Les Mystiques : le gai savoir !

“Les Mystiques ou Comment j’ai perdu mon ordinateur entre Niort et Poitiers” : c’est par la seconde partie du titre que nous commencerons… Sur la vaste scène de ce fantastique lieu de création et d’échanges que sont les Plateaux sauvages, un jeune homme nous attend… Il compte nous narrer la mésaventure qui l’a conduit à égarer dans un train son ordinateur, et avec lui le contenu d’une année de recherches sur les mystiques et la révélation mystique. Très vite, ce n’est plus dans son voyage ferroviaire que nous voilà embarqués mais dans son voyage intellectuel et intime, là où l’a mené son sujet de réflexion.

La tête au ciel et les pieds dans la vie

Si le sujet peut sembler abstrait, c’est sans didactisme que la pièce l’aborde, les deux pieds dans la vie.
Au cours de son travail, le jeune écrivain, frère siamois de l’auteur, confrontera son enquête, sa démarche, à ses proches – amis, parents, collaborateurs, producteurs : autant d’occasions pour Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre, avec la collaboration de son demi-frère Eric, dominicain, de proposer un regard multiple sur la question, d’offrir au sujet la possibilité d’être entendu de diverses manières, d’être rejeté ou accueilli, interrogé ou nourri. Mais il faudra aussi au personnage faire sa part du voyage seul – comme il se doit, car c’est dans le secret de l’athanor d’une âme que peut s’accomplir la maturation lente – l’oeuvre au noir – des richesses collectées pour en tirer l’essence -; et découvrir que c’est autant par les matières précieuses que communes, par les tâtonnements que par les découvertes que naissent “force et courage” et qu’on avance sur le chemin.

 
Les Mystiques ou comment j’ai perdu mon ordinateur entre Niort et Poitiers - photo Baptiste Muzard

 

“C’est pas je me connais et après j’apprends mieux ! ou je me connais et après je
vis mieux !
C’est pas du développement personnel ! C’est une quête qui ne s’arrête pas !
C’est toute la vie je cherche ! C’est aller au bout du bout du bout du bout d’une
expérience putain !”

 

À l’image du cheminement mental du héros, la mise en scène est tout en mouvements, rythmique, fluide; les scènes se glissent les unes dans les autres, des accessoires apparaissent, restent, laissent une trace d’un lieu dans un autre. L’espace scénique est protéiforme, vaste boîte blanche, un incongru point d’eau en forme de rocher, comme un surgissement d’une nature farouche en plein cœur d’un quotidien très civilisé, longue table, chaise, ordinateur, projecteur, un lit et une lampe de chevet dans un coin, des meubles aux formes très fonctionnelles, simples, nettes, qu’on déplace parfois pour créer un lieu différent. Les hauts rideaux blancs qui closent le mur du fond s’ouvrent parfois, sur la nuit, ou sur un ailleurs.
Les morts se baladent et discutent en fumant leur clope, les souvenirs se matérialisent pendant qu’on les évoque, rêves et visions prennent corps, aussi réels que le réel… Le présent et le passé, Niort et Sienne, la cité où l’on se paye une glace au yaourt et le désert où l’on rencontre les mots de Patti Smith, la “mystique sans dieu”, le tangible et l’imaginaire… Temps, espaces et états d’existence se chevauchent, s’incluent, s’interpénètrent.
 
Les Mystiques ou comment j’ai perdu mon ordinateur entre Niort et Poitiers - photo Baptiste Muzard
 

Réjouissance de voir une pensée en marche

C’est docte, drôle, poétique. Inspirant. Savant et joyeux. Ça respire l’intelligence et le plaisir.
Ces “Mystiques” ont un humour vif où ce sont autant les situations que les mots dits ou tus qui provoquent le rire – l’humour n’est d’ailleurs pas opposé à la Révélation, quelques malicieux sages, chinois, persans…, en usant comme d’un outil aussi percutant et incontestable que la prière ou la méditation, pourraient vous le confirmer. Il y a des silence vibrants comme certains de ces moments suspendus qu’on trouve dans les ballets de Pina Bausch. Mêlant cérébral et trivial, sérieux et léger, le ton est en accord avec le sujet !

Les comédiens sont tous remarquables. Mention spéciale à Mathieu Genet, au physique et au jeu rapides, fins et déliés. Son personnage est riche et subtil : il a l’élégance de nous faire croire à la facilité de son interprétation. Les autres comédiens ont tous la même aisance, la même liberté, et un beau grain de folie parfaitement maîtrisé. On avait apprécié Makita Samba, mis en scène par Guillaume Vincent dans Songes et Métamorphoses, on retrouve ici sa générosité; Lisa Pajon a une inventivité et une énergie qui semblent inépuisables; Bruno Gouery trimballe d’un personnage à l’autre sa silhouette longiligne et poétique; Mireille Herbstmeyer, comédienne ultrasensible et sobre, en demi-soeur religieuse récitera du Catherine de Sienne en italien, avec une ferveur et une conviction décalée, dérisoire et touchante; Flore Lefebvre des Noëttes apporte sa présence solaire aussi bien à une robuste productrice qu’à une jeune fille pleine de fêlures… C’est un bonheur de voir une telle distribution, plusieurs générations et origines rassemblées en une troupe très homogène, au jeu sans faux naturel mais d’une belle lisibilité, très précis et souple, toujours juste et sincère dans la fantaisie comme dans la gravité.

Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre et Lisa Pajon avec leur compagnie du Théâtre Irruptionnel ont manifestement le goût d’une certaine allégresse de la connaissance; ils créent un spectacle populaire et savant, revigorant, stimulant : un théâtre qui a les grandes vertus d’émouvoir, amuser, nourrir l’esprit et le cœur.

