Terrible

Alors bien sûr, en première ligne, l’auteur (Jean-Claude Grumberg) nous parle du racisme ordinaire, terrible, de la bêtise humaine, mais en profondeur, l’auteur nous parle d’une forme encore plus pernicieuse de totalitarisme, celle du noyau familial, de la cruauté et de la terreur qui se passe au sein des familles.

Le metteur en scène (Jean-Louis Benoit) a rassemblé ici quatre courtes pièces, des saynètes, dont il a su créer une unité à travers cet univers familial et plus particulièrement par le biais du personnage central, le père, Riton (Philippe Duquesne), qu’on suit dans son délire et le malaxage de sa haine.

Ici parle ce qui ne sort pas en société, ce qui est muselé à l’intérieur de quatre murs (murs d’appartement, murs de salle de restaurant, mur de la famille), car toutes les scènes sont des scènes d’intérieur où s’étale et s’imprègne la crasse ignare du prolo populiste dans toute sa splendeur.

Une première saynète -« Michu »- montre l’Autre qui persécute celui qui essaie de dormir et sera poussé dans ses retranchements dont l’Autre l’assure. Il endossera pour une nuit toutes les minorités bafouées, du pédéraste au juif en passant par le communiste et le franc-maçon, avec un traitement de la lumière fait d’ombres comme celles qui écrasent ce pauvre Michu, comme l’ombre de Dieu.

Les Autres, Jean-Claude Grumberg, Jean-Louis Benoit, Epée de Bois, Pianopanier@Bohumil Kostohryz

Une deuxième saynète « Les vacances », met en situation des prolos en vacances à l’étranger. S’y révèlent tantôt l’exécration de l’Autre, celui qui pourtant reçoit avec chaleur (Antony Cochin), tantôt l’autosatisfaction d’être le touriste parfait qui sait s’intégrer et apprécier les différences, où l’on frôle d’ailleurs un peu trop longtemps la nausée, où toute la famille n’aura que des griefs contre la nourriture forcément infâme, qui sera servie dans ce restaurant, où il aura fallu prendre l’avion et le bateau pour s’y rendre.

Dans la troisième saynète, « Rixe », on est pris dans le fort familial, la tour d’ivoire de cette toujours même famille de Français de souche vivant au milieu d’une cité pleine de mixité sociale. On y assiste à la narration délirante, emplie de préjugés, de mauvaise foi et de sentiment de supériorité, d’un petit cadre qui fait mine de ne pas y toucher, d’être le parfait gentleman, alors qu’il est l’odieux provocateur raciste. Il raconte la manière dont il a embouti la voiture d’un bougnoule et comment une course poursuite s’engagera dans la ville, pour échapper à la victime de ses injures et de son emboutissement, qui le fera arriver très en retard au diner familial. Chez lui, il ira jusqu’à tirer à vue sur un bicot de son quartier, qui, de toute façon faisait partie du lot de ceux qui ne sont pas de vrais Français. Tout cela soutenu par les interventions de sa femme (Nicole Max), qui en toute raison devrait s’opposer à sa folie galopante, mais qui encore une fois se laisse gagner par la peur, le discours xénophobe de son mari, à qui elle espère qu’il n’arrivera rien de fâcheux.

La place de la femme d’ailleurs n’est pas sans importance. Soumise, inféodée à son mari, infantile, lâche, c’est aussi malheureusement une femme d’aujourd’hui, de celles qui s’enferment chez elles et n’ont du monde que la vision du discours de leur mari. Et la globalisation ne change rien à l’affaire. Si elle avait eu internet, on l’aurait imaginée passant sa journée à jouer à Tétris plus qu’à lire Wikipédia.

Les Autres, Jean-Claude Grumberg, Jean-Louis Benoit, Epée de Bois, Pianopanier

Quant à la dernière saynète « La vocation », elle montre un père autoritaire et sympa qui demande à son fils ce qu’il veut faire dans la vie, l’assurant de son soutien inconditionnel quelque soit son choix. Et pourtant, cela ne se passera pas comme ça.

On pourra être d’ailleurs déçu par la fin. On aurait davantage apprécié le respect du texte qui aurait amené une dimension encore supplémentaire dans la folie et la bêtise, celle d’une police délinquante.

Dans cette pièce, plus que rire, on jubile, et le mot n’est pas exagéré, de la puissance d’écriture extrêmement bien ficelée et implacable, du vocabulaire, de la dérision avec laquelle l’auteur la traite et la manière dont il montre le processus de haine en marche.

Le père, Henri Michu, archétype du beauf parfait, avec sa chemise presque hawaïenne, son machisme et son racisme, performe de scène en scène, avec un jeu égal et puissant, où Philippe Duquesne enfile le costume avec tout ce qu’il sait déjà de la bêtise transmise de génération en génération.

Les Autres, Jean-Claude Grumberg, Jean-Louis Benoit, Epée de Bois, Pianopanier

Mais pour revenir au texte et à sa force, partout l’on rencontre l’ambivalence et l’oxymore comme dans la dernière saynète où le père est à la fois sympa et autoritaire. On est dans du grand art d’écrire, à cette frontière, cet intervalle, où il est difficile de trancher pour savoir où se situe exactement le bien et le mal, une écriture qui nous implique, nous renvoie à nous-même, même si bien sûr, la pièce traite du racisme dans tout son sans-gêne et qu’on est bien sûr profondément affligé.

