelle on croisait déjà certains personnages de La Nuit où le jour s’est levé.

la nuit où le jour s'est levé Olivier letellier

« Je serai un arbre généalogique à moi toute seule »

Trois formidables acteurs (Clément Bertani, Jérome Fauvel et Théo Touvet) passent d’un rôle à l’autre, se les échangent, les font tourner à la manière de cet immense cerceau qui est l’un des seuls accessoires au plateau. Car la scénographie est toute simple, épurée, brillante, pénétrante. Elle fait la part belle aux jeux de lumière signés Sébastien Revel et à la création sonore de Mikael Plunian. Le résultat bouleverse petits et grands, chacun s’appropriant l’histoire de Suzanne par un niveau de lecture différent. Olivier Letellier est un formidable conteur, et lorsqu’il nous raconte l’évidence d’être une mère, tout le monde, absolument tout le monde est touché au cœur.

la nuit où le jour s'est levé Olivier letellier

LA NUIT OÙ LE JOUR S’EST LEVÉ – spectacle vu le 3 Novembre 2016 au Théâtre des Abbesses
Du 3 au 10 Novembre 2016
Texte et co-écriture au plateau : Sylvain Levey, Magali Mougel, Catherine Verlaguet
Mise en scène : Olivier Letellier
Avec : Clément Bertani, Jérôme Fauvel, Théo Touvet

 

Moi et François Mitterrand : la désopilante mythomanie d’Olivier Broche

« Je n’en fais pas une affaire d’état mais à partir de 1983, François Mitterrand et moi-même avons tenu une correspondance assidue ».

Passer une heure et quelque en compagnie d’Hervé Laugier (sommes-nous réellement dans une salle de conférence ? dans l’antichambre de l’Elysée? Ou, plus probablement, dans le salon d’Hervé ?). L’écouter nous raconter la naissance d’une grande et indestructible amitié, non seulement avec François Mitterrand, mais aussi avec Jacques Chirac. Le voir revivre sa relation, moins ardente certes, mais réelle, avec Nicolas Sarkozy. Apprendre que François Hollande voit en lui un confident…
De tous ces témoignages d’amitié, Hervé Laugier a conservé des traces qu’il nous expose avec une fierté teintée d’affection. Ce sont des dizaines, des centaines de lettres, datées, signées du Président de la République. Toujours la même lettre, la même circulaire. Mais Hervé est le seul à ne pas comprendre…

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@Giovanni Cittadini Cesi

« Et même si nous nous sommes, par la force des choses, quelque peu éloignés l’un de l’autre, le fil n’est pas tout à fait rompu. »

Hervé nous fait sourire, il nous fait rire, il nous attendrit.
Car derrière ces grands discours, ces révélations liées aux trente dernières années de règne présidentiel français, Hervé cache une immense solitude. Il nous parle de François, de Jacques, de Nicolas, de l’autre François… pour éviter de trop évoquer l’absence de celle qui l’a quitté il y a déjà longtemps.

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Il fallait un immense comédien pour s’approprier le texte d’Hervé Le Tellier, cette curieuse correspondance à sens unique. Seul sur scène, sorte de « nobody » surgi de nulle part, Olivier Broche est parfait, excellent, magistral.  Le comique de répétition fonctionne ici, grâce à l’incroyable palette du jeu qu’il sait déployer : tendresse, folie, intelligence, colère parfois, sensibilité toujours.

Tout en délicatesse et en douceur, il nous renvoie l’image de ces êtres solitaires qui s’inventent des histoires incroyables. Juste pour continuer à vivre…

Moi et François Mitterrand – Une pièce de Hervé Le Tellier
Mise en scène : Benjamin Guillard
Avec Olivier Broche
Jusqu’au 20 novembre 2016 au Théâtre du Rond-Point – 18h30 mardi au dimanche

 