Marie-Hélène Guérin

 

“En t’attendant j’ai lu
Catherine de Sienne, Etty Hillesum, Simone Weil…
C’est pas facile
C’est obscur même et puis elles se répètent beaucoup
J’ai laissé tomber plusieurs fois mais comme t’étais pas là, je me suis accrochée
Et puis y a eu cette phrase
Depuis elle m’accompagne
En fait c’est de nous dont ces femmes parlent, sans cesse, à chaque page
C’est pour ça que ça nous touche
Elles nous donnent de la force”

 

Les Mystiques ou comment j’ai perdu mon ordinateur entre Niort et Poitiers - photo Baptiste Muzard

LES MYSTIQUES
ou Comment j’ai perdu mon ordinateur entre Niort et Poitiers

À voir actuellement aux Plateaux sauvages, jusqu’au 30 novembre
Texte et mise en scène Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre
Éditions Les Solitaires Intempestifs
Avec la participation d’Éric Tillette de Clermont-Tonnerre
Dramaturgie Sarah Oppenheim
Avec Mathieu Genet, Bruno Gouery, Mireille Herbstmeyer, Flore Lefebvre des Noëttes, Lisa Pajon, Makita Samba
Création lumière Kelig Lebars – Création sonore Nicolas Delbart – Création vidéo Christophe Waksmann

Photos © Baptiste Muzard

Dates de tournée à venir :
Bar-le-Duc, 6 décembre 2018 – Versailles, 11-12 Décembre 2018 – Bressuire, 20 Décembre 2018 – Saintes, 29 Janvier 2019 – Châtellerault, 31 janvier 2019

À noter : à partir du 8 janvier prochain, la reprise d’un autre spectacle de la compagnie du Théâtre Irruptionnel, Les Deux frères et les Lions au Poche-Montparnasse, à guetter avec intérêt !

 

Les soeurs titanes

C’est une déflagration soudaine. Une entrée fracassante, dès le début de la pièce.
« Tu ne viens pas sur mon lieu de travail, je t’ai suffisamment tolérée » – Marina Hands déboule sur le plateau à la rencontre d’Audrey Bonnet qui sort du fond de scène côté cour. L’adresse est implacable, le ton est donné.

Nous allons assister pendant 90 minutes à un affrontement. Règlement de Comptes à OK Pascal (Rambert).
L’argument est simple. Elles sont sœurs. La cadette, Audrey, journaliste, débarque sur le lieu de travail de Marina. Leur mère vient de mourir, et Audrey n’accepte pas de ne pas avoir été prévenue par Marina.
À travers cette joute virtuose, il s’agira d’ausculter la singularité des liens qui tissent la relation entre deux sœurs et de dérouler les fils emmêlés de leurs blessures : celles, évidentes, qui sont verbalisées, et surtout les autres, celles qui sont enfouies, les profondes, souvent les plus douloureuses. Il y a comme un vertige à assister à cela. Pourquoi cette haine entre deux sœurs ? Comment la sororité la porte-t-elle à son paroxysme ? Et si ce n’était au fond qu’une manifestation d’un terrible et plus puissant amour encore ?

Soeurs(Marina & Audrey)_Pascal Rambert@Pauline Roussille ©Jean-Louis Fernandez

Marina – je ne retire rien toi-même tu ne retires jamais tu n’as jamais retiré jamais toutes les aiguilles que tu m’as balancées dans le corps pendant toutes nos années de jeunesse puis de jeunes femmes puis de femmes et maintenant d’ennemies.

Pascal Rambert reprend la recette qui a fait le succès planétaire de « Clôture de l’Amour », ce grand texte contemporain devenu déjà un classique : la lutte terrible entre deux êtres qui se sont aimés, le torrent de reproches et les phrases qui font mal, ces affrontements en diagonale. Ce sont deux sœurs qui sont ici au cœur de ce combat sans merci.

C’est un choc tonitruant, un torrent d’émotions, un combat de titanes dont nous sommes les témoins. Il y a aussi au milieu de la pièce cette grande pause, cette trêve avant la reprise des hostilités, qui était d’ailleurs déjà présente dans « Clôture » (la merveilleuse chorale d’enfants chantant « Happe » d’Alain Bashung). On ne révèlera rien de ce grand moment d’émotions, mais il est à lui seul une magnifique illustration de la mystérieuse relation entre deux sœurs qui peuvent se haïr, mais qu’un « lien » indicible continuera d’unir, ce qui rend ce dialogue encore plus déchirant.

Soeurs(Marina&Audrey)_Pascal Rambert_@Jean-LouisFernandez ©Jean-Louis Fernandez
Audrey – tu étais alors la pire des soeurs, la soeur perverse qui jouait à la gentille devant les parents et qui me pinçait dans la nuit en disant meurs est-ce que des soeurs peuvent souhaiter leur mort réciproque ? oui nous sommes des soeurs comme ça

Il fallait des géantes pour aborder ce nouvel Himalaya textuel qu’a écrit Pascal Rambert. Il fallait des comédiennes à la hauteur de ce grand texte, possédant à la fois puissance de jeu et grande sensibilité pour s’approprier aussi profondément les mots de Rambert. Marina Hands et Audrey Bonnet sont absolument prodigieuses. Si différentes, et en même temps si proches dans le combat. L’une, forte, terrienne, plongée dans les horreurs du monde par son métier, l’autre, « bombe de larmes », si fragile, mais si déterminée à tout faire exploser, à « déclencher une émeute ».
Pascal Rambert explique que c’est en répétant « Actrice », son précédent spectacle choral, qu’il eut l’envie de tirer plus loin le fil de cette relation entre les deux comédiennes. Déjà, en effet, Audrey-Ksenia affrontait sa sœur Marina-Eugénia. Cet affrontement n’était pas le cœur d’ «Actrice», mais il en incarnait sans aucun doute le climax absolu, au cours d’une scène d’anthologie.