On regrettera la quasi absence de parole des jeunes comédiens (Pierre Cuq et Stéphane Robles) qui devront s’en tenir à des postures, alors qu’on aurait aimé les entendre  davantage s’opposer au père, comme dans la dernière saynète.

La vastitude du plateau, le minimalisme du décor et le gigantisme des panneaux peuvent évoquer par métaphores toute l’immensité de la bêtise des personnages. Seul l’un d’eux sera sauvé… ou plutôt se sauvera.

Amateurs de beaux textes, aventurez-vous dans ce huis-clos infernal.

LES AUTRES  – de Jean-Claude Grumberg
Du 23 novembre au 23 décembre 2017 au Théâtre de l’Épée de Bois
Mise en scène : Jean-Louis Benoît
Avec : Philippe Duquesne, Nicole Max, Pierre Cuq, Stéphane Robles, Antony Cochin

Les Chiens sont lâchés !

Les Chiens de Navarre ont peut-être pris leur vaccin antirabique, mais ne se sont pas limés les dents.
Moins fous furieux, mais toujours plein de vigueur, irrévérencieux, malpolis autant que possible. On rit, de mille rires : à gorge déployée, gênés, sous cape, de bon cœur. On rit surtout de se voir si vilains en ce miroir…
Les Chiens de Navarre se jettent à corps perdus sur la question, si actuelle, de l’identité française ; le chef de meute Jean-Christophe Meurisse nous promet « une psychanalyse électrochoc de la France en convoquant quelques figures de notre Histoire et de notre actualité » !

Jusque dans vos bras, Les Chiens de Navarre, Bouffes du Nord, Jean-Christophe Meurisse

La galerie des portraits ressemble à un manuel scolaire sous acide. Un De Gaulle géant tient la main menue d’une Marie-Antoinette digne des porcelaines sanglantes de Jessica Harrison; Jeanne d’Arc a les dents pourries (comme quoi, le sens de la farce n’empêche pas le réalisme…), la cote de mailles fumante et la libido motivée ; on croise un Obélix désabusé, des astronautes, vous, nous, eux, un Pape funky, des Français moyens en pique-nique, des bourgeois ultra-aisés (avec gros besoin de s’offrir une bonne conscience, pour faire élégant sur la table basse à 12.000 balles – tout de même), un poète maudit sous un lampadaire : tout un petit monde pour brosser le tableau d’une société un peu bancale, un peu dépressive, pas forcément méchante mais parfois bien bête. La caricature se tient main dans la main avec l’observation la plus fine. Le pique-nique entre amis, justement par ses échanges si anodins, ses ambiances « oh, mais attends, on peut plus plaisanter », se fait le condensé de toutes les petites haines et bassesses qu’on couve sans penser à mal, mais aussi des espoirs et des fêlures les plus intimes.
Un souffle d’esprit « Fluide glacial » souffle par ici, avec le savoureux goût du mauvais goût et la gourmandise toute « gotlibo-edikienne » de glisser dans les coins des petits personnages plus ou moins humains, plus ou moins vêtus, vaquant à leurs affaires plus ou moins saugrenues.
Si Les Chiens semblent « presque » assagis, ils n’en mordent pas moins acéré, et relâchent rarement leur proie. Si on rit beaucoup, c’est souvent jaune, et souvent de soi-même. Le portrait n’est pas tendre, les médiocres reconnaissent leurs voisins, et la consolation est rare.

Jusque dans vos bras, Les Chiens de Navarre, Bouffes du Nord, Jean-Christophe Meurisse

A l’image du titre – où l’on hésite entre y entendre un moelleux appel au câlin ou un vague souvenir de l’hymne national – évocation passablement moins affectueuse –, on oscille entre une saine déprime par excès de lucidité (autant vous dire que le planté de drapeau des astronautes va être laborieux, pas si facile que ça d’affirmer l’identité française…) et la pure jubilation du jeu – les comédiens, anciens ou nouveaux venus, sont tous impeccables, pertinents, très libres –, le plaisir immédiat des répliques enlevées ou des situations d’une absurdité quasi sans bornes menées sur un rythme soutenu. Sans oublier que Les Chiens de Navarre ne se privent pas de nous offrir quelques magnifiques images de théâtre, un enterrement sous la pluie beau comme au cinéma, un requin solitaire… Alors… on ressort vivifié de cette douche écossaise !

JUSQUE DANS NOS BRAS
À l’affiche des Bouffes du Nord jusqu’au 2 décembre 2017
Création collective des Chiens de Navarre
Mise en scène Jean-Christophe Meurisse
Avec Caroline Binder, Céline Fuhrer, Matthias Jacquin, Charlotte Laemmel, Athaya Mokonzi, Cédric Moreau, Pascal Sangla, Alexandre Steiger, Brahim Takioullah, Maxence Tual et Adèle Zouane

photos @ Loll Willems

We can be heroes just for one day

Une grande maison toute vitrée, typique des nouvelles architectures modernes et, à cette image, un texte complètement revisité. D’emblée la scénographie tournante nous plonge dans une atmosphère réaliste et très cinématographique.Tchekhov plaçait ses drames et ses personnages dans les choses du quotidien. Simon Stone reprend cette idée et imagine les tranches de vie contemporaines de Macha, Olga et Irina pour permettre au public d’observer sur scène des gens normaux et occupés à des tâches quotidiennes. Surprenant. Notre quotidien ? manger, boire, pleurer, angoisser, rire, aller aux toilettes, chanter, faire l’amour, philosopher… voilà ce que font les personnages sur scène. Dissection en direct de leur vie privée, de leurs drames et de leur tourments. Immersion totale aussi fascinante que déconcertante. Ce sont des écorchés vifs du présent. On y voit du quotidien sur un plateau dans le but peut-être, de le transformer en art, pour que l’art n’appartienne finalement non plus au passé mais au présent.