Train-Train à la Comédie Bastille : Interzone

Trois femmes aux existences éloignées se retrouvent dans le compartiment d’un train qui les mènera à Destination en passant par Maturité. Il y a Bruna (Gaëlle Lebert), aux longs cheveux noirs, à la féminité impeccable et à la voix des italiennes du Sud dont on se demande parfois si elles sont hommes ou femmes et qui craint la confrontation avec son père à Destination ; il y a Sabine (Sandrine Molaro), dite ça, qui attend un homme qui a « perdu sa mobilité », qui ne viendra pas et préférera se débarrasser d’elle sans même lui parler ; il y a Marie Douceur (Aurélie Boquien), pas si douce que ça, qui, enceinte, peut-être du contrôleur du train, sera hissée dans le compartiment malgré elle. Ces trois-là sont orchestrés par un personnage masculin, Wilhem (David Talbot) tantôt « contrôleur », tantôt « couchettiste », tout dépend de la casquette et du patron.

Train-train e pericoloso spoergersi
@B Basset

On suit, tout au long du voyage, le rapprochement de chaque personnage et leurs conversations, où ils nous livrent peu à peu des pans de leur existence, de leurs failles et de leurs attentes.
L’ambiance parfaitement réussie et maîtrisée, au rythme lent et déstructuré, porte la pièce de bout en bout dans une espèce d’interzone où l’auteur, David Talbot, nous entraîne à travers le fil conducteur de la question du genre. Se mêlent alors les genres et les rôles pour ne plus laisser place qu’à une montée de la cruauté et de la folie des personnages. Tout se mélange dans cette pièce et pourtant le train poursuit son chemin jusqu’à Destination, nous emportant de métaphore en métaphore et de symbolisation en symbolisation.

Train-Train Sandrine Molaro

La mise en scène, très ingénieuse, pleine de trouvailles, avec une bande sonore qui fait quasi un quatrième personnage, mêle, elle aussi, les genres et les registres et ne laisse rien au hasard. C’est une mise en scène du détail et de l’infinitésimal.
Le jeu des comédiens, très travaillé, frôle l’excellence et nous embarque ailleurs.
Enfin une pièce innovante à l’humour subtil d’où, même si on ne rit pas à gorge déployée, on sort époustouflé et grandi.

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TRAIN-TRAIN è pericoloso sporgersi – Une pièce de David Talbot
Mise en scène : La Compagnie C’est bien agréable
Avec : Aurélie BOQUIEN, David TALBOT, Gaëlle LEBERT, Sandrine MOLARO
Jusqu’au 26 décembre à la Comédie Bastille  – les dimanche et lundi à 20 h

La Pluie, qui reste après la poussière…

« Je ne sais pas où ils allaient, je sais seulement que les gens ne revenaient jamais. »

Plus qu’un spectacle « de » marionnettes, ce spectacle à l’affiche du Lucernaire est un spectacle « avec » des marionnettes. Alexandre Haslé donne vie à celles qu’il a fabriquées. Leur prêtant une partie de son corps. Il n’est donc pas seul en scène, mais accompagné par dix-sept personnages, dont le principal, la narratrice Hanna, est une femme très âgée qui va bientôt mourir et qui se souvient… Elle était jeune, elle habitait près d’une voie ferrée, elle voyait monter des tas de gens dans des trains. Et ces voyageurs mystérieux, ces inconnus furtivement aperçus lui confiaient des objets personnels avant de monter dans ces trains…

la pluie Lucernaire
@D Guyomar

« Aujourd’hui,je ne peux plus rien faire d’autre que me souvenir. »

Peu à peu, Hanna parvient à remonter au plus loin de sa mémoire, à faire revivre les objets que tous ces gens lui ont confiés avant de s’évanouir à jamais… Le spectateur a un avantage sur Hanna : il sait que ces gens ne reviendront pas. Il sait que les objets entassés au fur et à mesure des déportations ne seront jamais réclamés. Qu’ils demeureront dans la maison d’Hanna, passant de l’état d’orphelins à celui de poussière. L’ampleur de la catastrophe qui se bâtit sous les yeux d’Hanna est proportionnelle au nombre d’objets qu’on lui donne : ils seront un jour tellement nombreux qu’elle sera forcée d’aller dormir dehors. Devenant ainsi, à force de tant recevoir, une exilée de plus. Comme exilée d’elle-même.