Aujourd’hui, grâce à ce grand spectacle qu’il ne faut pas manquer, nous pouvons profiter pleinement de ce duo à la folle intensité, à l’insensée énergie dramatique.
C’est très beau, c’est absolument vertigineux. On sort de « Sœurs (Marina & Audrey) » au bout d’une dernière tirade poignante d’Audrey, qui rejoue par procuration la fin de vie de sa mère adorée qu’elle n’a pu accompagner. Le noir se fait brusquement, aussi brusquement que s’était produite l’entrée tonitruante des deux comédiennes 90 minutes plus tôt. On quitte lentement la salle étourdi, fasciné par cette joute d’exception et questionné sur le mystère absolu des liens fraternels. On a la certitude d’avoir assisté à un spectacle important qui fera date dans l’œuvre de Pascal Rambert. Et on se prend à espérer, qu’il y ait, quelque part, à l’issue de ce dialogue impossible, un chemin tortueux pour atteindre la clôture de la haine.

 – Stéphane Aznar –

Soeurs Marina & Audrey)_Pascal Rambert@Pauline Roussille©Pauline Roussille

Soeurs ( Marina & Audrey ) à l’affiche du Théâtre des Bouffes du Nord 
Jusqu’au 9 décembre  – mardi au samedi 20h30, dimanche 16h
Texte, mise en scène et installation : Pascal Rambert
Avec Audrey Bonnet et Marina Hands

 

End/igné : “affronter le feu plutôt que vivre en enfer”

Une morgue stylisée, dont la rigueur blanche et géométrique contraste avec le coin bureau, à l’angle du plateau, tout un fouillis sur un bout de table, bouilloire, radio-cassette, téléphones, paperasses en vrac, panneau couvert d’articles découpés dans divers journaux, un plateau avec des bougies, des verres, sans doute même des trucs à grignoter, mille autres petits objets du quotidien.
C’est la morgue de Balbala, petite bourgade du Sud de l’Algérie; le fief de Moussa, responsable des lieux et auto-proclamé « mage nécrologue ».

Kheireddine Lardjam, metteur en scène algérien, un pied artistique sur chaque continent, s’interrogeait sur le geste de l’immolation. Sur ce qu’on raconte quand on met fin à sa vie de cette façon particulière. Un jeune homme s’est immolé par le feu en décembre 2010 en Tunisie, et ça a été la première onde de choc des révolutions arabes. En 1969, un étudiant tchécoslovaque s’était immolé à Prague, et il a été le symbole du printemps de Prague. D’autres, plus anonymes, en France, au Maghreb, ailleurs. Autant de hurlements de détresse, silencieux, irréductibles.
C’est à Mustapha Benfodil, romancier, journaliste, qui a fait une longue enquête pour El Watan sur ce sujet (Voyage dans l’Algérie des Immolés, janvier 2012) qu’il va s’adresser pour écrire ce texte. End/Igné s’est d’abord appelé Le Point de vue de la Mort. Puis le feu des immolations et la revanche des suicidés se sont glissés dans le titre.
 

 

« Je ne sais plus si je parle dans le dictaphone,
ou si je parle au dictaphone »

 
Mustapha Benfodil fait de cette morgue le réceptacle de toutes les misères et effractions de la ville, et de Moussa son chantre ironique et joueur.

C’est sur un ton de bateleur forain que Moussa nous présente ses colocataires… Ici la vieille femme dont le gourbi a pris feu, là un migrant subsaharien retrouvé déshydraté, là un bébé abandonné dans une ruelle par une trop jeune enfant maman, là l’homme repu claqué de la goutte, ici une bagarre, là une corruption, ici une indifférence, là une injustice.

Moussa prend des notes vocales pour son ami Aziz, le blogueur poète contestataire « sans filtre et sans filet », toujours entre deux procès, qui aimerait écrire une chronique de Balbala vue depuis ses entrailles, la ville du point de vue de la Mort – ou du moins de ses morts… Azzedine Benamara, le jeu franc et fluide, donne à Moussa un bagout, une familiarité, un humour féroce et un désespoir de vivre tout aussi féroce. Même amer, le mage nécrologue reste moqueur et l’on rit beaucoup.
Pourtant déjà des arrêts sur image suspendent parfois le flot comme on retient sa respiration.

Et puis.
De sombres notes de guitare aux accents nickcaviens
Un sac mortuaire au sol
Des bougies allumées une à une
 

 

“J’ai allumé mon corps pour le regarder vivre.”

 

“Qu’est-ce que je note, comme cause du décès ? la fierté, la connerie ? le dégoutage de la vie ? Balbala ? Qu’est-ce que je mets ?”
Dans des nappes obscures de sonorités électriques et de bruissements sourds de machinerie, Moussa noie son deuil dans de larges gorgées de whisky. C’est le corps de son ami Aziz, le poète, le rebelle au bout de sa lutte qui est là, Prométhée saharien couché à ses pieds dans le sac mortuaire.
Ce jour-là, Aziz a décidé de “ne pas retourner dans l’enclos”. Ce jour-là Aziz a décidé “d’être une singularité.”

L’odeur des bougies éteintes par le souffle de Moussa persiste dans l’air.
Noir.