Les Trois Soeurs, d'après Tchekhov, mise en scène Simon Stone à l'Odéon Théâtre de l'Europe, prianopanier@Thierry Depagne 

Ce qui nous mène à ce rapprochement entre personnages et spectateurs : les premiers tentent de vivre pour échapper à leur propre réalité, tout comme les seconds au final. Mais ceux-là ont sous les yeux leur propre présent et leur propre quotidien. Irons-nous jusqu’à dire, leur propre médiocrité ? Devrait-on se sentir comme le chantent les acteurs « heroes just for one day » ? Comme le dit Pascal : « nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt. (…) C’est le présent d’ordinaire qui nous blesse. »

Les Trois Soeurs, d'après Tchekhov, mise en scène Simon Stone à l'Odéon Théâtre de l'Europe

« Que craindre au monde sinon la solitude et l’ennui ? ». Ce n’est pas Tchekhov mais Bernanos dans « Sous le soleil de Satan ». Vivre, s’occuper le coeur et l’esprit pour quasiment oublier le temps présent. Ce que nous faisons donc. Pour éviter de tomber dans la nostalgie. Finalement, nous ne savons pas vivre. « Les gens qui éprouvent une insatisfaction permanente se sentent comprimés  entre un passé qui leur pèse et un avenir qui les inquiète. Au contraire, vivre l’instant présent dilate le coeur. » Thérèse de Lisieux. Qu’est-ce qui nous rend véritablement heureux ? Si vous voulez vous interroger sur l’art, le sens du présent et du quotidien avec en prime un excellent jeu d’acteur, il reste encore des dates pour aller voir ce surprenant « trois soeurs » d’après Tchekhov. Un spectacle que le génial Simon Stone aurait pu appeler “Mes trois soeurs”.

LES TROIS SOEURS  – d’après Anton Tchekhov
Du 10 novembre au 22 décembre 2017 à l’Odéon Théâtre de l’Europe
Mise en scène : Simon Stone
Avec : Jean-Baptise Anoumon, Assaad Bouab, Eric Caravaca, Amira Casar, Servane Ducorps, Eloïse Mignon, Laurent Papot, Frédéric Pierrot, Céline Sallette, Assane Timbo, Thibault Vinçon

Le Cerf et le Chien : Liberté je brame ton nom…

« Y-a-t-il dans la vie quelque chose qui soit plus utile que de bien courir ? » (Le Cerf)

C’est devenu une tradition salutaire que petits (et grands !) attendent avec impatience : chaque fin d’année, la Comédie-Française propose un spectacle «pour enfants » à l’approche des fêtes et de l’arrivée du multi-centenaire barbu au manteau rouge.
Cette année, c’est une nouvelle fois Véronique Vella qui s’y colle. La sociétaire avait déjà monté « Le Loup » de Marcel Aymé, repris l’an dernier. Et c’est un nouveau conte du Chat Perché, le Cerf et le Chien, qu’elle nous propose aujourd’hui.
Ce Cerf-là est en fuite : une meute de chiens le poursuit. Il trouve refuge au sein de la ferme de Delphine et Marinette qui, très vite, arrivent à convaincre leurs rétifs parents d’accueillir ce curieux animal de compagnie au sein des leurs. Un bœuf se chargera de son intégration, sous le haut patronage du chat…et avant qu’un chien vienne aussi mêler sa truffe à ce joyeux attelage.
Marcel Aymé est un auteur bien trop subtil pour s’arrêter aux étiquettes : « contes pour enfants, spectacle jeune public, théâtre pour la jeunesse… ». LE CERF ET LE CHIEN est beaucoup plus que cela, et la mise en scène de Véronique Vella, virevoltante, joyeuse, généreuse, fait la part belle aux doubles lectures.

Le Cerf et le Chien, Marcel Aymé, Véronique Vella, Studio-Théâtre, Comédie-Française, critique Pianopanier© Simon Gosselin, coll. Comédie-Française

Car il s’agit bien ici d’une ode universelle à la liberté et à la tolérance… Le Cerf ne saura résister à l’appel de la forêt, non sans avoir traversé les contrées de la tolérance et du vivre ensemble, en compagnie de son compère le bœuf, et au contact de la petite troupe de Delphine et Marinette.
Véronique Vella a vraisemblablement pris énormément de plaisir à rassembler autour de son projet des comédiens à propos desquels on commence à manquer de qualificatifs pour décrire leurs prestations régulières. Cela en est usant.
Michel Favory prête son impériale placidité au Chat. Jérôme Pouly, trop rare, est un chien qui semble tout droit sorti des Damnés d’Ivo Van Hove lorsqu’il entre en scène…pour se laisser lentement séduire par la compagnie du Cerf et la vie paisible à la ferme. Cécile Brune et Alain Lenglet sont des parents parfaitement chafouins et besogneux, mais à la carapace vite attendrie.
Elsa Lepoivre et Véronique Vella sont des Delphine et Marinette absolument crédibles : elles ont 12 ans devant nous.
On sait déjà depuis longtemps que Stéphane Varupenne peut tout jouer : il passe d’un médecin tchekhovien à un bœuf guitariste avec une déconcertante facilité (et jouer de la guitare avec des gros sabots ne doit pas être facile…).
Elliot Jenicot, enfin, est un cerf majestueux et rock and roll. Son corps élastique est parfait pour camper ce seigneur des forêts, épris de liberté, et de Cat Stevens.