la pluie Lucernaire

Les objets étant devenus poussière, toutes ces vies croisées et jamais revenues n’existent plus désormais que dans le souvenir d’Hanna. Et Hanna va mourir… La femme en noir et au bouquet de fleurs jaunes, le gros homme à la pomme, le violoniste et le saltimbanque, la très jeune femme, sorte de réminiscence de la jeunesse d’Hanna : tous défilent sous nos yeux chavirés.
Et parmi tous ces gens qui lui ont remis des objets, une personne a marqué Hanna plus que les autres. Un petit garçon qui lui a donné la seule chose qu’il avait : de la pluie dans une bouteille.
Avoir le courage d’évoquer tous ces objets. Parler des gens qui les lui confièrent. Ranimer l’ombre du petit garçon. Se libérer de son fantôme avant de mourir. C’est bien de cela dont nous parle le magnifique texte de Keene.
En donnant vie à cette pièce troublante de poésie, les marionnettes d’Alexandre Haslé la transcendent et la subliment. Le résultat est bouleversant, poignant, troublant, captivant, hypnotique. Un spectacle dont on ne ressort pas indemne. Un spectacle essentiel, indispensable, fondamental, presque vital…

La Pluie – Une pièce de Daniel Keene
Vu au Lucernaire le 12 octobre 2016
Fabrication, mise en scène et jeu : Alexandre Haslé
Avec la complicité de Manon Choserot
Jusqu’au 26 novembre 2016 – 19 h mardi au samedi

Avant de s’envoler, il y a toujours un oiseau pour nous rassurer…

Florian Zeller nous invite à passer un week-end dans la maison familiale d’André (Robert Hirsch) et de Madeleine (Isabelle Sadoyan) rejoints, -comme cela est répété à plusieurs reprises : « du fait de la situation »- par leurs deux filles Anne (Anne Loiret) et Elise (Léna Bréban).

Ce qui se joue dans cette histoire d’amour de 50 ans entre deux êtres et leur environnement immédiat ne peut se résumer de façon factuelle et limitante. L’auteur invente de nouveaux repères dans le temps et l’espace, de telle façon que le spectateur, face au miroir de sa vie, s’interroge en permanence sur les relations à ses parents, la perte inéluctable de l’être aimé et sa propre fin. Au-delà d’une écriture concrète, ancrée dans l’actualité (évocation du couple d’amants qui a choisi de partir ensemble vers l’au-delà, au Lutetia en novembre 2013), la subtilité géniale de Florian Zeller provient d’un monde parallèle nourri de non-dits, de silences et de regards.

L’interprétation des comédiens est simplement magistrale : Robert Hirsch, dans une dernière danse, nous saisit par le flot continu d’émotions qu’il transmet : amour pour son épouse, colère vis-à-vis de l’agent immobilier voulant vendre sa maison, gène par rapport à une ancienne relation amoureuse qui apparait …
Isabelle Sadoyan campe une épouse et une mère bienveillante et les deux sœurs nous renvoient avec une grande sincérité, la boule au ventre et les yeux rougis, aux scènes familiales de fin de vie que nous avons tous connues.

Enfin, la vérité et l’authenticité de cet objet théâtral hors normes (car on y rit aussi, souvent) sont liées au travail de mise en scène réalisé par Ladislas Chollat et son équipe. Les grimaces et postures d’André donnent vie au fauteuil où il trône, le décor nous renvoie à notre vie d’enfant, les rituels familiaux de préparation des repas sont d’un réalisme vertigineux.

Sans hésiter, allez-vous envoler au Théâtre de l’Œuvre, et comme le suggère André, citant René Char : « Au plus fort de l’ orage, il y a toujours un oiseau pour nous rassurer. C’est l’oiseau inconnu. Il chante avant de s’envoler. »

Magali Rossello

Avant de s’envoler, une pièce de Florian Zeller
Mise en scène : Ladislas Chollat
Avec : Robert Hirsch, Isabelle Saroyan, Claire Nadeau, Anne Loiret, François Feroleto, Léna Bréban
Théâtre de l’Oeuvre – spectacle vu le 12 octobre 2016
A l’affiche jusqu’au 15 janvier 2017