Aziz l’ami mort envahit Moussa l’ami vivant.
On quitte la lumière crue de la morgue et l’ironie au laser de Moussa, on entre dans les ténèbres enflammées d’Aziz, lui qui a “allumé son corps pour le regarder vivre”.
Dans une faible trouée de lumière, Azedine Benamara se redresse, s’avance – dissimulé/dévoilé par la pénombre. Son corps devient plus grand, sa voix plus grave, son regard plus noir. Moussa était en mouvement, arpentant le plateau et bondissant d’une idée à l’autre. Aziz se fige. Condensée dans cette immobilité, l’intensité du jeu très physique d’Azedinne Benamara n’en est que plus saisissante.
Dans cette chair sacrifiée par le feu c’est la chair d’un peuple qui se lit. Dans la violence flamboyante de cette mort se crient ses désirs. Sa dignité. Le texte se gorge d’une force poétique tellurique, se fait incantation. Chant de rage déferlant comme un torrent, bouillonnant de la fièvre de vivre d’une jeunesse entravée. Un texte puissant porté par un acteur puissant. Avec une sensation d’urgence.

Marie-Hélène Guérin

 

END/IGNÉ
Au Théâtre de Belleville, jusqu’au 27 novembre
Texte Mustapha Benfodil
Adaptation et mise en scène Kheireddine Lardjam
Avec Azeddine Benamara
Scénographie Estelle Gautier
Création lumière Manu Cottin
Création son Pascal Brenot

Photos : cie El Ajouad
 

La Machine de Turing : « 12 heures, pas une de plus »

Tout le monde connait l’extraordinaire histoire vraie d’Alan Turing. Mathématicien de génie, inadapté à une société conformiste, il déchiffrera l’Enigma, la fameuse machine des nazis, qui leur permettaient de communiquer sans être interceptés par les alliés, tandis qu’homosexuel, dans une société qui les réprouvent, il sera condamné à la castration chimique, et finira par se suicider en croquant une pomme enduite de cyanure. La reine d’Angleterre reconnaîtra son génie et son service, mais seulement en 1993, bien après sa mort. Toute sa vie, la grande question qui le taraudera sera de savoir comment la Nature est programmée.
Alan Turing a porté ses deux secrets toute sa vie et le poids du secret l’a, à tout jamais, isolé. Et c’est bien de la solitude dont nous parle cette pièce. De la solitude d’un homme, si grandiose soit-il, devant taire sous le sceaux du Secret Défense, le déchiffrage de l’Enigma, réussite dont il ne pourra jamais jouir et son secret personnel, celui de son homosexualité, passible de prison en vertu de la loi de 1885, qu’Oscar Wilde aura également à subir.
Alan Turing est un homme seul et traumatisé par la mort de son meilleur ami, son double quasiment, Christopher, mort au seuil de la vie adulte, pour avoir bu du lait frelaté. Alan recherchera ce double perdu dans sa machine, l’ordinateur, qu’il inventera – avant ou après Norbert Wiener ?– et qu’il nommera d’ailleurs Christopher.

Pourtant, malgré un handicap supplémentaire, son bégaiement, remarquablement interprété par Benoit Solès, à fleur de peau, plein d’émotions, de délicatesse et d’enfance, Alan Turing est un homme équilibré, qui va courir tous les jours le marathon, courant tellement vite qu’il n’est qu’à 10 minutes du champion du monde. Il désire aussi, malheureusement pour lui, de petites frappes, comme Arnold Murray, qu’il paye pour ses services sexuels et qui le vole, Arnold Murray qui n’hésitera pas à charger Alan Turing à son procès pour homosexualité et qui, lui, ne sera pas condamné. Pourtant, on imagine qu’Alan Turing et Arnold Murray ont vécu une grande histoire d’amour, en tout cas du côté d’Alan, qui ira jusqu’à se suicider en croquant la pomme comme un pied de nez qu’il enverrait à son amant. Il se suicidera aussi à cause des injections d’œstrogènes, qui lui seront prescrites à son procès, et qui feront de lui quelqu’un d’autre ou peut-être même un monstre et qui ne seront plus tolérables.
Pourtant Alan Turing rompra son silence imposé en se livrant un jour au sergent enquêteur, Mick Ross, qui deviendra presque son ami, joué par Amaury de Crayencour, qui endosse également les rôles d’Arnold Murray et Hugh Alexander, un champion d’échecs. Trois personnages joués avec un grand soin de costumes – par Virginie H – donnant une allure différente à ses trois personnages, à travers des stéréotypes vestimentaires.

 

 

Cette pièce n’est pas qu’une biographie, elle mêle à la vie d’Alan Turing une intrigue et un questionnement éthique, qui nous tiennent en haleine et qui font qu’on a véritablement affaire à une histoire. Des analepses, des changements d’époque, délicatement agencées par la diffusion d’images, tantôt reconstituées tantôt d’archives – créations vidéo de Mathias Delfau – sur des panneaux, où l’ombre chinoise a également la part belle. Le son – Romain Trouillet – y a sa place aussi, avec, par exemple, le bruit du crénelage de la machine ou la sonnerie stridente indiquant que les travaux de déchiffrage de ces dernières 12 heures sont maintenant vains, qui, comme un métronome, marque la fin de l’espoir, puisque Enigma était recodée toutes les 12 heures par les Allemands et qu’il fallait à Turing recommencer ses recherches, aidé de son fidèle Christopher.

Alan Turing n’est sûrement pas né à la bonne époque à titre personnel comme grand nombre des esprits hors du commun. Vous le découvrirez en allant voir cette pièce au Théâtre Michel, qui ne désemplit pas. Un beau spectacle à la fois didactique et amusant, remarquablement interprété.