Le Cerf et le Chien, Marcel Aymé, Véronique Vella, Studio-Théâtre, Comédie-Française, critique Pianopanier, Ellsa Lepoivre, Véronique Vella, Elliot Jenicot

La trouvaille de cette adaptation, outre la fantaisie permanente et les moments chantés (formidable labour rock entre le bœuf et le cerf) est l’habile intégration de la narration d’Aymé au sein des dialogues de chaque comédien.
Tous ceux qui ont été sensibles un jour à l’appel des forêts, au spectacle merveilleux d’un ciel étincelant, à l’envie irrésistible de dormir à la belle étoile, trouveront un grand plaisir à voir ce spectacle qui est une merveille d’intelligence : nul ne doute que les travées du Studio-Théâtre seront vite prises d’assaut pour aller applaudir cette petite troupe.

Le Cerf et le Chien, au Studio-Théâtre de la Comédie-Française, mise en scène Véronique Vella

LE CERF ET LE CHIEN – d’après les contes du Chat Perché de Marcel Aymé
Du 16 Novembre 2017 au 7 janvier 2018 au Studio-Théâtre de la Comédie-Française
Mise en scène : Véronique Vella
Avec : Véronique Vella, Michel Favori, Cécile Brune, Alain Lenglet, Jérôme Pouly (en alternance avec Julien Frison), Elsa Lepoivre, Stéphane Varupenne, Elliot Jenicot

Une corde qui grince et la mort passe

Au terme d’un concert classique, un fan un peu envahissant (Christophe Malavoy) rend visite dans sa loge à un chef d’orchestre de renom (Tom Novembre).

Au fil de ses irruptions dans l’intimité physique et mentale du chef d’orchestre, une sensation de malaise et d’absurde s’installe. Irruptions et promiscuité qui pourraient être la métaphore d’autres irruptions et promiscuité en des temps plus graves, que la mémoire et le discours de l’admirateur révèlera pour notre plus grand effroi.

Fausse Note au Théâtre Michel, avec Christophe Malavoy et Tom Novembre

L’admirateur a des exigences hors normes auxquelles le chef d’orchestre cède d’abord conciliant, ensuite contraint.

On a, dans un premier temps, une impression d’absurde et de bouffonnerie énervante jusqu’à ce que l’admirateur accule le chef d’orchestre et l’oblige à un terrible aveu. On se demande quand même pourquoi il avoue à ce moment-là, alors qu’il a su taire cette partie de sa vie pendant la majorité de son existence.

S’ensuivra alors un jeu de marionnettiste : l’admirateur, un pervers narcissique, résoudra le chef d’orchestre à la pantomime.

On assiste à l’effondrement psychologique d’un homme qui doit, d’abord, pour sauver sa réputation, ensuite pour sauver sa peau, jouer le jeu que son agresseur l’oblige à jouer. Mais qui est véritablement l’agresseur ? C’est ce que la pièce nous dévoile peu à peu, abordant des thèmes aussi importants et implacables que la responsabilité, le libre-arbitre et la fatalité. « J’obéissais aux ordres » la trop célèbre réplique d’Eichmann sur laquelle le chef d’orchestre tentera de justifier son acte.

Fausse Note au Théâtre Michel, avec Christophe Malavoy et Tom Novembre

Didier Caron, qui nous emmène habituellement sur le terrain de la comédie, a creusé ici une écriture dramatique qui nous convainc.

Les acteurs nous emportent  avec maîtrise dans ce duel cruel, même si l’on pourrait reprocher à Tom Novembre une première partie de jeu un peu trop sur le même registre, l’énervement. Quoi qu’il en soit, l’ensemble nous a semblé assez magistral, fin, juste, plein de répliques claquantes, de plaisanteries aigres-douces et de références à l’histoire. D’ailleurs, ce fameux chef d’orchestre fait suite au célèbre Karajan…

La mise en scène, très épurée, se fond sur de subtiles variations lumineuses et de déplacements à roulettes dans une lenteur inquiétante qui appuie l’effroi que porte le texte.

La salle, pleine et recueillie tout le long de la pièce, applaudit à tout rompre, manifestement satisfaite de sa soirée au théâtre Michel.

Une bonne pièce, un bon texte, de bons comédiens, sans fausse note.

 FAUSSE NOTE
À l’affiche du Théâtre Michel du 21 septembre 2017 au 14 janvier 2018 (jeudi au samedi 21h, samedi 16h30 et dimanche 16h)
Une pièce de Didier Caron
Mise en scène : Didier Caron et Christophe Luthringer
Avec : Christophe Malavoy et Tom Novembre

Alice psychédélique

Alice (Corinne Fischer) se tient au milieu du petit plateau du théâtre de la Girandole, sur un drap blanc étalé au sol. Elle est soit assise sur une chaise d’écolier soit debout, plutôt statique, avec quelques mouvements de mains, de pieds et beaucoup d’expressivité du visage.

Derrière elle sont tendues trois voiles d’hivernage, comme le rideau des rêves, sur lesquelles sont projetées des images. Images fixes, floues et tremblantes, images cinématographiques. Images tantôt psychédéliques, hypnotiques, d’encre de chine, dessins, en expansion. Des damiers, une forêt qui n’en finit pas, des ombres, du récit médiéval, des formes.

Une musique, tout aussi hypnotique, d’un genre techno planant, se marie parfaitement avec les obscures et floues images qui parcourent les voiles d’hivernage.

Ce sont ces projections qui illuminent la scène et aucune gélatine n’est là pour éclairer Alice qui restera toujours dans l’ombre avec cet arrière volcanique à la frontière du rêve.

Alice de l'autre côté du miroir, théâtre Girandole Montreuil

On a un sentiment d’oppression dès le début, mais une oppression comme dans les rêves d’Alice, absurdes, de laquelle on voudrait à la fois se défaire mais dans laquelle il nous plait de rester comme échoués dans un monde imaginaire et fou.

Le texte, dit avec un peu trop de vitesse pour complètement nous parvenir, parce qu’il s’agit tout de même d’un texte difficile à appréhender au théâtre, est fait d’extraits du texte original de Lewis Carroll. Corinne Fischer, dans son incarnation, nous communique avec justesse les états d’âme d’Alice et dit le texte avec tout ce qu’elle porte d’enfance en elle.

Alice de l'autre côté du miroir, théâtre Girandole Montreuil

Il ne s’agit pas précisément d’un spectacle pour enfants. Les choix de mise en scène semblent un peu trop anxiogènes pour capter et emporter des enfants dans l’univers merveilleux d’Alice. Ou alors des enfants déjà grands. En tant qu’adulte, on passe un bon moment, plein d’étrangetés hallucinatoires et l’on repart en se disant qu’on a envie de relire Lewis Carroll.

La petite salle était pleine à craquer pendant ce festival Marmoe, made in Montreuil, qui dure jusqu’au 26 novembre, comme la programmation de la pièce, où vous pourrez découvrir beaucoup d’autres spectacles jeunesse.

Au théâtre de la Girandole, à quelques pas du métro, on vous propose d’offrir des billets suspendus, comme les fameux cafés suspendus d’une Italie mythique, tradition de solidarité envers les plus pauvres.

Alice de l'autre côté du miroir, théâtre Girandole Montreuil

ALICE, DE L’AUTRE COTE DU MIROIR
À l’affiche du Théâtre de la Girandole du 10 au 26 novembre 2017 (mardi au samedi 19h)
Mise en scène : Agnès Bourgeois
Avec : Corinne Fischer

Ceux qui res(is)tent…

Sur le plateau nu du Théâtre Déjazet (dernier théâtre du boulevard du crime, resté “dans son jus” depuis 40 ans et dirigé par l’inénarrable Jean Bouquin), deux chaises font face au public. Légèrement décalées l’une de l’autre. Tout à coup, sans même qu’on les ait vu s’approcher, ils sont là. Ils sont arrivés sur la pointe des pieds, discrètement, l’air de rien. Ils se sont assis. Lui devant, elle un peu en retrait. Elle est l’interviewer, celle qui fait accoucher la parole de Pavel. Pavel, c’est Paul Felenbok, qui avait sept ans lorsqu’il s’est évadé du ghetto de Varsovie. Aujourd’hui, Paul Felenbok a 81 ans, et c’est sa parole à lui qui se libère par la voix de cet admirable comédien qu’est Antoine Mathieu. Sur la scène du Déjazet, il n’a plus d’âge. Il est d’abord ce tout petit garçon échappé par les égouts de Varsovie. Puis l’homme mûr qui retourne sur les traces de son passé, avec son frère, pour le 70ème anniversaire du soulèvement du ghetto.

Modification scénique. Autre voix, autre parole, autre témoin entre deux âges : Marie Desgranges troque son rôle d’interviewer contre celui de son partenaire. Doucement, simplement, naturellement ils échangent leurs chaises, lui devenant le garant de sa parole à elle : Wlodka Blit-Robertson, cousine de Paul, guère plus âgée que lui à l’époque où elle s’évada en escaladant le mur du quartier juif.

Ceux qui restent, David Lescot Paul Felenbock, Wlodka Blit-Robertson, théâtre Déjazet, Pianopanier@Christophe Raynaud de Lage 

“Dans le ghetto, il y avait une vie sociale, culturelle, des riches, des pauvres c’était une société au départ, avant même que la mort soit présente à chaque coin de rue.“

Les paroles de ces deux-là s’enchevêtrent, se répondent, se font écho une heure trente durant. Une heure trente qui nous fait voyager de la Pologne à la Russie, de la France aux Etats-Unis en passant par l’Angleterre. Ces deux-là ont eu une existence réellement exceptionnelle. Quelle chance qu’ils nous la fassent partager ! Leurs mots sont aussi précieux que cette vie qu’ils racontent. Ce sont ces mots-là, leurs mots qui construisent le spectacle, car la mise en scène tout en sobriété et délicatesse de David Lescot les met parfaitement à l’honneur.