 

LA MACHINE DE TURING
De Benoit Solès
Mise en scène Tristan Petitgirard
Avec Benoit Solès et Amaury de Cayencour
Au Théâtre Michel jusqu’au 31 mars 2019, à 21h
Photo Fabienne Rappeneau

Abeilles : récolter le miel doux-amer des familles

“Ma mère, dit le père, elle savait pas lire, elle savait garder les chèvres et parler à ses enfants.
Moi j’aurais été un pont entre les deux, et je suis tombé dans le gouffre”

Un jour d’anniversaire.
Au bord d’une falaise, un père, un grand fils, partagent un sandwich, se cherchent, cherchent les mots pour aller l’un vers l’autre. Le père est né “ailleurs”, un ailleurs indéfini mais à portée d’imagination. Le fils est né ici. Autre génération – le territoire est autre, l’époque autre, les valeurs autres. Entre le père et le fils, le pont est fragile, des mots ne viennent pas, alors les poings se serrent, quelques coups partent. A la maison, la fille, 15 ans, attend son frère, il a promis ce portable dont elle rêve. Il ne viendra pas. Son absence sera si dense qu’elle se fera présence et hantera la pièce.

Gilles Granouillet pose la question des langages, des valeurs, de ce qui reste en commun et ce qui échappe. Le regard est sans complaisance mais bienveillant, scrutant avec tendresse les infimes tremblements des êtres. L’écriture est très directe, simple, pour coller au plus près de ses personnages, de leur intimité. Mots de tous les jours. Dialogues faits de silences et de malentendus. Tension de la distance entre ce qu’on voudrait dire, ce qu’on dit, ce qui est entendu.

 

Abeilles - photo Xavier Cantat

 

“Que tu le veuilles ou non, le monde a commencé bien avant toi”
dit la mère à la fille

La mise en scène et la scénographie sont bien de leur temps, discrètement figuratives; pas de frontières entre le bord de mer et la maison, pas de frontières non plus entre le rêveur et le rêvé. Une table, un pouf, un lustre, quelques tapis qui furent beaux, dessinent à eux seuls ce foyer modeste où la famille a grandi, où l’on a bâti ses souvenirs, ses liens et ses silences.

Le père, belle gueule de kabyle usée plus vite qu’à son tour, la dignité mise à mal par la dureté de la vie mais chevillée au corps, l’affection qui brille au coin des yeux mais qui reste nouée dans la gorge parce qu’on ne lui a pas appris. La mère, sourire solaire, cœur généreux, épaules fatiguées mais âme solide. Un père et une mère infiniment touchants, portés par le talent et la densité d’humanité d’Eric Petitjean et Nanou Garcia.
Paul- Frédéric Manolis et Carole Maurice donnent leurs traits au frère et à la sœur, avec un investissement encore un peu appliqué mais une belle sincérité. Elle, avec un juste équilibre entre l’enfant et la jeune adulte, joyeuse et têtue, donne une grâce boudeuse à l’adolescente; lui, en grand frère qui ouvre ses ailes en quête d’émancipation, offre au spectacle, en étonnant cadeau, toutes paroles épuisées, un moment d’une liberté réjouissante.

Au bord de la falaise, le père raconte à son fils qu’il y venait dans sa jeunesse voler le miel des abeilles, pour le vendre cher et nourrir sa famille. C’était dangereux. Raconter cet exploit miniature et risqué, c’est pour le père tenter de distiller un antidote au chômage d’aujourd’hui, à ce quotidien contraint, celui qui fait dire au fils “mon père, sa vie l’a rendu minuscule”. Une tentative de re-grandir. Les abeilles : ce qu’une génération invente pour faire naître la fierté dans le regard de l’autre.

Un spectacle riche de travail, d’intelligence, de cœur, qui ne manquera pas de gagner en intensité et en ampleur au fil des représentations.
 
Abeilles - photo Xavier Cantat
 

ABEILLES
Au Théâtre de Belleville jusqu’au 27 novembre 2018
De Gilles Granouillet
Mise en scène Magali Léris
Avec Nanou Garcia, Eric Petitjean, Paul-Frédéric Manolis, Carole Maurice

Séparer le bon grain de l’ivraie

« Le Bon Grain », farce terriblement tragique et désespérée, s’ouvre sur une conférence au sommet en présence de la reine, à l’esprit d’un Ubu féminin par sa truculence et son ignominie. Elle arbitre les débats entre les archétypes, l’Industrie, progressiste-capitaliste-pour les kopecks avant toute chose, l’Ecologie alarme du royaume avertissant de la montée des eaux et de l’immersion de l’île de K, si chère à la reine, et Fitoussi, l’intellectuel (tiré de « La Nouvelle Ecologie politique » de Jean-Paul Fitoussi et Eloi Laurent), celui qui veut partager le gâteau entre tous les habitants du royaume mais qu’on n’écoutera pas. Car la reine est beaucoup trop occupée à cultiver son jardin et à garder tous les fruits et tous les kopecks et tout le gâteau pour elle et pour son mari qu’elle chérit comme un enfant, le roi, un personnage fat, pantomime de la reine, qui mènera toutefois un double jeu.

 

“Comme si quelque chose allait changer”

 

La reine n’écoutera pas les alarmes de l’Ecologie ni le désir de partage de Fitoussi. Le peuple meurt de faim, qu’à cela ne tienne, on lui fournira des médicaments coupe-faim, belle invention de l’Industrie, médicaments qui resteront la métaphore du talon d’Achille de cette société tout au long de la pièce ; le peuple n’a pas de travail, qu’à cela ne tienne, qu’on sépare le bon grain de l’ivraie, on organisera alors des combats sans foi ni loi entre chômeurs, dont les perdants finiront estourbis.

Parce que ça flingue à tout va dans cette farce des temps contemporains, qui nous parle de ce malaise dorénavant gros comme un bouton au milieu de la figure ou comme une couronne sur la tête d’une reine, la planète se meurt de mauvais traitements et il faudrait changer de politique économique. Ça flingue, ça transforme en boudin, ça sacrifie en place publique, la cruauté de la reine et son irresponsabilité ont la part belle de bout en bout.