Ceux qui restent, David Lescot Paul Felenbock, Wlodka Blit-Robertson, théâtre Déjazet, Pianopanier

“Un jour, je suis allé voir un psy… Il a inventé que je m’étais orienté vers l’astronomie parce que j’avais manqué de la vision du ciel dans mes caves…”

Grâce à son talent et à celui des deux formidables comédiens, des paroles d’enfants juifs rescapés se trouvent non seulement libérées mais encore sublimées sur un plateau de théâtre – quel plus bel endroit, quelle place aussi juste ces paroles auraient-elles pu trouver ? Merci à David Lescot, Marie Desgranges et Paul Mathieu de donner à entendre cette vérité. Merci à eux de nous inclure comme de nouveaux témoins, interviewers, passeurs… De nous confier, à nous aussi, un rôle dans cette histoire de ceux qui restent. De ceux qui résistent…

CEUX QUI RESTENT
À l’affiche du Théâtre Déjazet du 18 au 28 octobre et du 7 novembre au 9 décembre 2017 (mardi au samedi 19h)
Paroles de : Paul Felenbok et Wlodka Blit-Robertson
Mise en scène : David Lescot
Avec : Marie Desgranges et Antoine Mathieu

Intra Muros : trois murs et la liberté

Pour étrenner les planches de la salle flambant neuve du Théâtre 13 / Jardin, Colette Nucci, directrice du lieu, attachée à promouvoir la création actuelle et le travail des compagnies indépendantes, avait choisi de confier le spectacle d’ouverture à Alexis Michalik, familier de cette salle qui l’a accueilli avec plusieurs de ses créations au fil des années. Le théâtre a enfin (belle) façade et (spacieux) hall d’entrée, salle et scène ont été rénovées avec soin, gardant l’agréable et peu commune disposition en amphithéâtre qui le caractérisait, perdant en pittoresque se plaint un mauvais coucheur nostalgique, mais surtout gagnant en qualité d’accueil, en performance phonique, en confort côté spectateur mais aussi côté artistes et techniciens… deux ans de travaux, le plancher de la scène devait frémir d’impatience de retrouver la pulsation des pas des artistes ! On retrouve cet automne Intra Muros à La Pépinière Théâtre, après le festival d’Avignon.

« Le théâtre,
c’est un endroit où il se passe tout le temps des choses »

Michalik aime le théâtre et son écriture, il le démontrait avec malice et d’inventivité dès ses premières mises en scène R&J et La Mégère à peu près apprivoisée, adaptations pleines de fantaisie(s). Depuis, il s’est emparé de la scène dans tout son relief, passant à l’écriture avec un brio salué par la presse et le public : Le Porteur d’histoire et Le Cercle des illusionnistes ont soufflé un vent de fraîcheur et de créativité, et furent salués de nombreux Molières. Quelques perruques, des costumes, parfois de bric et de broc, là un astucieux pan de mur sur roulettes, ici des accessoires judicieux : une économie légère mais qui a toujours su ne pas faire « maigre ». On appréciera peut-être que ce n’est pas avec le plus de moyens qu’on fait le plus de théâtre. Après la machine à spectacle tapageuse d’Edmond, succès populaire autant que critique, gratifiée d’ailleurs de nombreuses nominations aux Molières cette année, on retrouve ici Alexis Michalik avec une équipe resserrée, et son talent condensé.

« C’est ça la vie,
être traversé par des émotions »

Alexis Michalik s’est nourri de sa propre expérience d’un échange avec des détenus, en Centrale (une “maison centrale” est un type de prison qui prend en charge les détenus condamnés à de longues peines. Elle accueille également les détenus les plus difficiles, ou ceux dont on estime qu’ils ont peu de chances de réinsertion sociale) pour poser les bases de cet Intra Muros, où, à sa manière, il poursuit le dialogue entamé alors.

Nous allons donc passer 1h30 entre les murs d’une prison, réunis par la volonté de Richard, le metteur en scène, et d’Alice, assistante sociale, les instigateurs de cet « atelier-théâtre » en compagnie de Jeanne, aux multiples rôles, et de deux détenus, Ange et Kevin, les deux seuls volontaires – et de bien mauvaise volonté ! Entre les murs d’une prison, mais, puisque la parole crée – et cette belle fonction performative de la parole est particulièrement sollicitée dans le travail de Michalik, nous serons bien sûr aussi dans d’autres temps et d’autres lieux, les temps et les lieux des récits emboîtés des protagonistes. On glisse sans à-coups de la situation à la narration, des souvenirs racontés à leur restitution ; la mise en scène fluide, mouvante, nous embarque de l’espace de l’atelier à toutes les vies. Les acteurs se changent à vue, utilisant des portants à la frontière des coulisses. Hors jeu, ils restent la plupart du temps sur le plateau, simplement assis en fond de scène, spectateurs en miroir des spectateurs. Ils naviguent de leur présent à leurs passés, et même à leurs futurs. Peut-être l’intrigue s’entortille-t-elle en circonvolutions qui peuvent sembler artificielles. Mais par le talent de l’auteur-metteur en scène et la grâce de ses interprètes, tous ces ressorts s’allègent.

Dans un angle du plateau, au ras des spectateurs, Raphaël Charpentier, musicien poly-instrumentiste, manie thérémine, percu, clavier, samples… Le simple bruitage des ouvertures de portes scandant les déplacements suffira à inventer les murs de la prison, quelques notes de piano adouciront le dur récit de l’enfance de Kevin, le jeune détenu, des sons urbains, bips de caisses enregistreuses, brouhahas de bavardages, sonneries de téléphone tisseront la trame d’une vie laborieuse… : une matière sonore ainsi créée qui sait trouver la bonne proportion, amenant nuances et reliefs sans envahir l’espace.

« L’acteur ne fait pas qu’endosser une autre vie,
il en endosse deux, la sienne et celle du personnage »

Des cinq comédiens, certains sont de ses fidèles : Jeanne Arenes, à la présence vive et sincère, a été saluée du Molière de la révélation féminine en 2014 pour son rôle dans Le Cercle des illusionnistes; d’autres, des nouveaux venus dans sa tribu, plus familiers des cinéphiles : Bernard Blancan, visage à la serpe, regard aigu, campe un Ange, taiseux et blessé, à la tendresse touchante ; Fayçal Safi donne le ton juste, fait de fougue, de jeunesse, de rage, à son voyou, Kevin, gamin poussé tant bien que mal dans de la mauvaise terre (« c’est qui la société, moi je la connais pas mais si un jour je la croise je lui mets mon poing dans la gueule ») ; Alice de Lencquesaing, belle voix feutrée, fait ses premiers pas au théâtre avec la sensibilité et la justesse qu’on lui connait au cinéma…. On a aimé dernièrement Paul Jeanson dans J’ai couru comme dans un rêve, il est ici parfait dans le rôle du metteur en scène-accoucheur.

« Dans cette page blanche, il voit un espace infini,
il y voit tout le temps qui lui reste »

Michalik croit dans la vertu créatrice de la parole, et dans le pouvoir libérateur du théâtre. Avec un plateau sans esbroufe mais plein d’intelligence, des acteurs vifs et talentueux, beaucoup d’idées, un sens du ludique, le goût des histoires, beaucoup d’humanité… et par dessus tout, un grand amour de l’art dramatique, il fait s’effacer les murs, personnages et spectateurs d’un même élan s’évadent, et tous auront au cœur une lumière plus chaude, qu’elle soit d’un rayon de soleil, ou d’un projecteur de théâtre…

INTRA MUROS
À La Pépinière Théâtre, octobre 2017
Texte et mise en scène Alexis Michalik
Avec Jeanne Arenes, Bernard Blancan, Alice de Lencquesaing, Paul Jeanson, Faycal Safi
et le musicien Raphaël Charpentier

photos : © Alejandro Guerrero


Réalisation Quentin Defalt

Swann s’inclina poliment : vie et mort d’un amour

La soirée de Madame Verdurin n’attendait que nous pour battre son plein. Les convives habituels sont déjà là, le peintre Elstir, artiste et drôle, si drôle ! à qui Madame Verdurin requiert à intervalles réguliers une des ses plaisanteries si amusantes ! ; Odette de Crécy, pas tout à fait une cocotte, celle à qui Madame Vedurin rappellera plus tard qu’elle vient d’un bordel de Nice, mais pas non plus une femme du monde, et pourtant une beauté qu’on a plaisir à montrer à sa table ; les deux musiciens aussi sont là, un piano, un thérémine, des guitares attendent leur tour. Des chants d’oiseaux guillerets s’entrelacent à des notes électroniques sourdes, déjà inquiétantes. Des orchidées et les oiseaux empaillés mêlent à cet univers sonore leur joliesse et leur étrangeté pour renforcer le trouble naissant.
Et nous, le public en bloc, nous sommes Charles Swann, richissime fils d’industriel, CSP ++++++, chasseur de plaisir, beau parleur, dont on recherche la présence dans les salons en vue.
 

Swann s'inclina poliment © Alex Nollet @ Alex Nollet

Nicolas Kerszenbaum, adaptateur et metteur en scène, auteur qui aime se coltiner au réel, propose ici une variation pour notre temps autour d’Un amour de Swann de Marcel Proust, autant merveilleuse peinture de la jalousie et du sentiment amoureux que description précise d’ascensions sociales, qui ne sont le fruit que de volontés et d’instincts individuels.
Dans un langage dramaturgique bien d’aujourd’hui, alternent scènes jouées, chansons, voix off, narration au micro. Le récit et le jeu s’entrelacent ; de même les temps se tressent subtilement, du temps du texte au temps du spectacle, intimement mêlés pour inventer un espace qui contient aussi bien le siècle (et les mots) de Proust que le nôtre (et les nôtres). Le décor est chic, moderne : une stylisation tout autant d’une manière de penser la représentation théâtrale que d’une certaine esthétique des élites. Des fourrures, des cols emplumés, apporteront avec eux une ombre d’animalité dans cet univers quasi technologique. Les conversations futiles crépiteront au son des notes de Satie, des moments gracieux naîtront du silence quand les bavardages s’éteindront et les visages se refermeront sur leurs vérités.

Tu entends cette musique, Swann, tu nous regardes et tu nous trouves un peu bêtes,
mais tu entends cette musique et tu renoues avec le désir.