Le roi, kidnappé par les opposants, dont un des doigts sera coupé – on pense alors à l’affaire Empain – finira par rejoindre la thèse des opposants, mais c’est déjà trop tard et tout s’écroule ; l’entrepreneur, image du chasseur de prime des plus beaux westerns, liquidera tout ça pour ne garder que les kopecks et la couronne.

Démarrant avec Jarry, on finira avec Shakespeare dans un caveau de cimetière, où un couple, pas tout à fait ordinaire, s’enterrera à jamais abandonnant son royaume aux mains des entrepreneurs.

Et la dernière phrase de la pièce, dans la bouche d’une fausse reine masculine en pièce montée couronnée sera « Comme si quelque chose allait changer ». Non, rien ne change et les plus belles volontés finissent réduites aux kopecks et à l’absurde d’une société et de ses dirigeants suicidaires.

La mise en scène, le décor et la mise en lumière modestes, sont rehaussés par des costumes dignes d’un dessin animé ou d’un livre de contes.

On ne rit pas vraiment dans cette farce d’une heure. On constate qu’il est maintenant évident qu’on puisse résumer, symboliser et moquer, en une heure, une situation réelle, la nôtre, celle des damnés de la Terre, celle des inégalités liées à la crise écologique.
 


LE BON GRAIN

D’après « La Nouvelle Ecologie politique » de Jean-Paul Fitoussi et Eloi Laurent
Avec Pierre Clarard, Mélody Doxin, François Dumont et Hadrien Peters.
A la Comédie Nation les 12, 19, 26 nov, 3, 10, 17, 26, 27, 28 déc, 2, 3, 4, 5 janv.

Jester Show : danser les deux pieds au bord du gouffre

Bientôt, ou maintenant.
La société, hébétée par la télévision, les loisirs et la consommation à outrance, ne songe plus qu’à se distraire. A Ennet House, centre de désintoxication, se croisent et s’entremêlent des personnages à la dérive…
Laurent Laffargue, dans le foisonnement du roman fleuve de David Foster Wallace, L’Infinie Comédie, dont Jester Show est la première adaptation théâtrale, s’est attaché au sujet de l’addiction.
 

“Le bruit d’un cerveau qui part en vrille”

 

C’est le grand cirque des toxicos, la valse des dopés, le barnum des excuses bidon, des manœuvres souterraines.
Les illusions perdues n’attendrissent personne, qui peut se permettre ce luxe ? La bande de blessés de la vie, la tribu d’éclopés est présentée comme à la foire. Une foire d’aujourd’hui : le plateau de télé, le show de télé-réalité, le grand déballage d’une humanité bradée. Sous les paillettes et les flonflons pop, un défilé des freaks à l’ancienne. Romantisme noir ? ahah, mais pourquoi donc ? Ratatata, roulements de tambours, voyez le bel Alfred, ou Bob, ou Stan, voyez notre cocaïnomane sans fournisseurs, admirez notre athlète de la fumette, notre avocat alcoolo au bout du rouleau, ne manquez pas notre sportif compétiteur dans l’âme, sur le podium dans l’invention de petits cocktails soporifico-stimulo-ludico-disloco-je te mets la tête à l’envers et le rythme cardiaque à 10000.
La galerie de personnages est sans pitié. Ça déboule au pas de charge, sous la houlette magistrale de la pétillante Pat. Deborah Joslin campe cette meneuse de revue avec une vivacité réjouissante. Baby doll sur-fauxcillisée, Doc’ roses au pied, fausses larmes de rimmel, la comédienne offre à sa MC-thérapeute un jeu très physique tout autant que rigoureux : comme une humanoïde sous acide dont les circuits grillés commenceraient à laisser transparaître quelque humanité.
 

C’est Antoine Basler qui joue la ronde des tox’ en désintox’. Les portraits sont acides, d’une crudité quasi documentaire; l’incarnation de Basler, puissante, maîtrisée, fait que ces pantins désarticulés prennent vie. Sa grande et solide carcasse se métamorphose, voix, regards : il donne corps à tous avec précision et justesse.
Et puis un miracle de théâtre survient. Un monologue que Laurent Laffargue rapproche de celui de Molly Bloom, à la fin de l’Ulysse de James Joyce. Un soliloque sombre, éperdu. Poor Tony l’héroïnomane sans héroïne est loin, loin dans les lointains de la drogue, loin aussi de la communauté des hommes, replié dans ses creux et ses failles. Qu’est-ce qu’il reste de l’humanité dans un homme quand il est si loin, où se niche-t-elle ? Antoine Basler, acteur en transe, chamanique, habité, livre une performance rare, de celles qui laissent hagards acteur et spectateurs dans un même serrement de cœur.

– Marie-Hélène Guérin –

 

JESTER SHOW
D’après L’Infinie comédie de David Foster Wallace
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Francis Kerline, traduction des notes Charles Recoursé,
publié aux Editions de l’Olivier pour l’édition en langue française
Adaptation, mise en scène, scénographie et costumes Laurent Laffargue
Avec Antoine Basler, Déborah Joslin

La Guerre des salamandres, ou les batraciens prophétiques

Titre énigmatique et propos sans ambiguïté

Karel Čapek, né en 1890, mort en 1938, homme de lettre, dramaturge, essayiste, journaliste, romancier, a laissé en 1920 à l’usage des hommes un mot devenu bien quotidien : il a popularisé le néologisme “robot”, création de son frère Josef, dans sa pièce R.U.R. – à la création de la pièce en France, Antonin Artaud interprétait l’un des robots-humanoïdes…
Karel Čapek est un observateur éclairé de son époque, un des ces observateurs si avisés que de leur lointain présent ils voient le nôtre.