Le portrait d’une société se dévoile, sur le mode de la farce cruelle. Des fioritures parfois parasitent la lecture d’une scène, un couplet de trop fait paraître une chanson moins percutante que les autres, menus écueils qui n’enlèvent rien à l’acuité du regard ! Pourtant, si les rapports de classe, les ambitions, les transfuges sont observés et dépeints avec une pertinente vivacité, c’est dans les affaires du cœur que Swann s’inclina poliment touche au plus juste. Le besoin d’amour taraude tous les protagonistes, vital comme la faim – avidité de se sentir exister aux yeux des autres, besoin de reconnaissance, d’admiration ou d’affection, besoin d’un amour à éprouver aussi, pour sentir la vibration, la pulsation de la vie battre plus fort. Et le revers de la médaille de ces désirs : les hypocrisies des charmeurs, la jalousie des possessifs, la dureté de qui est aimé sans être ému…
 
Swann s'inclina poliment © Alex Nollet @ Alex Nollet
 
Les trois acteurs jouent et chantent avec une belle énergie qui n’étouffe pas pour autant leur sensibilité ; avec générosité et justesse, ils s’amusent de leurs personnages mais savent s’abandonner, mettre à nu leurs failles. Sabrina Baldassarra, fantasque et vorace Madame Verdurin, visage mobile, présence lumineuse ; Thomas Laroppe (en alternance avec Gautier Boxebeld), volubile Elstir en guise d’ironique narrateur, puis Swann éperdu ; Marik Renner – étonnante Odette – en particulier laissera en souvenirs tenaces une scène où sa présence fragile et vénéneuse s’impose, masquée/dévoilée par sa silhouette dénudée perchée sur des escarpins, une autre scène, plus tard, où d’un éclat de rire sec elle brisera net un amour.
 
Ainsi va la vie, ainsi va le monde, à la Belle Epoque comme aujourd’hui, on rêve toujours d’autre chose, « c’est comme dans votre jeu : on cherche à survivre, alors on survit, alors on cherche à vivre, alors on vit, alors on cherche la richesse, on cherche la reconnaissance, alors on cherche une petite maison à Malbec ou sur l’île de Ré, pour posséder une simplicité qu’on peut enfin goûter. » ; ainsi va la vie, ainsi va le monde, à la Belle Epoque comme aujourd’hui, les cœurs se lient dans des soupirs émus et se déchirent dans d’âpres et mesquines jalousies… Swann s’inclina poliment, requiem en mode mineur pour des illusions perdues…
 

SWANN S’INCLINA POLIMENT
À l’affiche du Théâtre de Belleville jusqu’au 3 décembre 2017
D’après Marcel Proust
Adaptation et mise en scène Nicolas Kerszenbaum
Avec Sabrina Baldassarra, Marik Renner et (en alternance) Gautier Boxebeld ou Thomas Laroppe
Conception musicale Guillaume Léglise
Musiciens sur scène Guillaume Léglise et Jérôme Castel

 

Mon Ange : voyage en Enfer

Nous sommes en Syrie. Rehana, jeune kurde, vit avec sa famille dans la région de Kobané. Mais Daech. Il arrive. C’est l’inquiétude. C’est l’angoisse. C’est la panique. Il faut partir. Il faut fuir. En Europe. Le père de la jeune Syrienne décide pourtant de rester sur ses terres. Pas question de les perdre. Pas sans combattre. Alors, Rehana revient l’aider. Pas question de le perdre. Pas sans combattre. Elle mettra sa vie en jeu. Et pas question de la perdre. Pas sans combattre.

Une nuée de plumes noirâtres, une butte de terre, des lumières élégantes et tamisées contribuent à dresser un décor troublant et oppressant. Tout. Tout est sombre. Noir. Obscur. À l’image de ce témoignage tragique et palpitant. Cette mise en scène sobre et épurée, pourtant si juste et subtile, sert avec légèreté et force ce texte puissant et poignant. Car il s’adresse à nous. À vous. À tous. Il nous interpelle. Nous accule. Nous frappe. Nous prend au ventre. À la gorge. Et nous emporte. En Syrie. Au cœur du combat. Au cœur de l’enfer.

Et puis il y a Lina El Arabi. Cette ombre. Cette présence. Ce fantôme. Qui nous hèle. Et nous livre son histoire. Celle de cette jeune fille qui, pour l’amour de son père, va devenir le symbole de toute une résistance. Y tuer. S’y tuer. Y mourir. L’angélique comédienne prête sa voix, son aisance, sa prestance, à ce personnage touchant et attachant. Elle lui prête son corps. C’est un bloc. De marbre. De granit. Immobile. Mais gorgé de vie. Qui nous la transmet. Cette force vive. Unique. Et indispensable.
Il faut nous abandonner. Laisser cours à ce récit chargé d’émotions. Pour qu’il nous frappe. En pleine face. Nous emmène loin. En Syrie. En enfer…

Nathan Aznar

 MON ANGE
À l’affiche de Théâtre Tristan Bernard du 17 octobre au 30 décembre 2017 (mardi au samedi 21h)
Texte : Angel, d’Henry Naylor – traduction Adélaïde Pralon
Mise en scène : Jérémie Lippmann
Avec :  Lina El Arabi