Dans “La Guerre des salamandres”, un Auteur se prend à imaginer ce qui naîtrait de la rencontre entre les hommes et une nouvelle peuplade, suffisamment différente des humains pour qu’on puisse les considérer comme des animaux, mais suffisamment proche pour qu’on puisse communiquer, échanger des biens et des savoirs. On pense aussi à la pièce – plus tardive (1963) -, “Zoo ou l’assassin philanthrope”, de Vercors. Ou comment l’homme s’ingénie à justifier l’esclavage et l’asservissement par la catégorisation des espèces, voire des “races”.

Un marin rêveur découvre une tribu sous-marine, des bipèdes un peu batraciens mais pas mal humains, aux mains agiles, à l’esprit curieux, aux facultés d’adaptations étonnantes. Ils se nourrissent d’huîtres, et troquent volontiers les perles contre des coutelas pour se protéger de leur unique ennemi, les requins voraces. Le capitaine au long cours imagine une relation fructueuse, qui remplirait ses poches et celles de son armateur de perles fines et apporterait les outils nécessaires aux salamandres. Jusque là, comme on dit avant que ça ne se gâte méchamment, “tout va bien”. Comptons sur l’avidité des hommes pour faire de toute ressource un commerce, de tout commerce un marché (de dupes).

La Guerre des salamandres © JC Bardot

L’avidité des hommes… Robin Renucci interrogeait déjà ce sujet avec “L’Avaleur” . Comme alors, ni le texte ni l’angle d’attaque choisis ne cèdent au didactisme. Auteur comme metteur en scène : moralistes, pas moralisateurs ! Trop fins, et trop hommes de théâtre.

La fable s’offre un bel écrin. Ambiance steampunk, mélange d’artisanats et de technologies “rétrofuturistes”, raffinement et bricolage. Il y a des moyens, il en est fait un usage économe, judicieux, plein de malice. Un espace unique figure tous les lieux et tous les temps, la majestueuse table marquetée est aussi bien le dallage d’un salon chic que le comptoir d’un bistrot portuaire. On se sert des changements à vue de perruques, de costumes ou d’un bruitage en direct pour s’amuser du jeu du théâtre : le sujet est grave mais le ton est vif, allègre.
A l’unisson du texte, la mise en scène est rythmée et regorge de fantaisie. Des réclames “d’époque” inventées pour l’occasion font sourire (jaune). Les costumes années 30 aux tons chauds et doux habillent d’élégance une troupe de comédiens alertes. Tous les sept sont précis et justes dans tous leurs rôles. Avec limpidité, fluidité, une certaine gaieté même – en attendant des jours pires -, ils nous font oublier qu’ils ne sont pas vingt, trente, tout un petit monde – médias, capitalistes, voisins, scientifiques, employés, braves gens et vils profiteurs – qui court à sa perte.

La Guerre des salamandres © JC Bardot

Tout un petit monde qui court à sa perte… la fable est écologique et humaniste, un grondement alarmiste d’une lucidité saisissante. Reflet étrangement précis de notre aujourd’hui, dans un miroir pourtant tendu depuis le début d’un siècle déjà fini. On vérifiera par deux fois la date d’écriture du texte, avant de réprimer un frisson d’inquiétude devant ses prophéties glaçantes. Le futur de Čapek est notre présent. Pourtant c’est un signal mais non une défaite. Les glaces fondent, les mers montent mais des hommes savent encore chanter ensemble. L’humour est grinçant, mais la vitalité tenace.
Un spectacle d’une acuité, d’une probité et d’une intelligence remarquables. Salutaire. Stimulant.

“Et ensuite ?
Ensuite ? Tout est possible.”

– Marie-Hélène Guérin –

 

La Guerre des salamandres © Raynaud de Lage

LA GUERRE DES SALAMANDRES
D’après Karel Čapek – Mise en scène Robin Renucci
Avec Judith d’Aleazzo, Solenn Goix*, Julien Leonelli*, Sylvain Méallet*, Gilbert Epron et Henri Payet (en alternance), Julien Renon, Chani Sabaty*
* comédiens permanents des Tréteaux de France
Adaptation Evelyne Loew à partir de la traduction de Claudia Ancelot (1925-1997) parue aux éditions La Baconnière
Scénographie Samuel Poncet
Objets / Accessoires animés Gilbert Epron
Lumières Julie-Lola Lanteri-Cravet
Images Philippe Montémont et Samuel Poncet
Costumes et perruques Jean-Bernard Scotto assisté de Cécilia Delestre et Judith Scotto
Bruitage Judith Guittier

A la Maison des Métallos jusqu’au 28 octobre 2018
Retrouvez les dates de tournée sur le site des Tréteaux de France

La résilience, un sport de combat

Comment dire la perte d’un enfant? Comment la déposer sur une scène? Comment raconter une vie de treize jours? Comment témoigner de treize nuits d’un père et d’une mère dévastés, hantés par l’angoisse et la terreur? Comment dire le dernier souffle d’un nouveau-né qu’on n’a pas même eu le temps de ramener chez soi, chez lui? Comment annoncer à deux petites filles qu’à peine arrivé leur frère a déjà disparu? Comment dire les malformations congénitales, les sondes, les couveuses, les tuyaux, les opérations? Comment décrire les médecins, les infirmières, les professeurs – toutes ces blouses blanches annonciatrices du deuil?

Tu seras un homme Papa, Gaël Leiblang, Thibault Amorfini, Festival Avignon, Ninon Théâtre, Pianopanier@Véronique Fel 

Ce sont les alarmes, qui rappellent que dans telle chambre, la vie est souvent plus fragile qu’il n’y parait“.

Sans doute faut-il avoir vécu un tel drame, une telle blessure pour connaître la réponse à toutes ces questions. Pour avoir le courage de mettre en scène cette terrible tragédie de vie. Acte de résilience s’il en est, Gaël Leiblang porte en scène son histoire, sa perte, sa déchirure. Et à la question : “comment ?” il répond : “par le prisme du sport“. Car le sport, il connait. Le sport, pour cet auteur-réalisateur, ancien journaliste sportif, c’est une marotte, une passion, un métier. Au quotidien, en mode passion, gêne familial, histoire générationnelle, Gaël Leiblang décline le sport à tous les temps et toutes les personnes.

Tu seras un homme Papa, Gaël Leiblang, Thibault Amorfini, Festival Avignon, Ninon Théâtre, Pianopanier

Il n’y a qu’une seule décision à prendre, c’est de poursuivre ou non les soins thérapeutiques“.

Course effrénée contre la montre, contre la mort. Combat de boxe contre une armada de pédiatres. Escalade périlleuse vers une issue fatale. Duo de canoë-kayak avec une épouse (et mère) embarquée dans la même galère… Derrière chaque discipline olympique émerge un instant, une heure, une journée de la trop courte vie de Roman. Et chacun de ces coups de poing, coups de pied, coups de tête, chacun de ces sprints, tours de stade, échappées athlétiques nous offre une respiration salutaire, à nous, spectateurs hagards aux yeux forcément humides. Grâce à son père, Roman nage tous les jours sur la scène du Ninon Théâtre : c’est tellement beau à voir…

TU SERAS UN HOMME PAPA
À l’affiche du Lucernaire du 24 octobre au 8 décembre 2018
Texte et interprétation : Gaël Leiblang
Mise en scène : Thibaut Amorfini

Laïka, ou la puissance des petits

Le 3 novembre 1957 du cosmodrome de Baïkonour partait le vaisseau spatial Spoutnik II,
à son bord une petite chienne, Laïka.
Si c’est vrai que Dieu est dans le ciel, ce jour-là l’être vivant le plus proche de Dieu était un chien, un petit chien des rues.

Après un “Discours à la nation” (en 2013) vif, grinçant, tordant autant qu’implacable qui donnait la parole aux puissants, aux meneurs du capitalisme, le duo Ascanio Celestini (texte et mise en scène) / David Murgia (interprétation) cette fois accordent l’avant de la scène aux modestes, aux discrets, aux presque marginaux, à des qui pèsent pas bien lourd dans l’économie.

Du narrateur, David Murgia, qui l’incarne, dit qu’Ascanio Celestini le pensait comme “un Christ revenu maintes fois sur terre, non pas pour changer les choses, mais pour observer le monde”, un christ, un “pauvre hère”, un innocent aux mains pleines de bonne volonté, un peut-être pas, un peut-être plus productif, mais un au coeur et aux yeux grand ouverts.
 

 
Puisque dans ce bar où il comptait prendre un café matinal, les mots (“prodige !”) se sont transformés au moment d’être dits, le voilà devant un p’tit verre de rouge, et puisque ces messieurs du bar – l’humeur joviale – semblent enclins à la causette et peu au fait de ce que se passe de l’autre côté de la porte du troquet, le voilà parti à leur raconter à quoi ressemble la vie, dehors.

Un cercle de lumière, bordé de lampes de chevet allumées, au fond un grand rideau rouge : nous voilà devant le petit théâtre du monde moderne, pas celui des “grands de ce monde” qui le mène, mais celui des petits qui le font tourner, plus ou moins rond.

Dans le cercle, David Murgia, une présence alerte de feu follet, le jeu sincère, d’une justesse sans emphase, vivace et légère. Il est le narrateur et les narrés, les êtres qui peuplent son coin de rue, la p’tite vieille dans sa solitude, les manutentionnaires grévistes, la prostituée, le clochard qui fait la manche, la brave dame… Dévoilé derrière le rideau, trônant sur un monticule de caisses vides, Maurice Blanchy, l’accordéoniste, c’est Pierre, le colocataire de notre hérault, le copain, un silencieux qui a la voix de Yolande Moreau – on peut y entendre un involontaire et souriant écho à son rôle récent dans “I feel good” de Kervern et Delépine.
Ils sont vêtus de costumes très quotidiens, manteau, tee-shirt. Noir et rouge : mine de rien, des couleurs dont on fait des drapeaux.
 

 
Sur des accords un peu gitans, un peu napolitains, “Laïka” nous parle d’aujourd’hui – sans théoriser -, du voisinage, du travail, des prolétaires – ce qui n’est pas un gros mot, de la précarité, de la solidarité. Un coin de rue qui raconte une ville, une société, un rapport au monde.
De spirales en leitmotiv, le monologue se fait scansion, mélopée, la fresque réaliste et politique se fait poétique, fantaisiste, onirique – et le rêve n’y fait pas perdre de force à la réalité.

C’est beau et tendre, et gai et triste, comme le souvenir d’une grand-mère encore jeune, qui chante “O bella ciao” à ses petits-enfants, l’œil pétillant, avec de la malice et de la fierté. Un spectacle tout simple, et profond, touchant et généreux : des notes qui persisteront longtemps.

– Marie-Hélène Guérin –

 

Laïka
au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 10 novembre 2018

Texte et mise en scène : Ascanio Celestini
Avec David Murgia
Accompagné à l’accordéon par Maurice Blanchy
Composition musicale : Gianluca Casadei
Avec la voix de Yolande Moreau
Traduction : Patrick Bebi
Photos © Giovanni Cittadin Cesi